Jazz live
Publié le 28 Nov 2019

Kenny Barron et Jason Moran, le vieux maître et le jeune maître

Comme un passage de témoin, Kenny Barron et Jason Moran se sont succédés sur la Seine Musicale de Boulogne, un des points d’orgue du festival Pianomania.

 

Kenny Barron (piano solo) et Jason Moran trio (Jason Moran, piano, Tarus Mateen, contrebasse, Nasheet Waits, batterie), le 18 novembre, Seine Musicale (Boulogne-Billancourt)

Le concert de Kenny Barron fut exceptionnel. Avec un moment d’anthologie sur la dizaine de morceaux qui furent joués ce soir-là : la version méditative de Night Fall, la ballade de Charlie Haden, son partenaire de tant de beaux disques (Night and the city, Wanton Spirit…) jusqu’à sa disparition il y a cinq ans. Le thème fut pris sur tempo très lent. Et l’improvisation ressemblait à une confidence à plusieurs voix, avec des enluminures d’or pur. « On vient d’assister à une prière » me souffle mon ami Philippe Descamps, présent ce soir-là au concert.

Les autres morceaux joués ce soir-là (de nombreux standards patinés comme How deep the ocean, Embraceable you, The surrey with the fringe on the top…) confirment son art de jouer les ballades avec lyrisme, avec raffinement, mais sans jamais la moindre mièvrerie ou faute de goût. Comment fait-il ? Je note sur How deep the ocean (qui ouvrait le concert) cette manière de conjuguer ligne claire (pour l’exposé du thème) et phrasé en accords cubistes en contrepoint, ou en écho. Je note aussi cette alternance de passages perlés et d’accords violemment plaqués qui montrent que Kenny Barron, autant que de Teddy Wilson et de Hank Jones, vient de Monk (dont il jouera Light Blue). Le dernier morceau : Un Footprints complètement fou qui ressemble tantôt à du Bach, tantôt à du funk. Je me tourne vers Philippe Descamps : « Mais où il va ? -Il s’amuse ! ».

Après Kenny Barron, Jason Moran. Belle idée d’avoir programmé ces deux pianistes l’un après l’autre, comme pour témoigner de tout ce qui les relie. A commencer par le fait que ces deux hommes, autant que des pianistes, sont de véritables synthèses vivantes : Jason Moran, on le comprend dès le premier morceau, a tant de musique dans les doigts, dans la tête, dans le cœur, que cela déborde. Avec une énergie qui donne le tournis (y compris sans doute à ses partenaires Tarus Mateen, à la guitare contrebasse, et Nasheet Waits à la batterie, d’une finesse et d’une réactivité admirables) il enchaîne James P. Johnson (Carolina Shout) , James Reese Europe, Geri Allen, WC Handy. Le débrief du morceau durera cinq minutes pendant lesquelles il soulignera notamment l’importance de James Reese Europe, présenté comme un musicien annonçant le génie de Duke Ellington. Aucune démonstration, pourtant, dans une musique qui convoque autant de références. A deux ou trois moments, Jason Moran sait aussi faire entendre ce qu’il est lui, avec une intériorité, une finesse de toucher qui coupe le souffle. Ce qui relie Jason Moran à son illustre aîné, Kenny Barron, c’est aussi la musique de Monk, dont il joue brillamment  Thelonious. Il finit par Horace Silver avec un Song for my father plein d’énergie. Une heure trente d’un concert ébouriffant, un voyage dans toutes les musiques noires comme dans la psyché intime d’un grand artiste du piano. On n’a pas fini d’entendre parler de Jason Moran.

 

JF Mondot