Dossiers

JONI MITCHELL, POUR L’AMOUR DU JAZZ

Publié le 28 Juil 2023

Charles Mingus, Jaco Pastorius, Wayne Shorter, Herbie Hancock, Pat Metheny, Michael Brecker, mais aussi Tom Scott, John Guerin, Peter Erskine, Don Alias ou encore Victor Feldman : cinquante ans, déjà, que Joni Mitchell croise la route des plus grands jazzmen pour donner à son folk un caractère unique. Retour sur les plus belles collaborations de la chanteuse, guitariste, pianiste, auteure et compositrice canadienne à travers tous ses amours jazz et sur la tournée américaine qu’elle effectua en 1979 avec un incroyable all stars.

JONI, JACO, CHARLES ET LES AUTRES
Par Fred Goaty

Un beau jour de 1972, le saxophoniste Tom Scott découvre, fasciné, la voix d’une chanteuse canadienne dont il ne sait pas grand chose, Joni Mitchell, et décide d’enregistrer l’une de ses plus belles chansons, Woodstock… à la flûte à bec ! « Pour essayer d’imiter sa voix ». Touchée à son tour par cette émouvante relecture qui figure en bonne place dans “Great Scott” (A&M Records), Joni Mitchell invite le saxophoniste aux séances d’enregistrement de son cinquième album, “For The Roses”. L’entente est immédiate. Tom Scott signe les arrangements, et l’on reconnaît sa patte dans Barangrill, tout en subtiles touches de clarinette et de flûtes. Il prend également un solo de saxo- phone soprano dans Cold Blue Steel And Sweet Fire.

C’est à travers cette brève collaboration que le jazz fait son entrée dans la musique de Joni Mitchell, qui a déjà gravé l’un des plus bouleversants chefs-d’œuvre du folk acoustique moderne, “Blue”, et écrit des chansons considérées à juste titre comme des classiques instantanés Chelsea Morning, Both Sides Now ou encore Big Yellow Taxi… Mais elle est plus que jamais déterminée à faire de chaque album une expérience nouvelle. Le jazz en sera le fil rouge.

LA GUITARE, COMME UN ORCHESTRE
Deux ans plus tard, Joni Mitchell enregistre “Court And Spark” entourée d’un grand nombre de jazzmen, principalement ceux du L.A. Express, le groupe de son nouveau compère Tom Scott, qu’elle avait pris soin d’aller écouter au Baked Potato, qui était à la fusion ce que le Minton’s fut au bebop. Séduite par les talents conjugués de messieurs Scott, toujours au saxo- phone, de Larry Carlton à la guitare, de Joe Sample au piano (vite remplacé par Larry Nash), de Max Bennett à la basse électrique et de John Guerin à la batterie, elle leur offre une place de choix. Dans “Court And Spark”, on re- trouve également d’autres “pointures”, le guitariste Dennis Budimir ou le bassiste des Crusaders, Wilton Felder ; sans compter quelques amis chers, David Crosby, Graham Nash et Robbie Robertson. Les fans de la première heure font la grimace en découvrant “Court And Spark”. Il en est toujours, hélas, pour qui le changement est synonyme de déclin, voire de trahison l’un des modèles de Joni Mitchell, Miles Davis, en sait quelque chose…

Pourtant, quarante ans après sa parution, “Court And Spark” s’impose comme l’un des disques pop les plus raffinés des années 1970. En témoigne Troubled Child, enchaîné via un bref solo de trompette en sourdine de Chuck Findley avec Twisted, la toute première reprise enregistrée par Joni Mitchell. À l’origine, Twisted est une composition du saxophoniste Wardell Gray. En 1959, la chanteuse anglaise Annie Ross avait ajouté des paroles sur le thème et le solo de ce grand saxophoniste bebop pour en faire l’une des meilleures chansons du quatrième album de Lambert, Hendrick & Ross, trio ès vocalese avec lequel elle connut la gloire. À l’orée des sixties, cette ode malicieuse au dédoublement de la personnalité (« I’ve got a thing that is unique and new / Instead of one head I got two / And you know two heads are better than one ») ravit une teenager nommée Joni, qui la découvrit… en dansant dessus lors d’une surprise-partie ! Elle se procura le 33-tours à prix d’or – au Canada, “Lambert, Hendrick & Ross !” était un 33-tours collector. Dans sa propre version de Twisted, Joni Mitchell chante pour la première fois sans s’accompagner à la guitare ou au piano. Ce qui pour elle, selon Tom Scott, « était révolutionnaire ». Car sa guitare, la chanteuse l’a toujours pensée comme un orchestre : « Les trois premières cordes sont des trompettes en sourdine ; les deux suivantes des cors ou des violons ; celle du haut servant à exécuter lignes de basses excentriques et clairsemées. »

Dans la foulée de “Court And Spark”, Joni Mitchell part en 1974 en tournée avec le L.A. Express. Robben Ford a remplacé Larry Carlton, parti rejoindre les Crusaders. Joni et ses jazzmen sillonnent l’Amérique du Nord, puis font un crochet par Londres. À Wembley, Annie Ross monte sur scène pour chanter Twisted en duo avec sa consœur, ravie. Le double album live “Miles Of Aisles” immortalise ces six mois d’harmonie entre folk progressiste et jazz électrique. Robben Ford garde un souvenir ému de cette tournée, et situe Joni Mitchell « au même niveau d’éclectisme et de largeur d’esprit qu’un John Coltrane ou un Miles Davis » (Uncut, n° 199).

1975 est l’année de “The Hissing Of Summer Lawns”, de prime abord plus déroutant que “Court And Spark”. Les musiciens de jazz apportent leur savoir jouer, sans être confinés au rôle de faire-valoir. Ils se fondent dans l’univers de la chanteuse, sans qu’elle dilue le sien dans quelques jazzysmes light. Tom Scott et son L.A. Express, mais aussi Joe Sample, Larry Carlton et Wilton Felder sont encore au générique, ainsi que Victor Feldman et Bud Shank, deux grandes figures du jazz West Coast. Comme dans “Court And Spark”, Joni Mitchell reprend une chanson extraite de son 33-tours fétiche de Lambert, Hendricks & Ross : Centerpiece surgit au beau milieu de Harry’s House de façon presque onirique. Quant aux tambours burundi de The Jungle Line, ils ouvrent la musique de la Canadienne sur celles qu’on ne va pas tarder à labéliser “world music”.

JONI & JACO
Début 1976, Robben Ford fait écouter à Joni Mitchell le premier 33-tours d’un jeune bassiste électrique nommé Jaco Pastorius. Sa sonorité inouïe et le sentiment de liberté qui émane de sa musique la captivent. Dès ses premières rencontres avec Jaco, elle sent qu’il est l’homme de la situation, celui qui selon elle résoudra enfin un problème des plus aigus : le manque de grave dans sa musique. Elle a vu juste.
Les lignes de basse du surdoué floridien tombent sur ses chan- sons comme une douce pluie salvatrice. Pastorius joue sur la moitié d’“Hejira”, que Joni Mitchell enregistre après avoir traversé les États-Unis en voiture. Entre ces deux poètes, l’alchimie est miracle comme il en est rarement arrivé dans l’histoire de la musique.
Dans la chanson titre, Jaco utilise à merveille les ressources de l’overdub : sa basse, ses basses se lovent autour de la voix de Joni. En arrière-plan, la clarinette d’Abe Most, ancien accompagnateur de Tommy Dorsey, occupe timidement la place qui sera bientôt confiée à Wayne Shorter. Dans Black Crow, Jaco et Larry Carlton tissent des liens on ne peut plus nuancés. Carlton est exceptionnel tout au long du disque : ce qu’il joue quand Joni Mitchell chante « I feel like that black crow flying in a blue sky… » reflète son exceptionnelle capacité d’écoute et l’incroyable finesse de son jeu. Et pendant ce temps-là, Jaco fait chanter ses quartres cordes : comment ne pas se délecter de ces notes jouées en harmoniques sur la coda de Black Crow ? Le dernier “mot” du disque lui appartient : la fin de Refugee Of The Road est jouée en basse(s) solo. Sans rien renier de son style, de son art, mot auquel elle accorde une grande valeur elle aime à se définir comme une « art singer », Joni Mitchell franchit à nouveau un cap avec “Hejira”. Jaco Pastorius est le premier grand soliste qui investit son univers. Certainement pas le dernier. D’autres vont suivre, et non des moindres.

LA FILLE DE DON JUAN
L’arrivée de nouveaux compagnons de route ne signifie pas pour autant le départ des anciens. John Guerin joue sur une partie d’“Hejira”. Tom Scott aussi. Les musiciens de Joni Mitchell font partie d’un cercle de jeu qui ne cesse de s’agrandir. En témoigne son album suivant, dont le titre lui est inspiré par la lecture de L’herbe du diable et la petite fumée de l’anthropologue américain apôtre du chamanisme, Carlos Castadena. “Don Juan’s Reckless Daughter” marque l’apparition de Wayne Shorter dans le cercle de jeu. Dans son sillage, on distingue d’autres étoiles de la galaxie Weather Report. Les percussionnistes Alex Acuna et Manolo Badrena, rejoints par Don Alias et Airto Moreira, s’en donnent à cœur joie dans The Tenth World.
Cet ambitieux double album est moins facile d’accès qu’“Hejira”. Mais on ne saurait reprocher à Joni Mitchell ce besoin viscéral on a failli écrire “milesdavisien” de vouloir élargir l’horizon, quitte à désorienter l’auditeur. Et à laisser encore plus de place à Jaco Pastorius. La foudre grave tombe dès l’Overture, à 1’46” précisément. Avouons le : c’est sublime.
Dans Jericho, déjà publié en version live dans “Miles Of Aisles”, le bassiste, certes en état de grâce, est carrément “devant” la chanteuse – à 3’01”, la foudre tombe encore ! Shorter, lui, se faufile comme un chat malicieux. Le saxophoniste a l’habitude des vocalistes hors normes : il a déjà soufflé aux côtés de Milton Nascimento. Ce mixage un rien bancal renforce malgré tout le caractère unique et fascinant de ce trilogue. Derrière ses fûts, en grand professionnel, John Guerin fait calmement danser ses balais sur les peaux. On raconte qu’il ne supportait pas Jaco Pastorius. Ça ne s’entend pas, ni dans Jericho, ni dans la fin de l’épique Paprika Plains, arrangé par Michael Gibbs.

LE GRAND CHARLES
“Don Juan’s Reckless Daughter” parviendra jusqu’aux oreilles de Charles Mingus. On imagine qu’il fut choqué en découvrant la pochette où Joni Mitchell apparaît en minstrel, black face, le visage passé au cirage et déguisée en homme ? Au contraire ! Il trouvait que cette fille avait du cran pour oser s’afficher ainsi et, aussi, qu’elle essayait de chanter un peu comme Billie Holiday… Joni Mitchell apprit par la bande que Mingus cherchait à la joindre. « Trop beau pour être vrai » se dit-elle. Même ses amis les plus proches pensaient que cette association était impossible, voire ridicule. La chanteuse, elle, se sentait honorée. Estimant n’être rien d’autre qu’une éternelle étudiante en musique(s), elle voyait dans cette collaboration la possibilité d’apprendre avec un immense artiste, et de mieux connaître un idiome musical qu’elle n’avait, selon elle, qu’effleuré : le jazz. Quand elle raconta à John Guerin (devenu son fiancé) que Mingus souhaitait la rencontrer, il se mit en colère : « Mingus veut jouer avec toi ?! Mais bon sang, quand je t’ai fait écouter ses disques, tu as à peine tendu l’oreille ! C’est moi qu’il devrait appeler ! »

Mingus fit la connaissance de Joni Mitchell en 1978. Cloué sur une chaise roulante, il savait déjà qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre. Il souhaitait d’abord travailler avec Joni Mitchell sur des poèmes de T.S. Elliott. De fil en aiguille, il lui confia six mélodies – Joni I, Joni II, Joni III, Joni IV…pour qu’elle écrive des paroles. Ils s’entendirent à merveille et travaillèrent intensément dans le loft new-yorkais que la chanteuse avait loué. Don Alias, le nouveau compagnon de la chanteuse, n’était jamais très loin.
Avec Sue, la femme de Mingus, tout ce beau monde séjourna quelque temps dans la ville natale du contrebassiste, Cuernavaca. les saxophonistes Phil Woods et Gerry Mulligan, le claviériste Jan Hammer, les bassistes Eddie Gomez et Stanley Clarke, le guitariste John McLaughlin, les batteurs John Guerin, Tony Williams et Dannie Richmond, excusez du peu ! furent impliqués lors des premières séances d’enregistrement, inédites à ce jour (croisons les doigts pour qu’elles soient bientôt publiées dans l’un des coffrets “Archives” supervisés par Joni Mitchell elle-même).
Mais après plusieurs tentatives infructueuses, c’est finalement avec Wayne Shorter, Herbie Hancock, Jaco Pastorius, Peter Erskine et Don Alias que Joni Mitchell grava quatre compositions de Mingus en deux jours. Le premier jour, c’est l’arrangeur anglais Jeremy Lubbock qui était au piano. Jaco Pastorius faisait la grimace, et appella Hancock qui, par chance, était libre. Il remplaça Lubbock sur le champ. Joni Mitchell était tout sourire : elle ne le savait pas encore, mais c’était le début d’une longue collaboration entre elle et le pianiste. Et pour la première fois de sa vie, Herbie Hancock écoutait vraiment les paroles des chansons qu’il jouait…A Chair In The Sky, Sweet Sucker Dance, The Dry Cleaner From Des Moines et Goodbye Pork Pie Hat : à ce précieux butin, Joni Mitchell ajoutera ensuite deux chansons originales, God Must Be A Boogie Man et The Wolf That Lives In Lindsey. Sobrement intitulé “Mingus”, le disque fit son apparition chez les disquaires en juin 1979.
Mais cela faisait déjà plusieurs mois que cinquante six baleines s’étaient échouées sur les côtes mexicaines le 5 janvier 1979 [véridique !, NDR], jour de la mort de Charles Mingus. D’aucuns ont soupçonné Joni Mitchell d’avoir “profité” de Mingus pour s’offrir une jazz credibility. Mais on sait donc aujourd’hui que c’est Mingus qui avait contacté la chanteuse et que, par ailleurs, les managers de la Canadienne voyaient d’un très mauvais œil cette collaboration « Du jazz ?! Mais tu vas perdre ton public ma pauvre ! »

DANSE AVEC LES LOUPS
“Mingus” est un disque unique aux antipodes du projet commémoratif. Branford Marsalis, qui le qualifie sans sourciller de chef-d’œuvre, estime qu’il n’est « ni vraiment jazz, ni vraiment folk ». Quoi qu’on en pense, c’est avec “Mingus” que Joni Mitchell s’approche au plus près de l’astre brûlant du jazz, mêlant sa poésie aux mélodies géniales offertes par Mingus. Les chansons inoubliables abondent. Le swing inouï de The Dry Cleaner From Des Moines, arrangé avec maestria par Pastorius, et la beauté diaphane de Goodbye Pork Pie Hat captivent, sans parler des liens intimes qui unissent Mitchell, Hancock, Shorter, Pastorius et Erskine dans Sweet Sucker Dance.
La chanteuse continue cependant de s’affirmer en tant que compositrice et instrumentiste : dans The Wolf That Lives In Lindsey, enregistré en duo avec Alias juste après la mort de Mingus, la façon dont elle distille ses mots tout en faisant vibrer, voire souffrir sa guitare au milieu du hurlement des loups sonne comme la posture élégante d’une écorchée vive. C’est peut être ça que Mingus avait soupçonné en découvrant sa musique…Peu après la sortie de “Mingus”, une tournée est montée avec un incroyable all stars qui va donner une vingtaine de concerts pendant l’été 1979, uniquement aux États-Unis. “Shadows And Light”, le double live qui immortalise cette tournée, prouve que Joni Mitchell ne se laisse jamais déborder par ces solistes hors-normes qu’elle laisse pourtant s’épancher à loisir. [Lire l’article de Michel Benita, Ombres et lumière, NDLR.]

UN DRÔLE D’OISEAU
Dans les années 1980, Joni Mitchell s’éloignera un peu de la jazzosphère, non sans continuer de se remettre en jeu et de repousser d’autres limites : celles de la pop music. En 1981, elle fait cependant la connaissance du bassiste Larry Klein, ancien accompagnateur de Carmen McRae et de Freddie Hubbard. Deux ans après la sortie de “Shadows And Light”, “Wild Things Run Fast” marque un net changement d’orientation. Sa musique puise désormais à d’autres sources, celles de ces groupes « pop-rock polyrythmés » qu’elle adore : Steely Dan, Talking Heads et surtout les trois virtuoses péroxydés de The Police, avec lesquels elle aurait beaucoup aimé enregistrer son disque !
Grâce à Larry Klein, qui deviendra son mari, elle fait la connaissance d’une nouvelle famille de musiciens : les guitaristes Michael Landau et Steve Lukather, et le batteur Vinnie Colaiuta, qui vient de quitter le groupe de Frank Zappa. Quelques “anciens” ont été conviés. John Guerin joue sur le cool et bebopisant Moon At The Window et Victor Feldman bataille toujours autant avec l’univers harmonique de la « James Joyce des accords de guitare ». Wayne Shorter est encore dans les parages. Le saxophoniste ne manque jamais de répondre à sa manière, et quelle manière, juste, concise, inventive, aux invitations de la chanteuse, qui n’aime rien tant que lui demander d’improviser sur une couleur, ou de « faire l’oiseau ». Entre poètes, on se comprend : à Don Alias, elle demanda à jour s’il pouvait jouer des percussions comme s’il était « en train de tomber de l’escalier »

LEÇON DE VIE
Au gré de ses albums suivants, “Night Ride Home”, “Turbulent Indigo”, “Taming The Tiger”, les textes de Joni Mitchell sont de plus en plus engagés. Ils reflètent sa fascination pour la culture amérindienne et son dégoût de plus en plus prononcé pour la toute- puissance du capitalisme et la glorification des winners, autant de “valeurs” omniprésentes qui lui font prendre conscience que ce temps qui passe est, peut-être, de moins en moins le sien. Est- ce pour cela qu’elle décide d’enregistrer en grand orchestre les chansons qu’elle écoutait dans sa jeunesse ? L’album, “Both Sides Now”, produit par Larry Klein et arrangé par Vince Mendoza, sort en février 2000. Des plumitifs du New Musical Express s’offusquent qu’elle ajoute à ce répertoire de standards en or massif (You’re My Thrill, Stormy Weather, Sometimes I’m Happy, You’ve Changed…) deux de ses propres perles, A Case Of You et Both Sides Now. C’est évidemment oublier qu’elles sont aussi devenues des standards à part entière. Herbie Hancock fait son grand retour, et Wayne Shorter est là, bien sûr. L’esprit de Billie Holiday aussi. Jamais Joni Mitchell n’avait sondé avec une telle profondeur de chant ses abysses émotionnels, d’une voix désormais plus grave, marquée par les cicatrices de la vie, et sur laquelle serait comme délicatement tombé un voile pudique ou de fumée ? « I really don’t know life at all / It’s life’s illusions that I recall / I really don’t know life / I really don’t know life at all. », chante-t-elle dans Both Sides Now. On aimerait en savoir aussi peu qu’elle sur la vie. Ce serait déjà beaucoup.

OMBRES & LUMIÈRES
Par Michel Benita

À l’été 1979, Joni Mitchell se lance dans une tournée américaine avec Michael Brecker au saxophone, Pat Metheny à la guitare, Lyle Mays aux claviers, Jaco Pastorius à la basse et Don Alias à la batterie et aux percussions. Incroyable all stars qu’elle dirige avec maestria. Chanson après chanson, Michel Benita revient sur sa vision émerveillée de la cassette VHS du concert de Santa Barbara, “Shadows And Light”.

1981, un ami revient de Los Angeles avec une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est la sortie récente d’un concert filmé de Joni Mitchell, “Shadows And Light”, en cassette VHS. La mauvaise, c’est que pour la visionner, il faut disposer d’un magnétoscope au standard NTSC, introuvable chez nous ! Fort heureusement, il possède la précieuse machine et organise pour quelques happy few une projection privée qui va nous marquer pour longtemps. Je finirais par me procurer un magnétoscope NTSC et la précieuse VHS, et quelques années plus tard, j’en ferai profiter mes amis lors d’une séance mémorable. Ils m’en parlent encore.

On avait certes entendu dire que Joni Mitchell, notre chanteuse préférée depuis l’album “Blue” et ses prédécesseurs, avait choisi nos musiciens préférés pour sa tournée de 1979, mais pas encore que ce concert du 9 septembre au Santa Barbara County Bowl avait été immortalisé sur pellicule. Pas de doute, juste derrière Joni, c’est bien le guitariste Pat Metheny en t-shirt jaune, à côté du bassiste Jaco Pastorius et son pantalon blanc. À peine quatre ou cinq ans plus tôt, ils sont venus bousculer et rafraîchir la scène jazz – ainsi que nos existences de musiciens en devenir avec leurs premiers albums : “Bright Size Life” pour Metheny et le bien nommé “Jaco”, sans oublier “Black Market” et “Heavy Weather” de Weather Report, dans lesquels le phénomène de la basse a déjà imprimé sa marque. Le Pat Metheny Group, lui, vient de sortir l’ambitieux et attachant “American Garage”. Mais ils ne sont pas seuls sur cette scène : un peu caché par ses claviers, voici Lyle Mays, et, derrière Jaco, le percussionniste Don Alias, dont on va découvrir qu’il est aussi un excellent batteur. Et lorsqu’au quatrième morceau, sur les images d’un coyote chassant dans la neige fraîche, on reconnaît instantanément le son légendaire du saxophoniste Michael Brecker, on est reconnaissant à Joni Mitchell d’avoir imposé, contre vents et marées (et producteurs), ses choix artistiques tranchés et son casting de rêve. Pour la set list de ce concert, Joni avait pioché dans ses quatre albums les plus récents, “Court And Spark”, “The Hissing Of Summer Lawns”, “Hejira” et “Mingus”, laissant de côté les hits de ses débuts. Magnéto :

IN FRANCE THEY KISS ON MAIN STREET
EDITH AND THE KINGPIN
Malgré son titre, In France They Kiss On Main Street, il est assez peu question de notre beau pays dans ce morceau. La chanteuse y raconte les années 1950 trépidantes d’une jeune fille nord américaine, en pleine révolution rock’n’roll. Une histoire de passage à l’âge adulte qui n’est pas sans évoquer American Graffiti, l’un des premiers films de George Lucas, sorti en 1973. Dès les premières notes, illustrées par des extraits de La Fureur de Vivre, avec James Dean, on est séduit par le son d’ensemble du groupe et enthousiasmé par la facilité avec laquelle les musiciens s’approprient l’univers de la canadienne, sans le dénaturer. Certes la version est fidèle à celle du L.A. Express, qui accompagnait Joni auparavant, mais quel groove et quelle qualité dans les interventions de chacun, notamment dans ce solo si caractéristique de Pat Metheny, ponctué, avec la complicité de Lyle Mays, d’un clin d’œil appuyé à Phase Dance, le titre phare qui a ouvert tous les shows du Pat Metheny Group pendant au moins une décennie. Bien des années plus tard, on en apprit un peu plus sur la genèse de cette tournée. Ce groupe idéal n’était pas à l’origine celui que souhaitait Joni. En effet, Weather Report, alors composé de Joe Zawinul, Wayne Shorter, Jaco Pastorius et Peter Erskine, devenu quasiment un groupe pop, était sensé partager l’affiche avec la chanteuse en qualité de première partie, puis de backing band.

C’était sans compter avec l’égo surdimensionné de Zawinul. Le batteur Peter Erskine, dans son livre No Beethoven, raconte le coup de fil du boss : « La tournée avec Joni Mitchell ne se fera pas. J’ai dit à Jaco qu’il pouvait y aller à cause de sa longue collaboration avec elle, mais je ne veux pas que Wayne ou toi y participent. » Mais que s’était-il donc passé, lui avait répondu le batteur ? « Je lui ai dit qu’on n’était pas ce putain de L.A. Express. »

Fin de la récréation. Cependant, la confrontation à un autre go marquera tout de même les débuts de cette tournée, avec un Jaco Pastorius nommé directeur musical, mais qui ne se montrera qu’une fois les répétitions bien entamées, heureusement remplacé au pied levé par Metheny, du haut de ses 25 ans.
Dans une interview au magazine Mojo, Joni Mitchell parle de son écriture dans Edith And The Kingpin : « Parfois vous écrivez exactement sur ce que vous avez vu, mais à d’autres moments vous prenez une chose qui s’est passée ici, pour la placer à côté d’une autre qui s’est passée là. Dans Edith And The Kingpin, une par- tie vient d’un souteneur (pimp) que j’ai rencontré à Vancouver et l’autre d’Edith Piaf. C’est une sorte d’hybride, mais l’ensemble finit par acquérir une certaine vérité. » Elle en donne dans “Shadows And Light” une version rêveuse, plus minimaliste que l’originale. En prime, Jaco Pastorius nous prend par surprise en une dizaine de secondes survoltées où il entraîne le groupe dans son typique funk maison, pour un interlude illustrant la phrase, « The band sounds like typewriters [L’orchestre sonne comme des machines à écrire] ». Des machines à écrire de luxe, il va sans dire.

COYOTE
HEJIRA
AMELIA
BLACK CROW
Coyote est peut-être le titre qui résumerait à lui seul la collaboration télépathique entre Joni Mitchell et Jaco Pastorius. Il ouvre “Hejira”, l’album que beaucoup, dont votre serviteur, considèrent comme le joyau de sa discographie. Mitchell, qui selon son propre aveu commençait à se lasser des bassistes trop prévisibles, est totale- ment médusée quand son guitariste Robben Ford lui fait écouter “Jaco”. Enfin un bassiste qui ose laisser de côté le rôle fondamental de l’instrument, n’hésitant pas à dialoguer avec le soliste – ou la chanteuse – avec un goût et un sens de la composition instantanée sidérants. Autant de qualités non démenties dans cette version live, tout aussi indispensable que l’originale. C’est un titre que Joni a composé lors de son passage dans la célèbre Rolling Thunder Review, une tournée de petits lieux imaginée par Bob Dylan, sensée renouer avec la fougue de ses débuts. Le dramaturge, écrivain et acteur Sam Sheppard fut du voyage et le texte raconte leur brève et néanmoins intense aventure, résumée laconiquement par ces lignes : « Tu as juste ramassé une auto-stoppeuse, une prisonnière des lignes blanches de l’autoroute. »

Une fois passée l’intro de guitare, Jaco, tel un derviche magnétique, surgit avec ses fameuses harmoniques, l’une de ses signatures. C’est lui qui insuffle à Coyote ce drive à la fois solide, ample et spatial, avec ses aller-retours permanents entre mélodie et groove qui font littéralement décoller le morceau. Belle connivence avec Don Alias, qui retrouve ses congas, et avec Pat Metheny, le roi incontesté du crescendo, qui fait intelligemment monter l’intensité à la fin de chaque couplet. Et pour clôre la fête, Jaco, éblouissant de lyrisme, vient poser cette superbe mélodie sur les huit dernières mesures, comme une récompense. Hejira, Amelia et Black Crow, tirés du même album, sont dans la même veine inspirée. Pat Metheny dans Amelia et Michael Brecker dans Black Crow y sont particulièrement mis à l’honneur.

FREE MAN IN PARIS RAISED ON ROBBERY
Deux de mes passages favoris du film. Le quintette tourne comme une horloge sur ces deux titres extraits de “Court And Spark”, l’album le plus vendu de Joni Mitchell avec “Blue”. Dans Free Man In Paris, Joni est particulièrement rayonnante et la joie de jouer collective est palpable. Il est intéressant d’observer l’autorité sereine qu’elle exerce sur les musiciens, nullement impressionnée par son équipe de luxe. Son assurance, son tempo et son placement vocal forcent l’admiration et on ne soulignera jamais assez l’importance de son jeu de guitare, basé sur un open tuning (accordage ouvert) différent à chaque chanson. À ce propos, on la voit changer régulièrement de guitare. L’open tuning, c’est tout simplement la couleur et l’âme de sa musique. Raised on Robbery boucle la boucle en nous ramenant au son du rock’n’roll des fifties avec un hommage plein d’humour de Lyle Mays à Jerry Lee Lewis, pour lequel il délaisse ses claviers pour un “vrai” piano.

GOODBYE PORK PIE HAT
THE DRY CLEANER FROM DES MOINES
Avec ces morceaux tirés de l’album “Mingus”, on entre dans la décli- naison la plus ouvertement jazz de l’univers de Joni Mitchell. Sur Goodbye Pork Pie Hat, la célèbre composition de Charles Mingus dédiée au saxophoniste Lester Young, Joni s’est appuyée sur le solo de John Handy (1959) pour écrire ses paroles, à la manière du chan- teur Jon Hendricks, l’un de ses héros de jeunesse. Dans cet exercice plus que périlleux, elle excelle, et plus encore dans cette version qu’en studio. On peut écouter/regarder ce morceau plusieurs fois de suite, ne serait-ce que pour se concentrer sur un aspect en particulier, tantôt la partie de basse de Jaco, une sorte de concentré de sa palette, d’une richesse inouïe, le solo survolté de Mike Brecker, ou bien sûr la prouesse vocale de Joni. Après LE fameux solo de Jaco (pratiquement identique à celui qu’il jouait chaque soir avec Weather Report), The Dry Cleaner From Des Moines, un blues signé Mingus pour la musique, vient conclure cette séquence en un nouveau sommet de musicalité fiévreuse du trio Alias, Pastorius et Brecker. On est à nouveau frappé par la force tranquille de Joni, imperturbable et concentrée au beau milieu d’une tempête de virtuosité.

WHY DO FOOLS FALL IN LOVE SHADOWS AND LIGHT
Au gré de sa discographie, on a souvent pu apprécier les références fréquentes de Joni Mitchell aux années 1950, sous la forme de textes très autobiographiques ou de citations musicales (Unchained Melody dans l’album “Wild Things Run Fast” ou la reprise de Twisted dans “Court And Spark”) et on a vite compris qu’elle aimait sur- prendre, quitte à parfois dérouter ses fans ou ses producteurs. Pour clore ce concert, elle choisit ainsi de revisiter le tube de Frankie Ly- mon, Why Do Fools Fall In Love accompagnée par les Persuasions, le tout dans un style doo wop réjouissant qui met en valeur ce groupe vocal, et nous prépare au crépusculaire et superbement émouvant Shadows And Light, dont les paroles interpellent sur la dualité du monde, ombre et lumière, vrai et faux, nuit et jour, soutenues par une magnifique partie de claviers du regretté Lyle Mays, disparu en 2020. Un final quasi philosophique, empreint d’une gravité très gospel, alors que la nuit tombe sur le County Bowl et son public de jeunes californiens, debouts pour acclamer l’immense artiste qui accompagne leur vie depuis déjà une décennie.