Jazz live
Publié le 24 Juil 2021

Jazzaldia San Sebastián : Des pianos comme s’il en pleuvait

Jazzaldia figure une sorte de labyrinthe. Des concerts du matin jusqu’à la nuit avancée. Dur dur de vouloir suivre tout le défilé des notes jusqu’à plus soif. Le sponsor majeur de ce big festival a changé passant d’une marque de bière néerlandaise mondialisée à un brasseur local, basque bien entendu. Pourtant le principal changement tient aux mesures sanitaires qui font que dans la ville aux mille bars il faut désormais faire la queue pour obtenir le sésame afin de commander au comptoir. Le jazz servi lui en quantité ne souffre pas de pandémie.

Marcin Masecki, jeune pianiste polonais, quitte son clavier sous les voûtes gothiques du Musée San Telmo, à un jet de pierre de l’Océan Atlantique. Dans un espagnol parfait il s’adresse au public masqué comme de bien entendu dans toutes les enceintes du festival « Au Conservatoire on m’avait dit que la musique de Monk était à la fois belle et un peu sale. Justement ma passion pour lui a débuté lorsque j’ai découvert son thème baptisé Uggly beauty » Lequel thème il se met à jouer toute affaire cessante. Dix secondes de notes déversées en cascade plus tard, un trio de mouettes, perchées sur le toit du bâtiment historique fait retentir leurs cris rauques, rêches: déjections vocales intempestives lâchées sur la belle musique de Thelonius  Monk…

Dave Douglas (tp), Franco d’Andrea (p), Federica Michisanti (b), Dan Wise(p

Jazzaldia, San Sebastian/ Donostia, Euskadi/España, 21 juillet

 

Dave Douglas

 

Comme s’il voulait rappeler son album hommage à Dizzy, Dave Douglas entame son set Plaza de la Trinidad au cœur du vieux San Sebastián dans des accents plus ou moins bop. Franco d’Andrea rentrant dans le jeu démarre lui sur les mêmes rails…pour glisser rapidement vers des échappées plus libres, manière délibérée de scansions éclatées sur le clavier façon Martial Solal. Le trompettiste new yorkais reprend le jeu à son compte, rassemble sa troupe, imprime des phrases en laissant moult espaces pour mieux envelopper la mélodie. L’orchestre Ítalo-américain (moitié-moitié)  donne dès lors dans de longues pièces. La musique -personne ne sera surpris eu égard au travail polymorphe de Douglas- s’en trouve plutôt indéfinissable. Ainsi termine-t-il sur une partie quasi mambo pour conclure sur du swing pur. Dans cet étalage baroque, Franco d’Andrea, inventif souvent, attentif toujours, aura tiré son épingle du jeu. Au prix de quelques pas pianistiques poussés de côté.

Marcin Masecki (p)

Jazzaldia, Donostia/San Sebastian, Museo San Telmo, 22 juillet

Jazzaldia, San Sebastian/ Donostia, Euskadi/España, Museo San Telmo,,22 juillet

 

Marcin Masecki, piano monkien au cloître

Les jeunes pianistes polonais passés avec armes et bagages du côté du jazz, un jour ou l’autre s’attaquent à Chopin dans cet idiome particulier. Marcin Masecki lui a osé se confronter à Monk. Sans complexe Il affiche un travail personnel de relecture en déconstruction/reconstruction des thèmes. Il fait la démonstration d’une pratique singulière de la main gauche sur le clavier délaissant les accords pour égrener une rythmique note par note. Le pianiste ne puise pas pour autant dans les standards monkiens au niveau de l’utilisation mythique de ses silences. Au contraire il en souligne les liaisons. Ce qui donne une certaine fluidité à son propre jeu. Ce qui en renforce  l’originalité. Un effet souligné par cette drôle de gymnastique corporelle, soulevant son pied droit, sa jambe même à l’horizontale en fonction de l’intensité donnée à ses crescendos. Du Monk dans la tête, du Jarreth dans les jambes…

Buika (voc), Ramon Porrina (cajón), Santiago Cañada (tb), Mar Sánchez (g), Josue rég d (elb)

Jazzaldia, Donostia/San Sebastian, Kursaal, 22 juillet

 

Buika, voix de fer de feu

 

Elle fait surgir toujours cette voix de feu, alimenté par cet organe de forge. Sauf que cette fois ici à San Sebastián elle gorge son chant d’une émotion supplémentaire. Débordante, en trop plein de feeling exprimé «  Je ne connais pas précisément l’histoire de cette ville et de votre Pays Basque en particulier. Je sais pourtant qu’elle contient beaucoup de luttes.., » Et voilà qu’elle éclate en sanglots. Buika, chanteuse unique en son genre, n’occupe plus le devant de la scène. Pourtant l’écouter chanter en direct procure toujours une remontée d’adrénaline. Dans ses veines coule en melting-pot pot un sang mêlé d’Afrique et de flamenco. Ses montées vers l’aigu, ses poussées de tension vocale vers l’extrême prennent aux tripes. Dans cette formule orchestrale les contrechants trombone/guitare viennent en régulation, en adoucisseur. À contrario la percussion sourde du cajón comme la ligne de basse soulignent l’impact de la voix mi cante jondo mi soul-blues en filiation directe.  Buika possède en propre cette façon directe, simple d’aspect de faire passer son sentiment, l’état de son être profond. Elle conclue sans détour : « Mourir d’amour, je l’ai vécu, ça ne sert à rien ! »

 

Gonzalo Rubalcaba( p) Aymée Nuviola (voc)

Chucho Valdes (p), Reiner Elizalde « El Negron » (b), Georvis Pico (dm), Pedro Pablo Rodriguez perc)

 

Gonzalo Rubalcaba
(Photo Lolo Vasco/ Jazzaldia

Avouons-le, écouter un pianiste de la dimension de Gonzalo Rubalcaba confiné dans un rôle d’accompagnateur confiné d’une chanteuse qui égrène les hits de la chanson cubaine de toujours peut paraître paradoxal sinon réducteur. Certes Aymée Nuviola est « une amie de toujours, rencontrée au Lycée à La Havane » Bien sur, son look de couleurs fortes question tissus et de dimension hors norme type pièce montée question coiffure afro-plus attire le regard. La voix mezzo n’est ni celle d’Omara Portuondo, ni moins encore marquée de l’empreinte profonde de Célia Cruz.

 

Aymée
(Photo Lolo Vasco/ Jazzaldia)

Défilent d’énièmes versions de Besa mucho, El manicero, Lagrimas negras, Dos gardenias etc.. Rubalcaba cisèle au passage de très fins contrechants, lâche quelques solís compressés. Entre les couplets son piano savant se laisse aller à  raconter des bribes d’histoires.Et même si sous le gris crachin basque dit « txirrimiri » qui inonde cette  nuit d’humides  regrets, le pianiste étoile du jazz cubain applique la recette du son national pour l’iconique Bemba colora mondialisé via les papis du Buena Vista Social Club, on est quelques uns à penser avec nostalgie aux vertige des duos avec Charlie Haden…

 

Chucho Valdés , lauréat du Prix de la ville de SanSebastian/ Donosti 2021

Pluie ou ciel clair en décor naturel, Chucho lui ne change pas son approche pianistique. De ses mains sans fin il parcourt des milliers de notes. Entre les refrains d’Ernesto Lecuona, compositeur cubain entré dans l’histoire de l’île caribéenne il mixe les mélodies pour les incruster vives dans la cavalcade des rythmes abordés. Il crée la surprise en s’emparant du Armando Rumba de Chick Corea. Il laisse son bassiste rebaptisé familièrement El Negron s’épancher sur un solo tout de brio. Et se fait plaisir en revenant avec lui sur une étude de musique dite classique apprise un demi siècle plus tôt au conservatoire de La Havane. Des notes, oui, beaucoup telles un feu d’artifice, trop sans doute pour pouvoir à nos oreilles les digérer toutes. Mais qui sonnent vrai. Quelle que soit la météo d’un festival basque qui décidément a rendez vous avec l’averse.

Jorge Pardo (fl, ts), Niño Josele (g), josé de Josele (p)

Jazzaldia, Kursaal, Donosti/San Sebastian, 23 juillet

 

Jorge Pardo, flûte nomade

 

Il se ballade d’un côté à l’autre de la grande scène du Kursaal, ce drôle d’énorme vaisseau auditorium de luxe, sorte de Polyphonie construite à Donosti avant la lettre parisienne. Jorge Pardo glisse des phrases éparses de sa flûte, frêle frise de notes comme perdues dans l’écho de l’immensité de la salle. Niño Josele prend le relai, guitare donnée en solo elle aussi. Le guitariste flamenco entre dans un jeu délicat, jamais passée en force, notes détachées sur les cordes, claires, teintées d’une sensibilité certaine. Au tour de son fils à présent de livrer son discours sur le piano, exposé brillant de mélodies aux lignes brisées rapides, complexes d’abord. Et ce n’est qu’au bout du troisième thème que les trois musiciens espagnols partent à l’assaut d’un air de Chick Corea pour une séance d’échange de phrases ultra rapides, de relances et de breaks rythmiques, marque de fabrique du pianiste américain disparu il y a quelque mois. Car d’un hommage il s’agit bel et bien de lui rendre à Jazzaldia sous le titre annoncé « Mi querido Chick » -Chick mon bien aimé – dans le lieu même où il donna jadis un concert magnifique, époustouflant de classe en duo avec Stanley Clarke, resté dans les mémoires du festival donostiarra. Corea, on le sait à l’aune de certains de ses titres fétiches était lui même amoureux des fondements, de compositeurs de musique de l’école espagnole. Jorge Pardo comme Niño Josele ayant souvent joué à ses côtés connaissent parfaitement les principes, les contours de sa musique.

 

Niño Josele, guitare pour Chick

 

Mais s’il flottait bien ce soir là sur cette même scène un parfum  imprégné d’airs de Chick (jusque l’inévitable Spain, en bannière finale) la trop longue promenade entonnée en litanie de solos successifs, à deux ou à trois discours conjugués finit par lasser. Comme un jeu -paradoxe à propos de Corea- trop improvisé, trop répétitif dans le propos, un peu léger dans le rendu musical quel que soit le talent individuel du trio de musiciens réunis à dessein. Quelque chose d’une nostalgie diffuse, quelque peu évanescente pour revenir aux fragrances évoquées. Un peu forcée in fine question insistance prolongée.

Marco Mezquida (p), Martin Meléndez (cello), Aleix Tobías (dm, perc)

Jazzaldia, San Sebastian/Donostia, Plaza de là Trinidad, 23 juillet

 

Mario Mezquida, pianiste expert tout terrain

On l’avait écouté la semaine passée au Rocher de Palmer (cf Jazzmag.comme live du 18 avril) Et découvert live un projet ambitieux réalisé en trio. Sur la scène de la Plaza de la Trinidad,  enceinte du cœur de la vieille ville à la jauge réduite de plus de  moitié, ce même travail intitulé Talisman (un CD du même nom est paru cette année) livre toujours autant de données musicales différentes. Une écriture de base large à plusieurs entrées: refrains, éléments de folklore (Méditerranée), séquences couleurs jazz ou classiques (Ravel) Le pianiste originaire de l’île de Menorca (Baléares) fait évoluer son groupe dans des constructions savantes, au long de lignes musicales qui se croisent. Le reste appartient aux musiciens en propre: le côté extraverti du violoncelliste cubain, la singularité dans l’expression et la composition même du set de percussion du batteur catalan. Une virtuosité maîtrisée de la part de Mezquida, pianiste expert tout terrain musical. D’où l’accroche manifestée sans tarder, sans retenue de la part du public du festival. Au sortir de la place abritant habituellement un fronton de pelote, il fallait faire la queue pour acheter le disque.

 

« La Trini »
(photo Lolo Vasco/ Jazzaldia)

 

Robert Latxague