Choc
Publié le 17 Jan 2024

Choc de décembre 2023

Jowee Omicil

« Spiritual Healing : Bwa Kayiman Suite »

1 CD BasH ! Village Records / Modulor

NOUVEAUTÉ. Après moult tentatives sans lendemains, le voilà ressuscité l’esprit des séances du légendaire double 33-tours de Miles “Runs The Voodoo Down” Davis, “Bitches Brew”. Avec cet album
vraiment spirituel, le poly- instrumentiste, fils de pasteur haïtien, élit domicile dans le monde libre du futur. Free at last ? Oh oui…

« Bwa Kayiman est une cérémonie d’une heure enregistrée en une prise, longue improvisation découpée en vingt-et-une stations qui sont autant de rites. Musique prière, musique guérison, musique libératrice » : pour une fois le dossier de presse dit vrai. Ce disque est une manière d’ordonnance destinée à apaiser les âmes. Jowee Omicil, Randy Kerber, Jonathan Jurion, Jendah Manga, Arnaud Dolmen et Yoann Danier redonnent au free jazz, ce mode de vie qui n’aurait peut-être jamais dû être un genre à part («Si le jazz n’est pas free, alors ce n’est pas du jazz » aimait à rappeler Philippe Carles) ses lettres de… noblesse ? Non, de feu, réactivant sans colère surjouée mais avec une brûlante sérénité les somptueux brasiers jadis entretenus par Ornette Coleman, Don Cherry ou Eric Dolphy. En jonglant avec naturel avec son saxophone alto, son cornet, sa flûte et sa clarinette basse, Rahsaan Roland Kirk, sort de ce corps ! , le preacher-leader danse avec leurs fantômes, sans oublier celui, donc, de Miles Davis, celui des brèches électriques ouvertes entre la fin des années 1960 et la première moitié de la décennie suivante.  Un autre enfant d’Haïti est dans les parages, le peintre-musicien Jean Michel Basquiat, dont on devinerait presque les couleurs entre les notes (le premier rite s’intitule Bashquiat : c’est le grand truc d’Omicil, ça, nle bash). « La cérémonie du Bois- Caïman est une réunion d’esclaves marrons de la nuit du 14 août 1791, considérée en Haïti comme l’acte fondateur de la révolution et de la guerre d’indépendance. C’est le premier grand soulèvement collectif de Haïti contre l’esclavage », nous rappelle aussi le dossier de presse. Avec “Spiritual Healing : Bwa Kayiman Suite”, Jowee Omicil, inventif et habité comme jamais, en osmose avec ses musiciens, se soulève collectivement contre la dictature du revival et des rétro- futurismes chics et mondains. « Sans arme, ni haine, ni violence » comme disait le cambrioleur. Avec beaucoup d’amour et de générosité semble ajouter notre homme du jour. Grand disque, qui se termine, cela va de soi, par une brève citation de A Love Supreme de John Coltrane.

Fred Goaty.

Jowee Omicil (as, bcl, cnt, voc), Randy Kerber, Jonathan Jurion (p, cla), Jendah Manga (elb), Arnaud Dolmen, Yoann Danier (dm). Villetaneuse, Midilive Studios, 6 juillet 2020.   

Art Blakey & The Jazz Messengers

Live In Paris  13 mai 1961

3 CD Frémeaux et Associés / Socadisc  

RÉÉDITION. 1961 : les Messengers ont huit ans et malgré les changements restent fidèles à eux-mêmes. L’équipe est à son sommet, un équilibre parfait et sans sagesse : audace, intuition, découverte, joie !  

Jimmy Merytt tient la maison, Bobby Timmons incarne le grommellement jubilatoire du blues, débordant, approximatif parfois et totalement dans le coup. Wayne Shorter affiche paradoxalement un son de jeune homme lié à une très ancienne histoire du jazz, fluide et un peu nasillard. La mélodie n’est pas toujours nécessaire : on explore le halo des notes, on joue au yoyo avec les intervalles – Shorter balance entre une maîtrise parfaite de l’instrument et une découverte enfantine de ses improvisations. Lee Morgan, 23 ans, est au pic de sa jeunesse. Clarté incandescente du phrasé, ornementation tournoyante, audace de l’aigu… Au centre Art Blakey déverse son fameux “sac à charbon”, roulement caractéristique qui précède chaque changement de chorus. Mais dans ses solos, il alimente le brasier en maintenant son after beat ! On ne peut même pas dire que cette équipe soit soudée, mais dans ce rugby du diable, chaque soliste sait laisser sa place à l’autre. L’enregistrement est un bazar terrible : rançon du live qui fait apparaître l’enthousiasme de la salle sans embrumer les thèmes, certains symboliques des Messengers (Blues March), d’autres, encore neufs, sans la notoriété qui les consacrera plus tard. Round Midnight s’élève comme une mélodie fantomatique. Tout cela ponctué par un texte de Michel Brillé précis et enthousiaste qui resitue cet Olympia dans l’histoire du jazz en France, cinq jeunes gens qui font de Paris la capitale du jazz.

Yvan Amar  

Art Blakey (dm), Bobby Timmons (p), Lee Morgan (tp), Wayne Shorter (ts), Jimmy Merrit (b). Paris, Olympia, 13 mai 1961.  

Coccolite

Extrasystole  

1 CD La Pluie Chante / Inouïe Distribution  

NOUVEAUTÉ. Avec ce troisième disque qui est celui de la maturité, le trio s’impose pour de bon parmi les formations essentielles du jazz de demain.  

Vu de loin, l’ascension de Coccolite jusqu’à ce disque aux allures de magnum opus pourrait donner l’impression trompeuse d’avoir  été rapide : il n’y a encore pas si longtemps, en 2020, on découvrait un premier disque qui nous avait tapé dans l’oreille tant Nicolas Derand (claviers), Timothé Robert (basse) et Julien Serié (batterie) avaient su synthétiser dans leur jazz futuriste, pyrotechnique mais toujours riche de significations, nombre des tendances de leur époque, tout en s’illustrant déjà avec une patte bien différente des nombreux groupes talentueux qui émergeaient alors. Deux ans plus tard, leur second disque les voyait monter d’un cran à tous les niveaux. Ce trio aux idées foisonnantes a beaucoup travaillé son univers sur scène, pour aboutir à cet album  qui, sans qu’on puisse le prendre en défaut sur ses performances instrumentales d’une extrême intensité, est paradoxalement leur plus scénarisé. Rarement virtuosité aura été aussi bien mise au service d’un récit. De la première à la dernière seconde, la cohérence d’“Extrasystole”, qu’il est recommandé d’écouter d’une traite, ne laisse pas d’abasourdir. Par de subtiles montages sonores (l’une de leurs marques de fabrique), Coccolite élève son art de metteurs en son jusqu’au point d’équilibre parfait où la technique, l’écriture et la production deviennent vecteurs de sens.

Yazid Kouloughli  

Nicolas Derand (p, cla, synth, prod), Timothé Robert (elb, synth) et Julien Serié (dm, elec) + Christophe Zoogones (fl). La Réunion, Cité des Arts.

Ambrose Akinmusire  

Owl Song  

1 CD Nonesuch / Warner Music  

NOUVEAUTÉ. Telle une créature tricéphale qui n’aurait rien de monstrueux, le nouveau trio assemblé par ce trompettiste qui n’en fait décidément qu’à ses têtes célèbre comme un seul homme les vertus de l’interplay.

Après avoir été révélé en 2008 sur le label défricheur Fresh Sound New Talent, puis signé un pentateuque
pour Blue Note où il aura incarné entre 2010 et 2020 une certaine idée de l’avant-garde, Ambrose Akinmusire livre avec “Owl Song” sonpremier album pour Nonesuch, épisode 1 d’une trilogie annoncée qui déploiera ses fastes en 2024. Bill Frisell, 72 ans, est à la guitare ; Herlin Riley, 66 ans, à la batterie. Soit un trio hors norme où l’absence de contrebasse rappellera sans doute à certains celui naguère emmené par le batteur Paul Motian avec, déjà, Frisell à la six- cordes et Joe Lovano au saxophone. Ici aussi, comme dans “Beauty Is Enough”, le tout récent opus solo du trompettiste enregistré à l’église Saint-Eustache à Paris et seulement disponible en digital, il y a beaucoup d’air(s), d’espace(s) et de silence(s) entre les notes. Guère étonnant quand on sait qu’“Owl Song” serait la réaction du natif d’Oakland à  « l’assaut d’informations ». Mais plus encore, c’est l’émotion qui circule, car entre ces trois qui ne font qu’un, beaucoup d’informations, paradoxalement, sont échangées, mais pas de celles qui tournent en boucle ou se propagent sur les réseaux dits sociaux pour mieux nous décérébrer : des informations vitales, qui nourrissent le discours de chacun, ajoutent un supplément d’âme à leurs quêtes méditatives. Rien de nostalgique ni de référentiel dans cette musique libre (tout juste pense-t-on à Fat Time de Miles Davis en écoutant Mr. Riley, propulsé par un beat second line, et qui en serait la réincarnation comme mise à nu), juste la pensée en action de trois musiciens en douce extase créative.

Noadya Arnoux  

Ambrose Akinmusire (tp), Bill Frisell (elg), Herlin Riley (dm). Oakland (Californie), 25th Street Recording Studio 7 et 8 mars 2022.