Jazz live
Publié le 19 Mai 2019

JAZZ IN ARLES AU MEJAN, MAI 2019.

Passation de relais avec Xavier PREVOST qui était à Arles la semaine dernière, pour le tout début de cette nouvelle édition, la 24ème. Toujours le même plaisir de revenir dans la ville, sur les bords du Rhône, près d’Actes Sud et de retrouver la fine équipe qui nous propose une semaine de jazz, dans une forme originale et accessible, servie par le cadre insolite et l’acoustique de la chapelle XVIIème.

JAZZ IN ARLES AU MEJAN, MAI 2019

Nathalie Basson, de l’association culturelle du Méjan, est l’âme de ce festival et Jean Paul Ricard, son directeur artistique nous ont concocté cette année encore un programme mettant en évidence la  diversité du jazz actuel.

JEUDI 16 MAI, 20h30 : ORBIT
Stephan OLIVA, piano
Sébastien BOISSEAU, contrebasse
Tom RAINEY, batterie.

Un seul concert ce soir, celui d’ORBIT, déjà annoncé dans la presse comme l’une des formations excitantes de ce printemps, réunion de trois personnalités affirmées du jazz.
La musique circule dans une complémentarité stimulante où chacun, à l’ écoute des deux autres, n’intervient que dans le désir de raconter une histoire, de faire sonner la musique. Le thème n’est souvent qu’un prétexte à l’improvisation collective.

Je m’attarderai moins sur le jeu de mots à l’origine du titre (les initiales de chaque musicien accolées à “International Trio”, ni à la photo suggestive de la pochette qui indique l’orientation, marque le concept de l’album, vers une musique des sphères?

Rappelons qu’Orbit est sorti fin avril sur le label nantais YOLK, créé il y a 20 ans par un autre trio de musiciens dont faisait partie Sébastien Boisseau aux côtés d’Alban Darche et de Jean Louis Pommier. Pour Stephan Oliva, c’est aussi un retour aux sources, à la formule de ses débuts, avec Bruno Chevillon, Paul Motian .
France Musique annonçait joliment “la ligne courbe du trio”: j’y vois moins la figure du cercle avec mise en orbite d’électrons libres que la parfaite combinaison d’un triangle équilatéral : selon Stephan Oliva,“une musique qui tourne autour de ses axes”. Précise, énergique et très organique, cette formation livre une matière sonore dense et colorée qui respire librement. Si les onze titres mixent deux répertoires (trois compositions du contrebassiste, sept du pianiste, et une seule du guitariste Marc Ducret avec lequel chacun a partagé des expériences de jeu), Tom Rainey semble le déclencheur de l’engagement : il “donne la teinte de chaque morceau”, inventif, jouant sans gras, d’une frappe sèche, ferme et forte, sur un set minimal de batterie, avec une économie de gestes qui évite de mouliner trop large. Stephan Oliva au piano, écoute intensément ce partenaire et jamais ne rajoute ou superpose des phrases accessoires, donc inutiles. Pourtant, il travaille soigneusement les nuances et les contrastes, passant d’un registre à l’autre, selon le contexte, délicatement mélodique ou vraiment percussif, mélancolique sur “Gene Tierney” (l’une de ses compositions dans le cinématographique After Noir, 2011, Sans Bruit) qu’il joue sur une grille d’accords. Et ça danse vraiment dans son enthousiasmant “Around Ornette” qui commence comme un blues, devient vortex, évoluant en “spirales” dans une mise en jeu du corps et de l’esprit. Créant des atmosphères changeantes au coeur même des pièces, délicat sur le début de “Wavin” avant de céder à la mise en tension, hypnotique tournerie de la composition du contrebassiste. Sébastien Boisseau est la deuxième force de cette rythmique ardente avec ces graves profonds, amplifiés au besoin. Le dernier titre “Lonyay Utça” (nom d’une rue de la capitale hongroise) est une composition qui évoque ses nombreux séjours à Budapest, son implication dans le label BMC. Douceur exquise de cette ballade qu’il dédie à sa jeune soeur, lui offrant ainsi une“Fleur Africaine” qui semble tourner, même si les accords diffèrent, autour de la composition de Duke Ellington.
On sort convaincu par cette nouvelle création, libre à plus d’un titre. Un embrasement continu, une musique qui entraîne, nerveuse et contrôlée dans ses emportements même. Une relation assez exemplaire de l’art du trio,  décidément insurpassable, l’authenticité d’un jazz qui donne du plaisir dès la première écoute. S’il m’est permis d’ajouter une note personnelle, chacun de ces musiciens me renvoie à des concerts exceptionnels  qui figurent dans mes « favorite things » et je ne manque jamais de rappeler à Stephan OLIVA l’aventure SKETCH suivie de tous ces merveilleux projets dont ECHOES OF SPRING, retour aux origines du piano jazz,  sorti en 2008, sur le label du pianiste Edouard Ferlet,  concert découvert ici même, moment d’euphorie et d’admiration …

VENDREDI 17 MAI, 20h 30

Giovanni GUIDI, piano solo.

Changement d’atmosphère. Du piano encore mais en solo par une figure importante du jazz actuel italien, découvert par Enrico Rava, adoubé par le patron d’ECM. Le jeune musicien, né en Ombrie à Foligno, près de Pérouse, joue dans de multiples configurations, duo, trio ou quintet comme dans son dernier Cd Avec le temps  en référence au franco-italo-monégasque Léo Ferré.
Rien de tel ce soir : il s’embarque en solitaire pour une heure de musique ininterrompue où, au fil de son inspiration, il livre une composition circulaire de séquences qui s’enchaînent sans transition, apparente du moins. Un exercice de style où il se jette à corps perdu, avec une “terribilita” latine: on le sait depuis Vinci, le projet est “cosa mentale”, ce qui importe c’est ce qui se passe dans la pensée avant l’éxécution : en musique, l’abandon peut être total, les effets démultipliés selon la manière de jouer, sur la pointe des touches ou au contraire, presque brutalement, en clusters, en se couchant sur le clavier; en allant chercher le son au fond du clavier ou en cascades de notes coulant comme un torrent. Un emportement fougueux qui me fait inexplicablement songer à Senso, le film de Luchino Visconti, dont l’arrière plan historique évoque le Risorgimento, la révolte qui gronde en Italie contre l’occupant autrichien.
Guidi passe de l’éclat le plus vif à une angoisse sourde qui assombrit son timbre, sur le Steinway admirablement accordé par le génial Alain Massonneau.


Le public retient son souffle et même ses quintes de toux, fasciné par l’hybridation des genres, sans toujours saisir ce qui motive  la tempétueuse agitation du pianiste qui aborde l’improvisation avec une passion inquiète, une détermination farouche. S’il ne sait où il va, il sait conserver la maîtrise. Etrange comme ce spectacle fièvreux évoque d’autres images, la déconstruction espiègle et raisonnée des standards de Martial Solal, la sensibilité vive de Stephan Oliva. Ou encore l’apparente fragilité de Bill Evans, bouleversant de mélancolie.

Pourquoi cette musique ne cesse-t-elle de renvoyer des images qui défilent sans raison précise? Jusqu’à ce que parviennent des fragments familiers, bouts de standards, non désarticulés à la manière unique de Martial Solal, fragments que Giovanni Guidi glisse et reprend en les étirant : “Over the rainbow”, “Moon River”. Ma rêverie cinématographique n’était pas si saugrenue, ces pianistes qui s’imposaient à mon imaginaire ont eu affaire avec le cinéma, l’aiment passionnément, l’ont approché, pratiqué par la musique de film ou étaient à leur façon éminemment romanesques, des personnages de fiction.
Quand survient la chanson “Bella Ciao” (ne pas confondre avec la Chanson du partisan de Leonard Cohen), une armée d’ombres accompagne Giovanni GUIDI pour passer le message, témoigner d’un sens mélodique couplé à de libres échappées, des embardées rebelles. C’est que le pianiste qui a créé un “Revolutionnary brotherhood” n’a eu de cesse, dès son arrivée, en fin d’après midi, pour la balance, après avoir constaté la perfection du son du Steinway, d’enregistrer, malgré un état fièvreux réel, une petite vidéo, quelques mots sur l’hymne à la joie” retransmis à un journal italien, à la gloire de l’Europe…. J’ai soudain l’impression que cela fait sens!


L’épilogue sera plus apaisé, le rappel “Answer me, my love” qu’il me confirme avoir découvert dans la version de Joni Mitchell dans le très bel album Both sides now, sorti en 2000. Je n’ose lui dire mais j’ai vérifié tout de même que cette chanson fut un grand succès de l’immense pianiste Nat King Cole, en 1954, avant d’être maintes fois reprise, y compris par Keith Jarrett.

CELINE BONACINA TRIO/ FLY-FLY

Un nouveau trio succède en deuxième partie de soirée, celui tout frais, tout neuf, de la saxophoniste Céline Bonacina, du contrebassiste canadien Chris Jennings et du percussionniste-chanteur marseillais Jean Luc di Fraya. C’est leur tout nouveau répertoire qu’ils nous présentent ce soir, avant de partir enregistrer dès le lendemain au studio de Cristal records, à Rochefort. Autant dire que nous aurons la primeur de compositions souvent dues au contrebassiste des Rocheuses, qui a su parfaitement s’acclimater à Paris. Certains artefacts sans doute que les musiciens seuls peuvent détecter et qui passent tellement bien auprès du public, vite conquis!
Ça commence par une vraie leçon de rythme, donnée par l’énergique saxophoniste qui s’adresse au public, le fait participer, le rendant très vite réceptif et bienveillant . Océan indien, quand tu nous tiens, je me souviens alors, l’été dernier du stage qu’elle animait à Cluny, et de la suite « caliente », évidemment épicée qu’elle dirigea avec ses élèves. Pour le plus grand public de l’assistance lors de la restitution à Matour le dernier jour du festival…

On plonge là encore dans cette musique du monde qu’elle aime et pratique avec ferveur. L’énergie de ce nouveau trio est collective, le groove immédiat et vite hypnotique : Céline Bonacina mène la danse, le son de son baryton est puissant et gracieux (oui, cette association oxymorique est possible), moelleux dans les graves, mais elle peut s’appuyer sur la contrebasse et la batterie qui la suivent au plus près. Ainsi vont s’enchaîner des pièces ouvertes, où l’énergie circule, soufflant le chaud sur “Borderline”, émettant ces“High vibrations” , vif et intense sur “Fly, fly (to the sky)” qui donne son nom au trio. Très justement nommé…

Car quelque chose d’irréel advient avec l’intervention si juste du percussionniste dont la voix renforce, soutient la mélodie des sax. Comme un surgissement, un jaillissement qui souligne ces « Angel whispers » en se fondant dans le chant du baryton ou du soprano. La voix évidemment, comme instrument à part entière. Quelque chose de céleste, d’aérien dans cet unisson…. Lumineuse adjonction due à une rencontre presque fortuite de la saxophoniste, en résidence Au Petit Duc, à Aix en Provence, avec le percussionniste qui a toujours su donner de la voix!


La soirée s’achève sur ce partage musical, chaleureux et réjouissant qui clôture pour moi le festival, alors qu’est prévu pour la dernière soirée, samedi, un autre trio celui de La Belle Vie de Catherine/Bex/Romano. Tout un programme, croyez moi, j’ai écouté le disque : une musique sensible sans sensiblerie, étrangement intemporelle…

Sophie Chambon