Jazz live
Publié le 21 Mar 2020

À l’affiche du 20 mars : premier “live solo” de Keith Jarrett

Coronavirus oblige, voici ces pages réduites au silence qui a gagné les salles de concert. Mais un 20 mars sans concert, serait trop triste. Remontons le temps jusqu’au 20 mars 1973. Keith Jarrett enregistrait son premier concert solo destiné à publication officielle.

Le coffret 3LP « Bremen / Lausanne » réunissant les concerts solo donnés par Keith Jarrett en 1973, le 20 mars à Lausanne et le 12 juillet à Brême, je l’ai découvert durant mon service militaire, chez un ami Reimois qui m’accueillait les soirs de quartier libre et possédait une discothèque suffisamment vaste pour me sortir de l’ordinaire musical de la caserne. Par comparaison à « Facing You » du même Jarrett, les « Improvisation » de Chick Corea et « Open To Love » de Paul Bley – que je découvrais à la même époque –, ça m’avait paru bavard et narcissique… Un penchant qu’accentua le « Köln Concert » et son succès, penchant réel ou perçu selon un préjugé que j’ai su surmonter plus tard pour faire la part des choses… Mais je crois qu’à se voir imposer l’écoute intégrale du concert de Brême, mon épouse préférerait aller affronter le coronavirus par les rues. C’est pourquoi, ne voulant pas ajouter au confinement l’enfermement de l’écoute au casque, et attendant de revenir sur Keith Jarrett le 18 avril prochain si le confinement persiste et si l’on nous prête vie, je renonce au commentaire et préfère – les solos parisiens de 1954 de Thelonious Monk glissé dans ma platine – me référer à la documentation à ma disposition, essentiellement le Keith Jarrett, the Man and his Music de Ian Carr.

Lucy in the Sky à l’Apollo de Paris
Mais c’est la discographie permanente et collective initiée par Maurizio Garbolino qui nous révèle un premier concert donné en solo par Jarrett le 24 mai à l’Apollo de Paris. Trois sets sont signalés où il use non seulement du piano (qualifié de rag, stride, boogie, very free, romantic) sur ses compositions Rainbow, Coral, Memories of Tomorrow, Lucky Southern, In Your Quiet Place, ainsi que sur Here Comes the Sun de George Harrison et Lucy in the Sky with Diamonds de John Lennon, mais jouant également de la flûte, de la guitare, de l’orgue, du piano électrique (Electra Piano Hohner), des percussions et des steel drums. Curieuse date que ce 24 mai parisien, alors que les 19 et 21 du même mois, il était à New York, pour la première fois avec Miles Davis en studio, gravant au Fender Rhodes les 2’20 de l’admirable introduction de Konda, discrètement accompagné des seuls Airto Moreira et John McLaughlin. Un dos de pochette CD atteste pourtant l’existence de ce concert à l’Apollo, ainsi même qu’une brève du numéro du 14 mai 1970 de la revue afro-américaine Jet.

Du duo au solo
Quatre jours plus tard, Jarrett est de retour en studio avec le trompettiste auquel il consacre désormais l’essentiel de ses activités, profitant tout de même, début mai 1971, de cinq soirs au Shelly Manne’s Hole, pour se rendre au Sunset Studios de Los Angeles en duo avec Jack DeJohnette où il recourt au même instrumentarium qu’à l’Apollo. C’est ce que l’on découvrira à la parution en 1973 de « Ruta and Daitya » chez ECM. En juillet, il fait à nouveau faux bond à Miles, cette fois avec son nouvel American Quartet (Dewey Redman, Charlie Haden, Paul Motian) pour quatre premières séances chez Atlantic (« The Mourning of a Star », « El Juicio », « Birth »). Au cours d’une nouvelle tournée européenne de Miles à l’automne, il profite d’un concert à Oslo pour enregistrer « Facing You » le 10 novembre.

De Stockholm à Lausanne
Le mois suivant, il donne ses derniers concerts avec Miles le 19 décembre à l’issue de 5 jours au Gaslight Club de New York. À partir de 1972, il peut se consacrer entièrement à son trio, son quartette, et donne ses premiers concerts solos : à Stockholm le 10 mars 1972, à Oslo le 2 août, à Stockholm le 16 septembre (aux grandes orgues), puis le 17 (au piano, avec un rappel à la flûte à bec).
L’année 1973 verra les concerts solo se multiplier en Europe, avec un point d’orgue le 30 juin au Philharmonic Hall de New York. Le concert enregistré à Lausanne le 21 mars est l’un des premiers, « notoire pour sa variété, commente Ian Carr, sa brillance, l’énorme sonorité que le toucher de Jarret obtient du piano. Il y a de joyeux passages de gospel, une charmante ballade improvisée sur une attrayante séquence harmonique et d’excellents moments de contrepoint, un épisode évocateur de clusters atonaux sur une pédale de Mi bémol et à la fin de la deuxième face une improvisation free et abstraite d’une complexité croissante. La section finale commence par une gentille mélodie folk sur de délicates harmonies et se termine en une longue section en Si bémol majeur. C’était déjà remarquable, mais le concert de Brême de juillet fut encore plus étonnant. »

Brême, dans la douleur
Ian Carr rappelle ensuite la conviction de Jarrett selon laquelle il se trouve à son mieux lorsque les conditions sont mauvaises et que tout s’oppose à lui et le mette sous pression. Or, c’est le cas à Brême. Souffrant du dos depuis l’âge de vingt ans – il en a vingt-huit – , contraint d’adopter une ceinture de soutien, il supporte mal les voyages en voiture d’une ville à l’autre. Il arrive à Brême en fort mauvaise forme, écourte le soundcheck nécessaire pour la captation radio prévue : « Je ne savais pas si je pourrais tenir ne serait-ce que cinq minutes dans avoir de nausée, a-t-il raconté à Ian Carr. Je suis monté sur scène et j’ai joué sans avoir aucune idée de ce qui se passait, parce que j’étais entièrement concentré les mouvements à éviter… et dès que je m’oubliais et commençais à bouger, j’entrais dans une telle souffrance que… non, non, non ! Je ne me souviens de rien sinon que j’ai tenu tout ce temps. » Quelque mois plus tard, Manfred Eicher retrouve Jarrett venu chez Jan Garbarek alors que se trame le projet de quartette européen. Le producteur fait écouter au pianiste une bande de la tournée solo et lui en fait deviner l’origine. C’est le concert de Brême !
« Ça commence tranquillement, raconte Ian Carr, par une incantation. Il traverse différentes phrases et, après un sombre passage romantique, survient un rythme de boogie-woogie qui projette toute la joie débridée et sans prétention de cette tradition. Après quoi Jarrett chemine à travers une série de paysages sonores romantique, classique, gospel, atmosphérique, pointilliste. Finalement, il s’interrompt sur des applaudissements nourris puis, presque comme se ravisant, improvise un magnifique final. »


Une grave question de marque

Ce final est en effet, à mon sens, l’un des meilleurs moments de ces deux concerts, l’un de ces moments de grâce qui me réconcilient avec son œuvre. Mais je dois dire que m’étant finalement résolu a abandonner Monk et à adopter le casque audio en préparant ces lignes, l’écoute du concert de 17 septembre 1972 à Stockholm signalé ci-dessus et disponible sur Youtube – et où, à 32’40, il joue déjà le motif du final de brémois – m’a tout à fait convaincu.
La sortie du coffret en 1974 préludera au triomphe fait au “Köln Concert” l’année suivante. Les lecteurs réguliers de Jazz Magazine retrouveront le spécial Jarrett que nous avions publié en mai 2015 où, célébrant le quarantième anniversaire de ce “live”, nous en racontions les détails. À son sujet, une grave question me taraude. J’y avais écrit que Manfred Eicher et Keith Jarrett étaient arrivés en 4L alors que d’autres sources que celles alors à ma disposition évoquent une Coccinelle. Alors, Renault ou Volkswagen ? Franck Bergerot