Jazz live
Publié le 13 Mai 2018

Jazz en Comminges. De Jean-Luc Ponty à Roberto Fonseca

Deux dernières soirées qui viennent confirmer, si besoin était, que le jazz actuel présente de multiples visages. Qu’il se joue de l’espace comme du temps, mêle avec allégresse passé et présent, voire futur. Tel est l’enseignement que l’on pourra tirer de cette seizième édition.

Exemplaires, les concerts du 11 mai. En première partie, Jean-Luc Ponty plonge dans sa grande période des années 70-80. Il en exhume des pépites, les fait étinceler, leur redonne l’éclat du neuf tandis que, dans le même esprit sinon la même forme, Cory Henry perpétue la tradition de la Great Black Music. Le lendemain, l’ultime prestation est dévolue à Roberto Fonseca, pianiste confirmé et attendu par un public conquis d’avance. Celui-ci aura, en première partie, découvert Kamasi Washington, porte-parole d’une génération qui entend donner au jazz un nouvel élan. Et même une nouvelle définition. N’a-t-il pas déclaré « le jazz, c’est juste un mot. La musique que l’on joue est au-dessus de ce mot » ?

 

Jean-Luc Ponty (vln), William Lecomte (p, claviers) , Jean-Marie Ecay (g), Guy Nsangué (b), Damien Schmitt (dm).

Saint-Gaudens, 11 mai.

 

Les métamorphoses de Jean-Luc Ponty ne se comptent plus. Issu du courant bop dont il fut, à ses débuts, une figure des plus prometteuses, il bifurqua, sous l’influence de musiciens comme Frank Zappa, vers des formes plus populaires, comme le rock qu’il intégra très vite à ses propres conceptions. Son goût pour l’expérimentation et les acquis de l’électronique ont fait le reste. A savoir une brillante carrière américaine, des collaborations prestigieuses. Sans oublier que ce compositeur fécond est aussi un brillant improvisateur qui s’appuie sur une technique hors de pair.

 

Il a choisi ce soir de faire revivre une époque particulièrement féconde, celle des années 60 et 70. Soit sa période jazz rock, au cours de laquelle il a composé et enregistré abondamment. Il puise dans ses multiples albums – en particulier « The Enigmatic Ocean » (1977) ou encore, de 1976, « Imaginary Voyage » –   les pièces qu’il choisit d’interpréter, entouré par un quintette qui lui offre un écrin somptueux.

 

Ce groupe pourrait offrir au slogan publicitaire « tout électrique », en usage jadis et encore naguère, une illustration éloquente. Nulle place pour un son « acoustique » dans un ensemble dont le dénominateur commun demeure la virtuosité. Une rythmique à laquelle le bassiste camerounais Guy Nsangué assure une assise inébranlable, des solistes de la trempe de William Lecomte et  Jean-Marie Ecay. A la baguette, ou plutôt à l’archet, un Ponty impérial, plus juvénile que jamais. Des suites telles The Struggle Of The Turtle To The Sea ou The Gardens Of Babylon ont résisté à l’épreuve du temps. Elles retrouvent ici toute leur fraîcheur et le public, largement composé de gens trop jeunes pour avoir connu cette époque, manifestent leur enthousiasme. Il n’est assurément pas de meilleure preuve que cette musique a gardé tout son pouvoir.

 

Cory Henry & The Funk Apostles

Cory Henry (org, voc), Nick Semrad (claviers), Adam Agati (g), Sharey Reed (b), Brenton Taron Lockett (dm), Denise Soudamine (chœur), Tiffany Steveson (chœur).

Saint-Gaudens, 11 mai.

 

Cory Henry plonge encore plus profond dans le passé. Jusqu’aux racines profanes et sacrées, celles du blues, du gospel. Les fondements de la musique noire américaine auxquels le funk a donné des couleurs nouvelles. Son groupe, dont le nom même suggère une forme de prosélytisme, s’inscrit dans ce grand courant, le sert avec une ardeur, un élan, une conviction indubitables. L’organiste-chanteur connaît lui aussi la magie de l’électronique. Le pouvoir de sidération des décibels. Nul tympan n’y pourrait résister. En dépit de bouchons d’oreille à toute épreuve. Je l’avoue, j’ai capitulé très vite. En rase campagne – où, dans le lointain, me parvenaient encore des clameurs frénétiques…

 

Kamasi Washington (ts), Ryan Porter (tb), Brandon Coleman (claviers), Rickey Washington (fl, ss), Joshua Crumbley (b), Patrice Quinn (voc), Ronald Bruner, Tony Austin (dm).

Saint-Gaudens, 12 mai

 

La présence de deux batteurs qui se livreront, au cours du concert, à une joute spectaculaire, fait immédiatement penser au double quartette d’Ornette Coleman. La comparaison s’arrête là. S’il fallait trouver des références à la musique du saxophoniste et de son groupe, c’est plutôt du côté de John Coltrane qu’il faudrait chercher, celui de « A Love Supreme ». Ou encore d’Albert Ayler, pour l’élan quasiment mystique et les mélodies d’une charmante fraîcheur. Avec d’autres réminiscences qui se font jour, plus ou moins fugitivement, au cours d’une prestation remarquable par son intensité et une constante recherche de la transe.

 

Mais ce qui frappe de prime abord, c’est l’originalité du propos. A la fois solidement ancré dans la tradition et résolument futuriste. Une synthèse improbable entre le groove, les recherches mélodiques et harmoniques les plus actuelles et l’aspiration à une manière de spiritualité, incarnée, concrétisée par la gestuelle aussi insolite que suggestive de Patrice Quinn. La chanteuse, connue, à l’instar de Nina Simone, pour son engagement en faveur des droits civiques, semble avoir sublimé une cause qu’elle a transposée sur un autre plan. Ce que suggère une pantomime inspirée des asanas du yoga. Elle mime littéralement les interventions des divers solistes, intervient du geste et de la voix dans les tutti. Un cérémonial, une dramaturgie qui enrichit la musique, la prolonge en lui donnant une dimension visuelle.

 

Remarquable aussi, et même propre à subjuguer, l’équilibre atteint entre les passages arrangés, interprétés par un ensemble cohérent, et la personnalité de musiciens auxquels Kamasi Washington accorde de larges espaces de liberté. S’illustrent tour à tour Brandon Coleman, virtuose dont chaque solo est un véritable feu d’artifice et repose sur une construction cohérente, le tromboniste Ryan Porter, à la sonorité ronde et au phrasé véloce. Sans oublier  un invité inattendu, le propre père du leader, Rickey Washington, à la flûte et au soprano. Quant à Kamasi lui-même, il pourrait à lui seul symboliser la synthèse vers laquelle il tend. Sa vêture, d’inspiration africaine, évoque sans doute ses racines lointaines. Sa musique, où les réitérations de cellules constituent autant de paliers vers la transe, puise dans un inconscient collectif nourri aussi bien de gospel que de polyrythmie africaine. Elle est en même temps profondément novatrice, dégage une énergie à laquelle il est impossible de rester insensible. Tel est bien son pouvoir d’envoûtement.

Roberto Fonseca (p, elp, voc), Yandy Martinez (b, elb), Ruly Herrera (dm).

Saint-Gaudens, 12 mai.

 

Que reste-t-il du Roberto Fonseca que l’on a connu, au début des années 2000, pianiste plus que prometteur, au sein du Buena Vista Social Club d’Ibrahim Ferrer et Omara Portuondo ? Un instrumentiste brillant, à la technique éprouvée, au toucher limpide. Un improvisateur capable d’entraîner les auditeurs dans des voyages au long cours. Il convient désormais d’ajouter à ces qualités celle de leader d’un trio soudé, efficace, à la musicalité éprouvée. Yady Martinez y rayonne, singulièrement lorsqu’il use de l’archet sur sa contrebasse (son introduction en solo de Besame Mucho est un modèle du genre). Ruly Herrera lui imprime un swing constant et fait, lui aussi, preuve d’un brio qui ne verse jamais dans la démonstration gratuite.

 

Le pianiste proclame son admiration pour la musique classique. Il fait l’éloge de Bach, Mozart, Beethoven et Rachmaninov. Un discours que vient corroborer son interprétation de morceaux inspirés souvent par  la musique cubaine, mais puisant à bien d’autres sources. Il habille chacun de couleurs originales, fait pour cela un large usage de l’électronique. Peut-être au détriment, parfois, du piano acoustique, où il excelle ? Il est vrai qu’il a acquis, au fil des ans, toute la rouerie d’une « bête de scène ». Il fait chanter au public un Mambo para Nina qui incite aussitôt les danseurs à se masser au pied de la scène. Une ambiance digne des descargas, ces jam sessions qui ont fait la réputation du jazz cubain. Un final en apothéose. Digne d’un festival qui aura, tous les soirs, drainé la grande foule  et tenu toutes ses promesses.

 

Jacques Aboucaya

 

(merci à Julie R.)