Jazz live
Publié le 18 Juin 2018

Ce week-end bruxellois où j’ai rencontré Dieu

Il y a environ quinze jours (je sais , je sais…) j’étais invité à Bruxelles pour une superbe manifestation, le Bruxelles Jazz Week end jazz festival. C’est à cette occasion que j’ai croisé Dieu, chose que je ne pouvais garder pour moi. 

Mais reprenons depuis le début. Le Bruxelles Jazz week end (Bru Jazz We pour les initiés) est une chouette manifestation. Elle se démarque d’un festival de jazz classique. Le principe consiste à inonder la ville de notes bleues. On entend du jazz partout, et gratuitement, dans les cafés, les bars, les rues, les places. C’est comme une fête de la musique, mais avec de la vraie bonne musique, et avec des gens détendus et paisibles. Euh, non, en fait je rectifie: c’est donc à peu près tout le contraire d’une fête de la musique chez nous. Et donc c’est vachement bien.

 

Dans cette ville marquée par les travaux, je circule entre la Grand Place, où sont organisés des concerts de prestige, la place Ferdinand Cocq, la place Sainte-Catherine, la place du Nouveau marché aux grains. Tout peut se faire à pied. Sur la Grand Place de Bruxelles,  j’écoute vers 20 heures le concert depuis le balcon de l’Hôtel de Ville. Le groupe du saxophoniste Bart Defoort occupe la scène. J’ai un peu honte d’avouer que je ne connaissais pas ce musicien à la carrière très riche. Il a un superbe son de sax ténor, et s’inscrit dans ce qu’on pourrait décrire comme un classicisme classieux, avec des solos impeccablement charpentés, des dérapages sous contrôles, bref il dégage une grande impression de maîtrise sans que cela ne déshumanise son propos. Je l’écoute en observant les reflets du soleil qui s’accrochent aux dorure des façades moyennâgeuses. Au bout d’un moment, des lumières bleues sont projetées sur ces mêmes façades. En bas, les gens boivent des bières aux noms inconnus.

Je vais ensuite me balader du côté de la place sainte-Catherine où officie un groupe, Gods of swings, dans le style « vieux jazz ». Les gens écoutent, certains dansent, l’atmosphère  est bon enfant. Au Roskam, non loin de là, un peu plus tard dans la soirée, un groupe de ska (le North sea Ska Jazz band) s’empare de thèmes de jazz pour les bodybuilder. Ils jouent Song For my father, Tenor madness, qu’ils transforment en irrésistibles machines à danser.

 

Le lendemain, une nouvelle découverte, sur la place Fernad Cocq, un peu excentrée, près du quartier de Flagey, où des jeunes groupes sont en lice dans un concours, le « XL-Jazz Weastrijd 2018 ». J’assiste au concert de Nabou, groupe composé de la tromboniste Nabou Claerhout, du guitariste Gijs Idema, du bassiste Trui Amerlinck et de Mathias Vercammen à la batterie. Cette tromboniste, Nabou Claerhout a quelque chose de très rare: malgré son jeune âge, son jeu semble déjà décanté. Elle possède une qualité de lyrisme qui déploie par moments ses ailes du côté de la poésie, avec des graves plein de douceur qui tirent parti du côté vaporeux du trombone tandis que le guitariste Gijs Idema la soutient, la relance, la provoque, par un jeu très rythmique. Ce duo trombone-guitare, au coeur du groupe, marche formidablement.

Je l’écoute, en cherchant un peu d’ombre car il fait très chaud. Je me dis qu’elle expose les mélodies comme mon grand-père découpait ses oranges, avec attention, patience, gourmandise, et la volonté de ne rien perdre de leur suc.

 

Ensuite je vais écouter Asinam du côté du Nouveau maché aux grains. Cette jeune musicienne est bluffante. Jongleuse de sons et de rythmes, elle fait tout toute seule. Elle construit sa ligne de basse, ses percussions devant nous, en direct, en ajoutant parfois quelques samples, par exemple de chants africains du Ghana, puis prend sa flûte dont les volutes ont un caractère hypnotique très fort. Ces petit legos sonore, elle les élabore tout en dansant. C’est original, enfantin gracieux.

 

Je retourne place Fernand Cocq pour y entendre Jean-Paul Estiévenart, jeune trompettiste que m’a fait découvrir Antoine Pierre, son grand ami, lui-même batteur et compositeur surdoué. Dans le deuxième disque d’Antoine Pierre, Sketches of nowhere (qui vient de paraître) Jean-paul Estiévenart croise le fer (enfin le cuivre)  avec Magic Malik (autre invité) dans des échanges d’une intensité exceptionnelle tout en dévoilant la face introspective de son jeu dans Aux Contemplatifs, très beau moment du disque.

Bref j’avais envie de l’écouter. Mais ce jour-là, il ne joue pas dans son trio  (qui vient de sortir un très beau disque Behind the darkness, remarqué par Franck Bergerot dans Jazz magazine) mais dans le groupe du guitariste Marco Locurcio. (Jacques Pili, à la basse, et Fabio Zamagni à la batterie complètent le groupe). C’est un excellent groupe, avec de belles compos (par exemple, notées sur mon carnet, Alto primo, ou Hope) un lyrisme un peu planant et de belles poussées d’énergie. Jean-Paul Estiévenart a un son de trompette incarné et prenant, j’observe sa manière de ne pas saturer l’espace et de décoller à intervalles réguliers son embouchure de ses lèvres. Ses chorus sont incroyablement denses. Jamais une note de trop. Après le concert j’échange quelques mots avec lui. Nous convenons de nous rencontrer au Sounds.

Ah, le Sounds….Club de jazz mythique de Bruxelles. Son adresse est la plus poétique que je connaisse: rue de la Tulipe, numéro 28. C’est à deux pas de la place Ferdinand Cocq, toujours dans cette zone un peu excentrée de Flagey. Je me dirige donc vers le club, un peu retard à cause, j’ai honte de l’avouer, d’un petit restau de moules-frites qui m’a fait de l’oeil. Je suis en retard, j’entre, et donc, c’est là que je rencontre Dieu faces à faces. Dieu déguisé en Philip Catherine. Avec Ses Notes m’arrivent en plein visage comme un vent frais et odorant. Il joue There will never be another you, ce Vieux Saucisson sur lequel tout apprenti jazzmen s’est un jour fait les dents, après All of me et Autumn leaves, et avant d’attaquer All the things you are et Stella by Starlight.

 

Et donc voici que Dieu, d’une manière incroyablement divine,  fait scintiller les notes de l’antique refrain, en fait jaillir des confettis de toutes les couleurs, sans démonstration technique, juste en faisant chanter sa guitare. Il y a des notes éclatantes, et des notes escamotées qui alimentent un discours plein de contrastes.  Il y a Son Phrasé surtout, avec Ses Sinuosités et Ses Virevoltes, qu’il enchaîne avec évidence, réussissant à articuler la logique et l’imprévisible, la rigueur et l’espièglerie. Et tout ça sort avec un naturel parfait (Plus tard , je lirai certaines interviews où Philip Catherine, avec l’humilité des grands, confesse avoir beaucoup travaillé son phrasé, avec en ligne de mire une influence inattendue: celle de Wynton Kelly). L’une des caractéristiques du discours de Philip Catherine me paraît également son apparente clarté, qui relève chez lui d’un véritable idéal esthétique (en 1986, il faisait paraître un beau disque au titre révélateur de Transparence). Une clarté qui ne soit pas un appauvrissement, voilà sans doute le plus difficile à réaliser en musique.

Dieu joue avec de très jeunes apôtres, qu’il a lui-même choisis de Sa Main. Un batteur, Antoine Pierre, que l’on sent toujours prêt à jaillir, à l’aise dans la pulsation swing comme dans le discours moderne de son instrument, un pianiste, Nicola Andrioli, qui déborde d’idées , et un jeune bassiste, Frederico Pecocaro, qui semble découvrir devant nous toute la musique qu’il porte en lui.  Philip Catherine couve d’un oeil attentif, l’incitant à prendre sa part de solo (plus tard, j’apprendrai qu’il s’agit de son grand baptême du feu, son premier gig officiel).

Le groupe joue pas mal de compositions du maître (on oublie parfois qu’il a signé de très belles compositions, par exemple ce Misty cliffs, qui ouvre le disque Côté jardin, un de ses disques récents) mais aussi de son pianiste, aussi doué comme compositeur que comme improvisateur: il est l’auteur en particulier d’un thème magnifique, Mari di Notte, qui a la limpidité mélodique d’un grand standard.

Entre les deux sets, je bavarde avec Jean-Paul Estiévenart, qui observe le Sound’s avec une sorte de nostalgie attendrie: il y a fait ses armes, il y a quelques années, dans les jam sessions du lundi. Nous parlons un peu du groupe de marco Locurcio, (« le but était de me mettre dans la peau d’un chanteur ») mais surtout de son instrument, la trompette. Jean-Paul Estiévenart a des idées très précises et très déterminées sur le son qu’il veut obtenir. Il veut un vrai son de trompette, pas de bugle.  C’est pourquoi il a même renoncé à ce dernier : « Dans le bugle, il n’y a pas de dynamique dans le son, sauf quand c’est Alex Tassel qui joue. C’est un instrument un peu trop flatteur. Tout le monde trouve ça joli. C’est comme au trombone, tout passe, on n’entend pas trop les pains. Mais ne jouer que le bugle, pour moi, c’est un peu une facilité technique. Je préfère me sentir mal à la trompette que bien au bugle…. ».

Jean-Paul Estiévenart a été repéré et adoubé par ses collègues américains les plus prestigieux, Avishai Cohen, ou Ambrose Akinmusire (Il ne s’en vante pas, ce n’est pas son genre, mais au détour de la conversation mentionne un enregistrement que vient de lui envoyer le grand Ambrose Akinmusire).

La conversation s’interrompt à mon grand regret, mais Dieu a recommencé à jouer (entre deux sets, il boit un Petit Café, son péché mignon, et s’attarde sur scène, donnant des audiences quasi-papales à ses fidèles, qui en repartent regaillardis, et peut-être même guéris). Du dernier set, je retiens deux reprises sublimes, l’une de Georges Brassens, les amoureux des bancs publics (Philip Catherine est le musicien de jazz qui a le mieux compris Brassens, peut-être parce que c’est celui qui l’a le plus aimé), et une autre de Maurane, Les uns contre les autres. Deux moments bouleversants pendant lesquels j’observe sa manière de jouer avec le tempo comme un chat avec une souris, et d’écouter intensément ses partenaires dans une attitude caractéristique, très recueillie, Mains Jointes et Yeux Fermés. De petites tasses de café s’accumulent à ses pieds. Dieu, finalement, se révèle incroyablement humain. Un gars simple, qui fait chanter sa guitare, et qui boit du café. Voilà ma définition de la divinité après ce petit séjour bruxellois.

JF Mondot