Jazz live
Publié le 22 Mai 2020

Dave Brubeck, à lire et à (ré)écouter

Stephen A Crist vient de publier Dave Brubeck’s Time Out, qui revient sur la génèse du plus célèbrissime album du Quartet du pianiste. Ludovic Florin vient de le lire.

Ce huitième numéro de la désormais fameuse collection dirigée par Jeremy Barham revient sur l’un des disques les plus vendus de l’histoire du jazz, dépassant en 2011 le deux millions d’exemplaires, “Time Out” du Dave Brubeck Quartet. Succès inattendu puisque l’audacieux principe de l’album repose sur l’emploi de mesures ou de polymétries inhabituelles en 1959, date de sa publication. Si l’emblématique Take Five, avec sa mesure à cinq temps (3+2 temps) reste dans toutes les mémoires, toutes les autres plages, à l’exception de Strange Meadow Lark, se développent en effet chacune sur des métriques singulières : Blue Rondo à la Turk et ses 2+2+2+3 temps, Everybody’s Jumpin’ aux incessants changements de mesures (4/4, 3/2, 4/4, 3/4, 2/4), Pick Up Sticks en six temps, l’alternance [3/4]/[4/4] de Three to Get Ready et, enfin, Kathy’s Waltz qui use de ces mêmes métriques mais en les superposant lors du solo de piano – Stephen A. Crist consacre un chapitre à cette question en particulier.

L’intérêt de Dave Brubeck’s Time Out repose cependant moins sur les analyses musicales, qui s’apparentent davantage à des descriptions qu’à de véritables analyses, que par sa dimension historique, que ce soit sur sa genèse, sa résonance historique ou ses descendances. Grâce aux archives d’une richesse exceptionnelles léguées par la famille Brubeck à l’University of the Pacific Library de Stockton (Californie), et jusqu’ici étrangement assez peu exploitées, Stephen A. Crist raconte quasiment pas-à-pas la création, sous tous ses aspects, de “Time Out”. Dix chapitres composent son ouvrage. Les trois premiers sont historiques et sociaux.

Le chapitre initial met en lumière l’origine des recherches polyrythmiques de Brubeck, ancien élève de Darius Milhaud, associant sa réflexion sur l’application de la polytonalité au jazz à celle d’une recherche au niveau du rythme, cette musique étant totalement ou quasi dominée par la mesure à quatre temps lorsqu’il était étudiant, dans les années 1940. Après un octette puis un trio, Dave Brubeck monte un quartette en 1951. Il cherche jusqu’en 1954 les partenaires idoines pour mener à bien ses aspirations musicales. Auprès de Paul Desmond, l’altiste initial de cette formation, on retrouve le batteur Joe Morello à partir de 1956 et le contrebassiste Eugene Wright en 1958. Ainsi constitué, le “classic quartet” demeurera inchangé jusqu’en 1967.

Deux événements en particulier vont permettre l’apparition de “Time Out” : en 1954, Dave Brubeck est en couverture de Time Magazine (Crist rappelle que, contrairement à ce que l’on croit, il ne fut pas le premier jazzman à profiter de cette exposition : Louis Armstrong avait fait la Une du magazine en 1949), suite à sa signature avec Columbia la même année. Le chapitre 2 relate le développement de la carrière du groupe de Dave Brubeck avant l’enregistrement de “Time Out”, ses tournées, ses sorties d’albums, la façon dont furent recrutés les membres du quartette, les problèmes liés au racisme du fait de la couleur de peau d’Eugene Wright. Sur ce point, on apprend combien Dave Brubeck a été militant, refusant de jouer pour des programmateurs ségrégationnistes, voire franchement racistes, au risque de perdre des contrats à hauteur de plusieurs milliers de dollars. Il rapporte également le débat entre les critiques de l’époque au sujet de la musique de Brubeck – jazz ? pas jazz ? –, ainsi que la ferme volonté du pianiste de faire sortir le jazz des night clubs au profit des salles de concert. Dernier chapitre intégralement historique, le chapitre 3 se consacre à l’année 1959, et notamment sur les moments que Laurent Cugny nomme « l’avant » et « l’après » de l’œuvre (notes de pochette, quelques montages, etc.). Crist nous apprend notamment que toute l’équipe de Columbia, à l’exception de son patron, anticipe l’échec de cet album : une peinture abstraite comme pochette, des musiques sur lesquelles il est difficile de danser, pas de standards : « All of this led to predictions of commercial failure » (p. 53). On sait à présent pourquoi le patron de Columbia… est un patron !

À partir du quatrième chapitre, Crist s’arrête sur la musique elle-même. Chapitre 4, les morceaux de “Time Out” sont abordés les uns après les autres, tant au niveau des éléments musicaux mis en œuvre qu’au niveau de leur genèse, dès que cela s’avère possible, rétablissant au passage la vérité sur la création de Take Five, Paul Desmond s’amusant à diffuser des fake news sur ce sujet tout au long de sa carrière. Le chapitre suivant s’attarde sur ce que Laurent Cugny nomme le « pendant » de la conception de l’œuvre, soit l’enregistrement, avec une étude passionnante sur toutes les alternate takes, non publiées à ce jour et conservées dans les archives de Columbia. “Time Out” a fait l’objet de plusieurs jours de répétition/enregistrement entre juillet et août 1959. Manifestement, l’appropriation de la nouvelle mesure à cinq temps de Take Five n’a pas été simple, et après les séances de juillet, ce n’est qu’en août que la prise connue a pu être réalisée. Stephen A. Crist nous apprend que l’album contient très peu de points de montage, exception faite de la fin de Strange Meadow Lark.

 

Le chapitre 6 expose les sources multiculturelles qui ont nourri les compositions de Dave Brubeck et sa façon de les assimiler à l’idiome jazz. Car outre le jazz et le blues, on trouve bien sûr traces de musiques occidentales de tradition écrite, mais également de musiques turque (Blue Rondo à la Turk qui emploie un rythme aksak) et watusi, un groupe ethnique tutsi (Pick Up Sticks, qui s’intitulait originellement Watusi Drums). Des paroles furent souvent associées à cette musique instrumentale, l’épouse de Brubeck, Iola, collaborant alors avec son époux. Un projet de comédie musicale avec Louis Armstrong et Carmen McRae, The Real Ambassadors, au ton très politique – donc jamais donné –, montre des liens de parentés avec “Time Out”. Ainsi la musique d’Everybody’s Jumpin’ se retrouve-t-elle notamment dans la partition de la comédie musicale sous le titre d’Everybody’s Comin’. Des prises de Strange Meadow Lark et Take Five avec paroles furent par ailleurs interprétées par Carmen McRae. Consacré aux rapports texte/musique, le chapitre 6 aborde aussi les reprises de Claude Nougaro et celle d’Al Jarreau.

 

Le chapitre sept est entièrement consacré à la postérité des pièces de ce disque historique. Après avoir montré comment Dave Brubeck et Columbia ont surfé sur la vague du succès, produisant des 45-tours et d’autres albums dans la même veine, l’auteur suit la trajectoire du quartette classique à travers les versions enregistrées par le groupe jusqu’à sa dissolution en 1967, puis par Brubeck. Crist prolonge cet examen par des évocations plus ou moins soutenues de quelques-unes des centaines de reprises du corpus de “Time Out”. Cela lui permet de rappeler qu’un musicien comme Anthony Braxton, apparemment très éloigné à l’alto du style de Paul Desmond, commença à jouer et écouter du jazz autour de 1959, et qu’un de ses albums favoris était alors le “Jazz At The College Of The Pacific” de Brubeck, qu’il grava Three To Get Ready en 2003 (“23 Standards (Quartet)”, Leo Records) et enregistra même All The Things You Are avec Brubeck sur un album publié sous le nom de ce dernier (“All The Things You Are”, Columbia, 1976).

Passent ensuite en revue les versions de Tito Puente, de Keith Emerson, qui reprit Blue Rondo A La Turk en quatre temps avec The Nice, quelques versions par des musiciens “classiques”, l’auteur réalisant enfin un zoom sur la reprise de Strange Meadow Lark par Chick Corea et Gary Burton pour leur disque “Hot House” (Concord Jazz, 2012). Après un bref chapitre centré sur la question des mesures asymétriques (lire plus haut), la dernière partie de l’ouvrage évoque la carrière de Dave Brubeck passé l’enregistrement de “Time Out” (en particulier son travail avec le chef d’orchestre Leonard Bernstein), ses vaines tentatives pour monter à Broadway sa comédie musicale, qui fera toutefois l’objet d’un disque avec Louis Armstong et Carmen McRae (“The Real Ambassadors”, sorti en 1962), la réception de “Time Out” par la critique américaine, les quatre albums gravés suite aux ventes conséquentes de celui-ci, et quelques compositions asymétriques écrites par Brubeck par la suite.

 

On l’aura compris, il s’agit d’un livre incontournable pour tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à Dave Brubeck, de surcroît écrit dans un style direct, facile à lire avec un minimum de bagage en anglais. On regrette seulement que les raisons pour lesquelles certaines pièces de cet album sont entrées dans la mémoire collective n’aient pas été analysées plus en profondeur. Crist évoques certes les moyens promotionnels qui ont permis à Take Five, par exemple, de monter dans les hit-parades. Mais cela n’explique pas tout. L’une des raisons se trouve sans doute dans le son de cette musique, une dimension précisément absente du livre de Crist : l’espace, la décontraction, le mix plaçant le piano “proche du visage”, la solidité essentielle de la basse, etc.. L’association de tous ces paramètres ont favorisé la création d’un son unique, identifiable dès la première seconde de Take Five, constituant sans doute l’un des facteurs du succès de la pièce, à côté d’autres d’ordre sociologique, historique et culturel. Pour autant, ne boudons pas notre plaisir : ce livre érudit apporte plus de réponses qu’il ne draine de question. Ludovic Florin

 

Dave Brubeck’s Time Out, par Stephen A. Crist (Oxford University Press, “Oxford Studies in Recorded Jazz”, 272 pages, 21 €).

NDLR : Un autre livre consacré à Dave Brubeck vient juste de paraître, Dave Brubeck A Life In Time de Philip Clark, préfacé par Chick Corea (éd. Headline, 450 pages, 30 €).