Jazz live
Publié le 23 Août 2019

JAZZ CAMPUS EN CLUNISOIS, cap sur le jardin de la Saône et Loire

Cap sur le jardin de la Saône et Loire, à Cluny, pour l’édition 2019 de JAZZ CAMPUS EN CLUNISOIS, du 17 au 24 août. Je retrouve, comme chaque année depuis 2003, la grande famille des bénévoles. Dont certains sont devenus des amis. Et ceci n’est pas rien. C’est aussi le rendez-vous programmé avec toutes les musiques de jazz dans l’excellente sélection du contrebassiste Didier Levallet, créateur du festival et des stages, dès 1977. Retours et impressions sur mon dernier festival de cet été caniculaire ...

Cap sur le jardin de la Saône et Loire, à Cluny, pour l’édition 2019 de JAZZ CAMPUS EN CLUNISOIS, du 17 au 24 août. Je retrouve, comme chaque année depuis 2003, la grande famille des bénévoles. Dont certains sont devenus des amis. Et ceci n’est pas rien. C’est aussi le rendez-vous programmé avec toutes les musiques de jazz dans l’excellente sélection du contrebassiste Didier Levallet, créateur du festival et des stages, dès 1977. Retours et impressions sur mon dernier festival d’un été caniculaire.

Après un orage terrible qui a détruit une partie du vignoble du Beaujolais mais n’a pas, heureusement affecté les Macon village, Pouilly Fuissé et autres Viré Clessé , la température a chuté brutalement de 20°.

Mardi 20 août : ça commence très fort

Passage au Théâtre Municipal, pendant la balance où le trio de Laurent Dehors répète le programme de son dernier album Moutons, à la pochette marrante (l’association Tous Dehors/ l’Autre Distribution). Si les apparences peuvent souvent tromper, on peut sentir, avec un peu d’habitude et selon l’engagement du musicien, si le concert du soir aura de l’envergure.
Je découvre ainsi le jeune guitariste Gabriel Gosse, valeur montante de la scène hexagonale, issu du C.N.S.M parisien qui joue dans le dernier Moving People de Ricardo del Fra; il est en train d’expliquer comment fonctionne son banjo, plutôt roots, semblable à ceux des musiciens de la Nouvelle Orleans, qui nécessite des attaques franches et un jeu intense car il n’est pas pourvu d’une résonance métallique comme les banjos postérieurs.
Franck Vaillant, sur son trône de batteur fou, impulse une frénésie jubilatoire à l’ensemble qui n’a d’égal que le volume sonore. Le multi-anchiste rouennais est aux anges visiblement mais il prépare très précisément la suite de petites pièces que nous entendrons plus tard, avec changement d’instrument à chaque nouvelle compo, voire au sein de chaque thème et parfois, se servant de deux à la fois, comme s’il ne pouvait choisir.
(Alain Michalowicz)
Plus sérieusement, il suit l’exemple de Roland Kirk et aussi de Jacques Di Donato, un peu oublié aujourd’hui. Sauf des clarinettistes? Laurent Dehors, justement a apporté toute la panoplie de ses clarinettes mais pour le sax ténor et le soprano, il attend un ami qui doit le dépanner; c’est qu’il rivaliserait presque avec l’attirail insensé, impressionnant de Xavier Desandre Navarre qui joue son solo Beat Body And Soul en première partie. Il vient d’arriver pour installer son barda.
Atmosphère bon enfant entre les deux batteurs percussionnistes qui échangent des tuyaux sur leur équipement respectif.

Il est déjà l’heure de monter à la Vineuse/Frégande pour le concert solo de la jeune clarinettiste Elodie Pasquier, à la Grange de la Dîme. Ce que j’apprécie dans ces escapades thématiques à forte résonance musicale, c’est la découverte de nos “provinces”, comme on disait avant …sans aucun jugement dégradant de ma part, qui ne suis pas parisienne. Il y a longtemps que la Bourgogne, sans avoir encore révélé tous ses charmes, est pour moi une terre d’exception, avec ses vignobles (la star en Saône et Loire (71) étant sans contexte le Pouilly Fuissé), ses églises et abbayes romanes, ses châteaux fortifiés, ses fermes imposantes aux belles pierres montées sans joint. Du tourisme des lisières, interstitiel quand on arrive dans ce petit village. Car le festival sillonne le Clunisois, valorisant le territoire en incitant le public à suivre ce festival itinérant sur différents sites : il met un coup de projecteur sur les petites communes, Berzé, Dompierre les Ormes et son musée du bois, et bien sûr Matour qui accueille avec bienveillance les stages, animés par de sacrées pointures. Ces ateliers et leur restitution le dernier jour du festival sont l’autre ambition, pédagogique de Didier Levallet.


Si la grange, de l’extérieur, ne paie pas trop de mine, quelle surprise à l’intérieur avec la mise en lumière de la scène de Gérald, sur laquelle se profile la clarinettiste.

La grange est pleine pour écouter une enfant du pays, de Tournus précisément ( ville du peintre Greuze) qui, après des études classiques, s’est orientée vers le jazz et les musiques improvisées.
Elle a choisi quatre petites pièces, jamais faciles pour chacune de ses clarinettes: la première, à la clarinette basse, nous cueille d’entrée, tant elle sait en tirer les murmures les plus doux, féline et sensuelle.
Elodie nous présente ensuite son répertoire, ce qui est extrêmement fûté-on ne le dira jamais assez, décrivant l’atmosphère qui a présidé à la création. C’est tout à fait justifié, indispensable même pour la troisième pièce, dédiée aux volailles qui lui firent écho quand elle composait le morceau. Et à la voir jouer de sa petite clarinette (en fait, une clarinette raccourcie) et en tirer des sons étonnants, voire bizarres, en jouant sur le métal, les orifices, on imagine soudain les piaillements de la basse cour.


La dernière, sur clarinette en mi bémol est dédiée à un poisson rouge nommé Christine. Si elle ne fait pas de slap et très peu de respiration continue, elle a une façon irrésistible de vous envelopper dans ses rêts, volutes jamais stridentes et agressives.
Elle ne nous dira qu’en fin de concert, à quel point elle est émue, car elle faisait partie des stagiaires de Jazz à Cluny, il y a vingt ans, sous la garde de Laurent Dehors. Elle joue avec une sincérité qui ne trompe pas et le public est au regret qu’il n’y ait pas de rappel. Mais le programme suit un timing serré et il faut revenir à Cluny dare dare pour le double concert qui commence à 21h avec le solo de …

Xavier Desandre Navarre, danseur de peaux et maître des fûts

On peut se méfier des solos spectaculaires des batteurs qui ont pour effet d’impressionner l’auditoire en jazz ou en rock avec les envolées stratosphériques des guitares électriques qui donnent une sérénade un peu plus enflammée qu’avec une traditionnelle mandoline…

Mais le résultat est bluffant: ce maître des peaux et des fûts cherche timbres et couleurs, se servant aussi de la voix sur un titre “Haïti” en hommage aux deux exilés brésiliens Gilberto Gil et Caetano Veloso . Surnommé le sorcier du groove, il nous fait entrer dans sa magie vaudoue, capable d’entrer dans une transe épuisante qui me fait souvenir de la fièvre des tambours bata cubains, entendus en début d’été au Charlie Jazz Festival, dans le merveilleux Que Vola de Fidel Fourneyron, prof de stage cette année encore.
Le batteur est intégré dans le théâtre d’ombres et de lumières que lui créent les techniciens (bravo à Vincent pour ces lumières psychédéliques). Son dispositif composé de percus, d’objets sonores insolites comme ce saladier en inox qui résonne différemment, vide ou plein d’eau, des tuyaux, toutes sortes de cloches, une grande galette sur laquelle il tambourine de ses doigts experts.
Pas de baguettes, il joue à mains nues, démultipliant les effets avec des boucles qui lui permettent de superposer les couches sonores. Une performance où le rythme, la pulsation constante, deviennent mélodie(s) de tous les continents.

Un musicien “mondialiste” au meilleur sens du terme. Universel, fédérateur, spontané, généreux. Communiquant son enthousiasme et sa belle énergie à tous.

Laurent Dehors: un sacré détourneur de genres
Pas de rappel là encore, pour laisser la place aux Moutons de Laurent Dehors et de son trio.
Un ballet de tous ses instruments, des clarinettes à la cornemuse et à l’harmonica,

(Alain Michalowicz)


un festival pyrotechnique où, sans jamais relâcher la tension, continue d’un bout à l’autre du concert, l’histrion nous entraîne dans une suite follement extravagante de petites pièces, courtes séquences aux titres très drôles dont il a soigné l’enchaînement, n’épargnant jamais ses lèvres qui passent par diverses embouchures. Il superpose les clarinettes sur la première “Les oiseaux”, avec des inflexions bop mais aussi New Orleans sur “Habop”, joue une ballade émouvante sur le chef d’oeuvre de Duke Ellington “Solitude”. C’est l’une des pièces les plus achevées, imposant l’évidence d’un trio dont la grande plasticité se fond en une seule forme, une figure parfaite d’entente cordiale et d’interplay.
“Augustin” dédié à son fils de cinq ans est en deux parties et le banjo du guitariste qui a délaissé sur ce seul titre, pour la beauté de la couleur, sa sept cordes, est une surprise de tous les instants. Avec “Lily”, on retrouve, au ténor, le jeu de jambes si caractéristique…
(Alain Michalowicz)
S’il joue toujours staccato, nerveux, tendu, grognant, klaxonnant, éructant, vers la fin du concert, il se détend à jouer la mélodie, selon des phrases construites élégamment et non plus des cellules juxtaposées et répétées. Soutenu par la précision diabolique de ce batteur extraordinaire qu’est Franck Vaillant qui use de son téléphone et de sa batterie électronique pour changer la donne et sortir des sentiers battus (en référence au titre de l’album). Sans oublier pour autant sa panoplie d’accessoires habituels dont une grande boîte de café, en fer blanc, sur laquelle il frappe allègrement.

Et pour notre plus grand plaisir, Desandre Navarre revient, la complicité des deux batteurs ne connaîssant pas d’exclusive et leur vigueur rythmique résultant en une figure à la Krishna, (me souffle Alain, photographe assidu et convoyeur bénévole des plus attentionnés).
(Alain Michalowicz)

Rebelle avec raison et non sans cause, Laurent Dehors a convaincu une fois encore l’assistance. Perfectionniste attentif qui ne déteste rien tant que l’ennui et la répétition, il croise et décale toutes les musiques qu’il aime : de l’opéra ( une suite à sa Petite histoire sort en octobre), Debussy dans son Drift, entendu au château de Berzé dans le “tinailler” du château de la comtesse, il y a quelques années.

Objectif rempli avec ma première soirée bourguignonne, pleine mais légère, tant ces trois concerts s’agençaient à merveille dans le dispositif du festival. Le dosage idéal d’une programmation plus que fine, pointue et ludique, exigeante et joyeuse. Un coup de maître de la part de Didier Levallet qui nous a concocté en ce mardi 20 août, le menu le plus équilibré et gustatif qui soit.

(Alain Michalowicz)

Mercredi 21 Août : les musiques improvisées en partage

C’est la thématique de cette soirée, il y en a toujours une, au creux de la semaine pour faire venir les publics, de locaux et de vacanciers, qui se rapprochent de plus en plus, avec des musiciens de haut vol, créatifs mais expérimentaux.
La jauge du théâtre n’est pas pleine, mais ce n’est pas mal du tout pour la soirée qui va surprendre une partie de l’auditoire, car il y a toujours les fans inconditionnels, en l’entraînant hors de ses repères, confortables.
Ça commence très fort avec le duo de la guitariste (de formation classique) Christelle Séry et la chanteuse Géraldine Keller, animatrice de l’atelier voix à Matour, qui propose le thème « Vox Vox:laboratoire vocal ».

Ortie Brûlante


Le duo se propose de lire et de commenter à sa façon des passages de L’été : papillons, ortie, citrons et mouches, (La Cécilia, 1991) du poète belge d’origine russe Eugène Savitskaya.
Au lieu de chercher à dire les choses, celui ci s’attarde, répète, ressasse, retardant l’action par des descriptions très précises. Sans doute n’est-ce pas étranger au choix de la chanteuse, qui, dans une incessante réélaboration, revient sur ce qui a été dit, reformule , gargouille, crie, murmure, renforçant ou au contraire adoucissant les sons dans l’espace de la diction. Une sorte de piétinement discursif dans la jubilation du langage, autour de ce qui devient un exercice de style, agrémenté de nombreux effets électroniques. La voix et les machines.
Je songe à ma première expérience clunisienne avec Elise Caron dans la tour du Farinier de l’abbaye, sur des mots de Jacques Rebotier. Géraldine Keller avec sa complice qui tire de ses guitares acoustique et électrique tous les effets possibles, propose une performance très radicale au début du set qui s’adoucit, vers la fin du concert, avec un passage plus attendu, mais apaisant à la flûte et guitare. Il faudrait peut être songer à éclairer le public qui ne demande qu’à saisir la démarche de cette lecture protéiforme, éclatée. Car il est évident que l’émotion “classique” n’est pas le but recherché et après tout, pourquoi pas? Dépassons ce stade affectif premier, pour entraîner vers un “ailleurs”, compensateur et prodigue en fort ressenti. Avec de quoi enflammer l’imaginaire… C’est une voie étroite sur laquelle s’est engagée cette musicienne accomplie, Géraldine Keller, une passe difficile, elle qui a travaillé avec les grands improvisateurs, de Dominique Pifarély sur la poésie cryptée de Paul Celan ( pas facile là non plus) à Claude Tchamitchian… jusqu’à la Petite histoire de l’opéra, bien décalée de Laurent Dehors.

Le trio de Sophie AGNEL, John EDWARDS, Steve NOBLE : AQISSEQ

Didier Levallet, fort judicieusement, nous éclaire dans sa présentation, en lançant quelques petits cailloux… C’est un trio de configuration des plus classiques (piano, contrebasse, batterie) qui, s’il ne suit pas l’art du trio selon Bill Evans, Ahmad Jamal ou Keith Jarrett, propose autre chose.
Sophie Agnel, de formation classique, fut pendant quatre ans la pianiste de l’ONJ BENOIT. Elle “dévore le jazz traditionnel” (selon les mots du présentateur ), dans les multiples champs de “l’improvisation pure, totale” qu’elle pratique assidument.
Elle a certes du tempérament et si son piano est préparé ( rappelons que John Cage initia la formule qui a été tant de fois reprise, il y a plus de quarante ans), ce n’est ni une musique violente, ni agressive (question décibels, pas plus forte que le trio de Laurent Dehors hier soir). Mais cette approche directe et radicale, franchement libertaire, plonge immédiatement dans un bain sonore intense, créé par un engagement éruptif et un jaillissement franc du son : la Française a su s’entourer d’une formidable paire rythmique anglaise au vocabulaire pertinent : force abrupte, sèche et mate, sans une once de gras, sachant capter les timbres, flux sonores et les exploitant au mieux. Pour le batteur, un set réduit, minimal mais tirant parti de toute une série de baguettes qu’il tient parfois comme des marteaux de géologue,
(Alain Michalowicz)
sans oublier mailloches, chiffons pour rendre le son autrement. Grondements sourds, brefs éclats, battue éclatante, il arrive à extraire une matière dure, à vif.

Le contrebassiste qui a joué avec Phil Minton, Evan Parker n’est pas en reste : sur la contrebasse de Didier Levallet, qu’il essuie conscientieusement, y compris pendant le salut final (on sent que chaque geste compte et a du sens), il arrive à tirer frottements, raclements, gratouillis étranges et gracieux, remontant jusqu’au haut du mât, impérial à l’archet, sans trop d’effets qui plus est, pas de pizz, ni de slap….pas d’électronique surtout.


Un échange vrai, sans emphase, chacun se nourrissant des propositions des autres, sans trop se regarder, dans la seule écoute, au plus près, sous une seule lumière orangée, sans effet glamour. Là encore merci à la vaillante équipe, infatigable et aux petits soins dès la balance, des sonorisateurs, Jérémie, Jérôme, Gérald.
Puissance et précision de ce trio égalitaire, (mené par une femme quand même) post free en quelque sorte, dépassant les frontières déjà marquées de l’improvisation “old school”. C’est aussi vrai que le solo de Elodie Pasquier avec ses seules mains, son souffle, et ses bâtons de réglisse.


Qu’ils me pardonnent, j’adorerai quand même les voir jouer un jazz plus classique et aussi du rock, car vu leur âge et leur origine, ils ne doivent pas avoir échappé au rock progressif où brillèrent les Anglais. Et d’ailleurs en coulisse, Steve Noble (qui n’a rien à voir avec Ray Noble, je le précise même si une possible filiation, totalement imaginaire, m’a effleurée, moi qui aime tant le duo, alors là franchement “square” de Ray Noble/Al Bowly) m’avouera avec un détachement des plus “blasés” que la liste des groupes de divers styles dans lequel ils ont joué est longue, du jazz classique (sic)-il entend par là du Monk, au rock le plus basique. Il fait néanmoins partie de cette avant-garde british qui a joué avec Derek Bailey, Lol Coxhill, Peter Brötzmann voir le label Clean Feed).
Quant à son complice, avec cet humour chevillé au corps, il raconte comment ils ont attrapé, en 28 minutes, pas une de plus, leur train pour Macon Loché TGV, passant de la gare du Nord à la gare de Lyon après avoir raté de peu un premier R.E.R, en courant, puisque ce bloody EUROSTAR avait une heure de retard… Anecdote triviale mais significative de l’endurance et de la combativité sportive de la paire rythmique.

De fait la question “Y aura t-il des passages plus mélodieux, mélodiques, en relative opposition avec d’autres explosif et explosés”? ne se pose plus et on n’a plus qu’à regarder Sophie Agnel, penchée sur la carcasse mise à nu du piano, des rythmes profonds surgissant des entrailles, en pensant à la fonction du son, force “cosmique” essentielle, chez Giacinto Scelsi.
C’est au final une musique qu’il faut appréhender avec son corps entier, de la tête pensante à l’ombilic ventral, jusqu’aux orteils, puisant à la source de cette musique sans nostalgie, ouverte, entre climats percussifs et moments de méditation.

A suivre…

Sophie Chambon