Les chocs
Publié le 24 Avr 2025

4 Chocs d’avril 2025

Yaron Herman
Radio Paradise
1 CD Naïve / Believe

NOUVEAUTÉ. Yaron Herman a le génie des premières notes : pas encore un thème, plus qu’une phrase, déjà une mélodie pour nous hanter… Elle se fixe dans notre mémoire-tampon et nous voilà emportés par cette vague légère comme sur un tapis volant. Comme un rayon de paradis !

Jamais Yaron Herman n’élève la voix. Ce n’est pas un murmure non plus, mais un discours d’une infinie douceur, persuasif sans éclat, qui s’étire, homogène et sans grumeaux. La chanson est chaque fois différente pour les neuf compositions et chaque fois on en reconnaît le philtre et le poison délicieux. Une rythmique sûre, deux vieux compagnons qui connaissent l’air de la chanson. Le bassiste fredonne, parfois secondé par la main gauche du pianiste. Le batteur court légèrement au-dessus de la ligne de flottaison, et parfois prend des solos surprenants sur les toms, aux combinaisons multiples et sans écho. Tout un paysage est dessiné dans In This World, arrière-plan qui devient figure principale, alors que les autres répètent une récitation hypnotique. Le piano de Yaron Herman reste tapi au fond de la rythmique puis s’élève comme une aube tranquille. Jamais on ne sent la technique et le phrasé court sans essoufflement dans des directions imprévues qui réveillent l’auditeur, piquent l’attention, font sourire d’admiration. Le swing est élastique comme un lasso qu’on fait tourner en spirales aériennes. L’interplay sans cesse aux aguets avive la poésie des deux saxophonistes : magnifique María Grand, énigmatique Alexandra Grimal, deux ténors qui alternent ou se répondent. Les compositions sont à l’image de cette facilité dont les coudes, les détours, les cache-cache surprennent : très tonales, mais avec des entrechats, des enchaînements harmoniques en pirouettes et en volte-faces. Yvan Amar

Yaron Herman (p), María Grand, Alexandra Grimal (ts), Haggai Cohen Milo (b), Ziv Ravitz (dm). Tilly, Studio Besco, 4-7 juillet 2024.

Fabrice Moreau
Ignorant As The dawn
1 CD Bram / L’Autre Distribution

NOUVEAUTÉ. Ignorant as the dawn… Ignorant comme l’aube. Étonnants climats d’un lyrisme elliptique, blanc comme cette aube pure suspendue entre deux temps. Émotion sans affect, volume sans poids, précision sans règle… la beauté de cette musique vous poursuit comme un rêve oublié dont la vibration accompagne une journée. La citation de Yeats qui donne son titre à l’album fait écho à la poésie de René Daumal : Chaque fois que l’aube paraît, le mystère est là tout entier.

L’autre ou l’un, Down And Up, Neige comme blanc… Beaucoup de titres de cet album marchent sur la tête, non pas pour le plaisir de provoquer mais comme pour mettre à distance l’évidence des clichés et les fonctions ordinaires de chacun. Ainsi, Fabrice Moreau, compositeur de tous les morceaux, et batteur de son état, se donne rarement le rôle de gardien de la pulsation même si cela peut arriver. Musicien frémissant, mélodiste à l’occasion (sa batterie accordée participe aux accords de Disparition), il dialogue avec ses camarades et danse avec eux. Le quartette s’arc-boute précisément autour d’une disparition, celle de feu leur bassiste Mátyás Szandai, décédé en 2023 qui n’a pas été remplacé et à qui cette musique est dédiée. Quatre musiciens remarquables, unis par une fraternité qui les fait se ressembler un peu… Jozef Dumoulin qu’on a la joie d’entendre essentiellement au piano (il est si souvent caché derrière les mille boutons de son électronique !), simple, délié, délicieusement imaginatif ; Nelson Veras, son double à la guitare ; Ricardo Izquierdo avec son saxophone flottant, lunaire, sans attaque ; et Fabrice Moreau dont les frappes sont d’une justesse parfaite. Les chorus sont extrêmement libres et légers au sein d’une musique très écrite, dans une grâce étrange. Yvan Amar

Fabrice Moreau (dm, comp), Ricardo Izquierdo (ts), Nelson Veras (g), Jozef Dumoulin (p, cla). Pernes-les-Fontaines, Studio La Buissonne, 10, 11, 12 juillet 2024.

Branford Marsalis Quartet
Belonging
1 CD Blue Note / Universal

NOUVEAUTÉ. Le risque en reprenant un inoubliable disque du Quartet européen de Keith Jarrett est bien sûr celui de souffrir de la comparaison. Mais Branford Marsalis et ses partenaires réalisent le tour de force de rester fidèle au modèle qu’ils se sont choisis tout en lui imprimant leur identité.

On avait beaucoup glosé sur “Footsteps Of Our Fathers”, paru en 2002, sur lequel Branford Marsalis reprenait la Freedom Suite de Sonny Rollins et A Love Supreme de John Coltrane. Beaucoup considéraient qu’il y avait quelque chose de blasphématoire à toucher à ces œuvres sacralisées. Le saxophoniste n’en avait pas moins continué à creuser son sillon, marquant les esprits à chacune des parutions de son quartette de feu. Plus de vingt ans après, le voici donc qui réitère l’expérience en reprenant cette fois intégralement “Belonging” enregistré par le groupe de Keith Jarrett en 1974. Pourquoi celui-ci ? Sans doute est-ce lié au cinquantenaire de la parution du “Köln Concert” fêté cette année, mais plus sûrement parce que le Jarrett-compositeur s’y exprime pleinement, en plus de quelques challenges musicaux intéressants à relever (le groove de The Windup, par exemple). Réussite totale, quoi qu’il en soit, parce que le groupe de Marsalis propose des relectures qui outrepassent les originaux. Respect n’est pas synonyme ici de révérence. Solstice donne ainsi lieu à une improvisation libre très éloignée de la version d’origine ; Belonging possède deux – admirables – improvisations, l’édition princeps n’en présentant aucune ; quant à The Windup (déjà gravé par le groupe du saxophoniste sur “The Secret Between The Shadow And The Soul” en 2018), il dégage une énergie extrêmement puissante, Marsalis et Calderazzo réalisant des performances étourdissantes. Un “derechef-d’œuvre” ! Ludovic Florin

Branford Marsalis (ss, ts), Joey Calderazzo (p), Eric Revis (b), Justin Faulkner (dm). New Orleans, Ellis Marsalis Center for Music, 25-29 mars 2024.

Emma Rawicz
Gwilym Simcock
Big Visit
1 CD Act / Pias

NOUVEAUTÉ. Vingt et un ans séparent la saxophoniste et le pianiste. A l’écoute de ce premier album en duo qui met en valeur leurs époustouflantes qualités instrumentales, une évidence s’impose : ensemble, ils sont capables de toucher les étoiles.

Avec une telle configuration, on aurait pu s’attendre, entre l’Anglaise née en 2002 et le Gallois de 1981, à une conversation chambriste et feutrée. Dès le titre d’ouverture, tous deux mettent à profit leur connivence qu’on sent infaillible dans une conversation courtoise mais très intense, tant dans l’énergie que dans l’exploration de leurs vocabulaires jusqu’aux confis de leurs capacités, tout en se retrouvant au détour d’un accord ou d’un accent pour rappeler le caractère amical de cette spectaculaire joute introductive. Ces bases jetées, ils déploient tout au long du disque des nuances plus contemplatives, presque cinématiques, avec une attention constante à la mélodie, la maîtrise instrumentale de chacun donnant les plus vives couleurs à des thèmes chantants comme The Shape Of A New Sun, signé de la saxophoniste. Si Emma Rawicz et Gwilym Simcock ont déjà développé leurs univers personnels, on constate avec bonheur combien l’identité sonore de leur disque reste intacte tout du long alors même que le répertoire alterne les signatures. En complément à leurs quatre originaux où on soulignera notamment Optimum Friction du pianiste, d’une verve presque insoutenable, un numéro d’équilibriste sur le périlleux Visions de Stevie Wonder qu’ils s’approprient avec grâce et délicatesse, et le standard You’ve Changed de Carl Fischer. Ce superbe duo, qui confie dans ses notes de pochette avoir déjà d’autres enregistrements en réserve, confirme aussi une bonne fois pour toute l’importance d’une saxophoniste redoutable et incontournable. Yazid Kouloughli

Emma Rawicz (ts, ss, comp), Gwilym Simcock (p, comp). Royaume-Uni, Curtis Schwartz Studio, 29-30 juillet 2024.