Jazz live
Publié le 24 Nov 2020

Hugues Panassié révélé par Pierre Fargeton

On s’intéresserait donc encore d’Hugues Panassié… En 540 pages réunissant Mi-figue, mi-raisin (les lettres de Panassié à André Hodeir de 1940 à1948 restituées et commentées) et Exégèse d’un théologien du jazz, Pierre Fargeton semble avoir fait une bonne fois pour toute le tour du sujet.  

En février 2018, chroniquant brièvement, quoique positivement, L’Œuvre panassiéenne et sa réception publié par Laurent Cugny chez Outre Mesure en 166 pages, j’avais conclu avec un rien d’ironie, voire une pointe d’agacement, que le dossier était désormais clos et qu’il était temps de passer autre chose. Et je dois dire qu’avoir le privilège de recevoir du même éditeur un nouvel ouvrage sur ce sujet ne m’a pas fait bondir de joie. Si le personnage fait parfois encore débat (parmi quelques vieilles barbes du Sud-Ouest où celui que l’on surnomma le Pape de Montauban et qui reçut longtemps le monde du jazz, tel un monarque, en son château Gironde dans le Lot, eut un influence considérable), l’affaire me semblait classée, tout du moins classable, étant désormais admis par le bon sens que Panassié fut, dans un premier temps, un pionnier du combat pour la connaissance, la reconnaissance et la promotion du jazz, puis que, dans un second temps, il perdit suffisamment la raison pour perdre également le restant de sa vie à dénoncer l’imposture d’un “anti-jazz” tel qu’il baptisa le bebop. Ce qui, de nos plus jeunes lecteurs à ceux qui comme moi traversèrent l’adolescence à l’heure des querelles autour du free jazz puis du jazz-rock, ne suscite plus tout au plus qu’une incrédulité amusée. Et l’on ne lit plus que pour la gaudriole cette notice du Dictionnaire du jazz de Panassié lorsqu’il nous arrive de le feuilleter dans un vide grenier avant de le reposer sur l’étal : « DAVIS, Miles : Trompettiste né à Alton, Illinois, en 1926, qui a délibérément tourné le dos à la tradition musicale de sa race et qu’on peut citer en modèle de l’anti-jazz. » Certes, il n’est d’autre de ces querelles esthétiques qui trouvent une place aussi persistante dans nos histoires du jazz, et le pittoresque des batailles de chiffonniers à la sortie des concerts d’après-guerre entre “raisins aigres” (les amateurs de jazz moderne) et “figues moisies” (les tenants du jazz pré-bop) restent un fait connu des jazzfans un peu informés, lorsque d’autres faits d’une toute autre importance et d’un tout autre intérêt sont tombés dans l’oubli, ne serait-ce que pour la raison qu’ils concernent les créateurs eux-mêmes et non leurs commentateurs.

Or, il est fort singulier de constater que le signataire de cet ouvrage ait été auparavant l’auteur – outre une étude sur l’influence du be-bop sur le langage de Django Reinhardt* –d’un livre formidable*, salué dans ces pages, sur un musicien oublié et pourtant visionnaire, André Hodeir, dont l’ONJ et Patrice Caratini devraient célébrer le centenaire de la naissance l’an prochain en reprenant son chef d’œuvre Anna Livia Plurabelle, un événement qui, si l’on croit à l’éternité, nous fait supposer qu’il fera faire à Panassié quelques sauts périlleux dans sa tombe.

André Hodeir : 772 pages, près de trois livres sur ma balance de cuisine. Panassié : “tout juste” 540 pages, à peine un kilo. Fargeton a gardé le sens des proportions, si l’on considère au surplus qu’André Hodeir est omniprésent sur la première partie de l’ouvrage. Mais tout de même, quelle mouche a-t-elle bien pu pousser Fargeton à consacrer tant d’attention, de temps et de pages à ce Panassié que nous pensions définitivement relégué aux archives ?

Rapportées à pareil sujet, le sérieux, l’érudition, la documentation, la faculté d’écoute, d’analyse et de jugement dont notre enseignant-chercheur à l’Université de Saint-Étienne avait fait preuve à propos d’Hodeir, ont commencé par m’intriguer. Le sous-titre de la première partie de son ouvrage a fait plus encore pour m’inciter à ouvrir ce livre : Mi-figue, mi-raisin, Hugues Panassié – André Hodeir, correspondance de deux frères ennemis. Soit 123 pages que, en quelques sorte, Panassié doit à Hodeir. Il s’agit plus précisément des lettres, conservées par Hodeir, que Panassié lui écrivit entre 1940 et 1948. Plus précisément encore, les trente-neuf lettres écrites du 27 avril 1940 et au 6 mai 1942, plus cinq autres entre le 10 novembre 1947 et le 17 mars 1948. Hélas, les lettres d’Hodeir qui fut l’initiateur de cette correspondance semblent avoir disparu, mais aux réponses que lui fait Panassié, on peut deviner leur contenu bourré d’informations sur ce que fut le jeune Hodeir. C’est déjà ça.

Je dois avouer que je n’ai fait que les lire ces lettres en diagonale, Fargeton l’ayant fait pour nous ainsi que d’en tirer les conclusions. Où l’on découvre – si l’on ne le savait déjà – qu’André Hodeir fut d’abord une sorte de disciple de Panassié, jeune jazzfan, s’essayant à écrire sur le jazz dans L’Écho des étudiants. C’est ainsi qu’il commence à écrire au “maître” pour lui soumettre ses idées et des priorités de disques à recommander à ses lecteurs, connaître son avis sur tel et tel musicien, lui demandant même l’autorisation de le citer dans ses articles. Le Pape de Montauban, qui soignait sa considérable cour et qui, du fait de son éloignement de la vie parisienne, ne manquait aucune occasion d’étendre son empire, fait preuve d’une grande disponibilité vis-à-vis de ce jeune homme qu’au fil des lettres il apprend à connaître et dont l’esprit critique grandissant, jusque dans la polémique, lui vaut une estime tout aussi grandissante. Y eut-il rupture  entre 1942 et 1947 ou perte d’une partie de la correspondance ? Toujours est-il que lorsque celle-ci reprend, du « Cher Monsieur » adressé par le maître à son disciple, on est passé à « Mon Cher André ». André Hodeir est alors nommé rédacteur en chef de Jazz Hot comme il l’apprend par courrier à Panassié.

La guerre du bebop ne fait alors que menacer. Pour l’heure, ce n’est encore qu’une sorte de révolution de palais entre Panassié et l’entourage de Charles Delaunay (Boris Vian, Frank Tenot, Hodeir…). Le conflit éclate à l’occasion d’un coup d’état au cours duquel Panassié et son réseau provincial ont mis la main sur l’organe associatif de diffusion baptisé Hot Club de France en 1932, Charles Delaunay gardant le contrôle de Jazz Hot, journal qu’il avait créé avec Panassié en 1935. Au fil de ces dernières lettres, on sent Panassié désolé de perdre tout à la fois un disciple et un allié : « Je crois que vous avez de réelles capacités d’analyse musicale, ce qui vous distingue de nullités comme Tenot, Delaunay, Vian et autres imbéciles de « Jazz Hot ». […] J’ose espérer que vous aurez à cœur de ne pas vous déshonorer, en tant que Rédacteur en Chef, en idiotifiant le public français de la prose de ces pauvres nigauds ou de ces individus putrides qui ne comprennent rien au jazz. Vous n’avez pas le temps de tout écrire vous-même, dites-vous ? [où l’on devine Hodeir, qui place la barre très haut, ayant tenté de se démarquer des “nigauds” vis-à-vis de son ancien maître, en tout cas sûrement embarrassé par certaines plumes qui ne devaient pas trop correspondre au niveau d’exigence auquel il aspirait pour le journal dont il venait de prendre la direction.] Mais sachez qu’il y a, en France, un certain nombre de gens pouvant écrire sur le jazz autrement que ne le font les Tenot et autres Vian. » Mais se voyant refuser un droit de réponse, la correspondance se termine le 17 mars 1948 par un définitif : « Puisque vous désirez interrompre là notre correspondance, interrompons. » Quant au bebop, il en est peu question dans ces derniers échanges car, on le verra, la position de Panassié est encore loin d’être arrêtée à cette époque.

Ce qui nous amène à la seconde partie de l’ouvrage de Fargeton, dont la première pourrait n’être qu’une annexe (nous n’en sommes encore qu’à la page 146), voire être considérée comme un autre livre. Dans ce qui prend pour titre Exégèse d’un théologien du jazz, la pensée d’Hugues Panassié en son temps, Fargeton se montre aussi brillant que passionnant. D’abord parce qu’il a déniché et passé au tamis une documentation propre à lui permettre d’entrer dans l’intimité de l’œuvre et de la personnalité de Panassié. En guise de bibliographie, il consacre 35 pages à un inventaire chronologique des œuvres de Panassié (chroniques, articles, entretiens, préfaces, discographies, billets d’humeur publications et traductions anglaises y compris posthumes, de 1930 à 2013 ), là où l’on a vu certains “penseurs du jazz” afficher leur érudition dans leurs ouvrages sur le jazz par des énumérations bibliographiques pléthoriques où les rares écrits sur le jazz font souvent figure d’accessoires parmi les livres de philosophie, de sociologie, de linguistique, etc. Non que Fargeton soit étranger à la rumeur du monde et les notes de bas de page, nombreuses, attestent de l’abondance de ses sources. Il n’est que de voir comme il explore l’époque de l’entre-deux-guerres avec une formidable connaissance du terrain afin de mettre en évidence la complexité et les contradictions de la pensée du jeune Panassié, formé dans un environnement intellectuel catholique et droitier que l’on a souvent réduit trop rapidement à Charles Maurras, à l’Action Française et à l’anti-sémitisme, mais où l’on trouve mille nuances et des frontières aussi peu étanches qu’elles sont mouvantes à l’image des incertitudes des deux grand maîtres à penser de Panassié, Jacques Maritain et Léon Bloy, figures du catholicisme dont il aura bien fallu la plume et l’intelligence de Fargeton pour que je prête mon temps et mon attention à leur existence.

C’est dans cet épais marigot intellectuel que se débat Hugues Panassié qui a la révélation du jazz, comme Saint-Paul fut frappé d’éblouissement sur le Chemin de Damas, et qui va devoir aménager ses convictions politico-religieuses pour parvenir à les mettre en cohérence avec sa nouvelle passion. Car, ce qu’il découvre n’est pas cette variété “jazzy” et ces “revues nègres” qui émoustillèrent l’intelligentsia française dans les années 1920, mais le vrai Jazz Hot, celui de Louis Armstrong et de ses descendants, la musique des “nègres” d’Amérique comme on les appelle encore (et sans majuscule) et que l’on imagine guère bienvenus dans les salons sa belle-mère Haydée Magnus-Level où Panassié put fréquenter le gratin de l’Action française, et où le philosémitisme que lui inspira la figure de Mezz Mezzrow avait encore moins sa place.

Les Noirs d’Amérique et leur musique, il va pourtant en faire les tenants d’une vitalité salvatrice pour l’Humanité qui s’est perdue avec la démocratie, l’asservissement à l’état social et l’avènement du modernisme. Où l’on voit comment sa conception du jazz va se croiser et se décroiser avec les idéologies fascistes et les théologies catholiques qui hantent l’entre-deux-guerres, l’amenant à un positionnement original par rapport aux idées primitivistes qui fleurissent alors (notamment dans le domaine du jazz où Fargeton les identifie chez Robert Goffin et, outre-Atlantique chez Winthrop Sergeant ou Rudi Blesh), tout comme il se démarque de la vision érotisée du jazz par un Michel Leiris, des allégories modernistiques d’un Mac Orlan, des généralisations de George-Henri Rivière, des malentendus de Theodor Adorno, de l’écoute accessoiriste d’un Jean Cocteau auquel il tentera en vain de faire écouter le jazz autrement que ne le rêve le poète, en se proposant même de lui envoyer quelques disques exemplaires dont ce dernier ignorera l’offre.

Et c’est bien ce mérite que, non sans jeter une pierre dans le camp de ceux qui pensent le jazz avant même de l’avoir écouté, Fargeton reconnaît au Panassié d’avant son entrée en guerre contre le bebop :  il écoute, il entend, avec une attention aigüe au fait musical. Il n’a pas les qualités d’un musicologue, mais il est authentique mélomane. L’auteur nous donne moult exemples montrant que Panassié est l’un des rares à prêter l’oreille au jazz et à aller au contact de ses acteurs, à une époque où les intellectuels et artistes (compositeurs classiques compris) qui s’y intéressent pour de fallacieuses raisons ne l’entendent ni ne le comprennent.

Certes, si son attention et ses efforts d’observation sont authentiques, son écoute est candide – beaucoup moins que celle de la plupart de ses contemporains ? –, car il est dépourvu de toute formation musicale et ne dispose pas des mots pour le dire, sinon ceux de la sensation, de l’enthousiasme, de l’émoi, de la révélation, de la communion, dont il tire une théologie de brocante nourrie d’un certain catholicisme, d’où le titre choisi par Fargeton, Exégèse d’un théologien du jazz. Mais Panassié en sait suffisamment pour éclairer et conquérir son auditoire, communiquer son amour du jazz. Et s’avère même capable d’en remontrer au jeune Hodeir, voire à lui remonter les bretelles lorsque, devenu rédacteur en chef de Jazz Hot, Hodeir écrira à l’écoute des premiers disques bop que les boppers ne recourent plus aux structures standards AABA. Preuve ici que Panassié écouta le bop et l’entendit, comme en témoigne encore ces deux citations parmi celles extraites par Pierre Fargeton entre 1947 et 1949 de la Hot Revue ou de La Revue du jazz.

« Charlie Parker est un des jeunes musiciens les plus doués qui se soit révélé depuis 1940. C’est un des créateurs du “be bop” et un des rares musiciens s’exprimant souvent dans ce style avec aisance et inspiration. Il a beaucoup d’idées et de swing. » (La Revue du jazz, février 1949)

 « On s’est étonné que je puisse aimer à la fois Tommy Ladnier et Harry Edison, Fats Waller et King Cole, Johnny Hodges et Charlie Parker, le Hawkins actuel et l’ancien. En un mot, on s’étonne de me voir aimer à la fois le jazz ancien et le jazz contemporain. […] Pourquoi ne pourrait-on pas aimer à la fois les grands trompettes Nouvelle-Orléans et ceux “modernes” qui jouent bien ? » (Hot Revue n°3, 1947)

Mais l’expression de Panassié est d’autant plus maladroite que le vocabulaire technique de la musique lui manque et qu’il n’a pas par ailleurs ce talent littéraire qui permet de jouer sur la métaphore pour pallier au défaut de compétence musicologique. Le bebop le dépassant quelque peu, la plume et la science musicale d’André Hodeir, ainsi que la tchatche d’un Boris Vian faisant de l’ombre à sa faconde, relégué sur la touche par la fronde du Hot Club de France qu’il conduit loin de Paris, il se replie sur lui-même et sur son cénacle, sa “théologie” du jazz va prendre le dessus sur l’écoute, et contrairement avec ce qu’il avait toujours su faire, il pensera désormais avant que d’entendre, et n’entendra plus que ce que lui dictent ses a priori “théologiques”.

Pierre Fargeton nous plonge ainsi dans une sorte d’épopée dramatique intime, nous faisant traverser l’époque, des salons de la droite catholique à monde artistique composite et effervescent, nous présentant les différentes figures qui marquèrent la pensée de Panassié et comment il s’en démarque pour n’en conserver que les justifications de sa passion initiale, le jazz hot. Fargeton pense son personnage et les contorsions intellectuelles qu’il conçut pour aller son chemin dans une époque et un milieu où tout aurait dû l’en détourner. L’auteur recourt pour ce faire aux outils de l’Histoire politique, sociologique, philosophique et artistique, sans perdre son lecteur par des jongleries intellectuelles hors-sol. Et si son texte est dense et touffu, l’écriture en est limpide et suffisamment détaillée pour éviter tant que faire se peut, toute zone d’ombre à son lecteur. Enfin, il referme, espérons-le définitivement, le dossier Panassié, l’édition ayant d’autres chiens à  fouetter avec un bibliographie francophone du jazz bien maigre et récurrente en regard de ce qui s’écrit outre-Atlantique.  Franck Bergerot

* La Modernité chez Django. L’influence du be-bop sur le langage de Django Reinhardt, entre 1947 et 1953, Mémoires d’Oc éditions, 2005.

** André Hodeir, le jazz et son double, Pierre Fargeton, Symétrie, 2017.