Jazz live
Publié le 10 Nov 2019

Les rituels du nouvel ONJ

Hier, 9 novembre, l’ONJ de Fred Maurin donnait son nouveau programme “Rituels” au studio 104, dans le cadre des concerts Jazz sur le vif. Leur programmateur Arnaud Merlin avait invité le pianiste Guillaume de Chassy à assurer la première partie.

Si les relations du classique et du jazz ont toujours été plus intenses qu’on ne le dit souvent, Guillaume de Chassy en est l’un exemples vivants (parmi bien d’autres de très diverses natures). Ainsi a-t-il longtemps joué avec la regrettée Brigitte Engerer dans une sorte cadavre exquis où tous deux se repassaient le clavier d’œuvres du répertoire interprétées par l’une en improvisations de l’autre qui en prolongeaient le propos de façon à introduire la pièce suivante choisie dans l’instant parmi leur playlist. On l’a vu aussi réimaginer le Wintereise de Schubert dans une espèce de cabaret-théâtre dont Noëmi Waysfield était la chanteuse. Et les entretiens ou les écrits qu’il a accordé à Jazz Magazine par le passé (sur Bill Evans, sur Debussy, sur Keith Jarrett, sur les disques de sa vie où le monde du classique occupe une grande place) nous ont révélé une hyper-sensibilité que l’on aurait bien vue s’épanouir dans la Vienne des années 1820.

À ceci près qu’il a connu le XXème siècle et notamment le jazz. Son récital solo “Pour Barbara” s’apparente par bien des aspects au rituel du récital classique par son positionnement vis-à-vis du piano dans ce mélange de distance et de communion qu’il entretient avec l’instrument et le matériau musical. Il y a chez Guillaume de Chassy une retenue – alors même que l’émotion est à fleur de peau – qui participe de la précision de son projet, curieusement articulé à un abandon au déploiement de son monde intérieur (dont l’exploration, dit-il, lui évita de longues années de psychanalyse) que ce soit à partir d’un minimal double ostinato dans la trame duquel il tisse d’une cruelle aiguille la douloureuse mélodie de Dis ! Quand reviendras-tu ? ou qu’il fasse danser la ritournelle d’Une petite cantate entre deux rêveries qu’elle lui inspire. Alors du jazz ça ? On pourrait ignorer la question. Ou répondre que la rencontre de Guillaume de Chassy avec le jazz, et sa fréquentation assidue, l’ont ouvert à une gestion de l’énergie, un rapport au temps et une capacité d’initiative, une discipline de l’automatisme et un métier d’arrangeur qui lui feraient défaut s’il n’était qu’un pianiste classique s’adonnant à l’improvisation par pur esprit de récréation. Et la combinaison des deux cultures (la rigueur du classique et le lâcher prise dynamique du jazz) constitue chez lui le cocktail idéal pour se soustraire au kitsch qui pourrait menacer ce penchant pour la confidence et l’émoi.

Si la célébration de Barbara par Guillaume de Chassy tenait du rituel, “Rituels” était le titre de la seconde partie de ce concert, deuxième programme proposé à son ONJ par Fred Maurin et donné pour la deuxième fois après sa création au festival Jazzèbre à Perpignan en octobre dernier. Rituels ? « Un rituel de voix, comme un rituel journalier, avec chant du matin, chant de l’après-midi, chant du soir, chant de la nuit. » confiait Fred Maurin à Jazz Magazine au printemps dernier. Après avoir laissé la plume à Fred Pallem pour “Dancing in Your Head(s)” autour du monde d’Ornette Coleman (à réentendre ce soir au festival Jazzdor à Strasbourg et le 14 novembre au D’jazz Nevers Festival), Fred Maurin la reprend pour la partager avec celles de Camille Durand (alias Ellinoa), Sylvaine Hélary (dont la veille on pouvait entendre le nouveau projet “Glowing Life” à l’Atelier du Plateau), Leïla Martial et Grégoire Letouvet (concurrent direct de Maurin lors de sa candidature à la direction de l’ONJ). Quatre compositeurs associés, quatre voix (Ellinoa, Leïla Martial, Linda Olá et Romain Dayez) et un ensemble instrumental ainsi constitué : Susana Santos Silva (trompette, bugle), Christiane Bopp (trombone), Didier Havet (tuba, trombone basse), Catherine Delaunay (clarinette, cor de basset), Julien Soro (sax alto, clarinette), Fabien de Bellefontaine (flûte, saxophone ténor), Stephan Caracci (vibraphone, marimba), Bruno Ruder (piano), Raphaël Schawb (contrebasse), Rafaël Kœrner (batterie), Elsa Moatti (violon), Séverine Morfin (violon alto), Juliette Serrad (violoncelle), plus une création vidéo de Mali Arun.

Soit quatre voix, section de cuivres exceptionnelle (y compris pour ses qualités solistes), une clarinette complétant le noyau dur du défunt Ping Machine et un trio à cordes. Effectif ambitieux qui a motivé d’ambitieuses partitions : Le Monde Fleuve de Sylvaine Hélary sur un texte de Federico Garcia Lorca se déployant en un grand crescendo évocateur du lever du jour et s’enchaînant sans rupture avec Rituel de Fred Maurin sur un texte traditionnel des Indiens Ayacucho du Pérou, où l’on retrouvait la dimension énergétique de Ping Machine, La Métamorphose de Grégoire Letouvet selon un texte de l’Egypte antique dont certains effets polyphoniques m’évoquèrent Clément Janequin, Femme délit de Leïla Martial (orchestré par Grégoire Letouvet) mettant en valeur tant la précision rythmique de son travail d’interprète que ses qualités d’improvisatrice, notamment dans un échange palpitant avec le piano Bruno Ruder placé à l’autre extrémité du plateau, Naissances de la nuit où l’on retrouvait sous la plume d’Ellinoa / Camille Durand, d’après un chant traditionnel hawaïen, l’onirisme de son écriture pour l’orchestre Wanderlust dont le dispositif orchestre n’est pas sans rappeler celui de cet ONJ, et enfin Aïon, “instrumental avec voix” de Fred Maurin où se pouvait lire son intérêt pour la musique spectrale déjà manifesté au sein de Ping Machine.

Un programme fascinant par sa palette de couleurs, ses polyphonies et ses échappées solistes: (Susana Santos Silva, Christianne Bopp et Catherine Delaunay qui pourraient à elles trois réinventer la tradition ellingtonienne, Julien Soro toujours habité dans ses solos, Fabien Debellefontaine qui nous a surpris au saxophone ténor, instrument auquel il ne nous avait pas habitué, Bruno Ruder et Stéphan Caracci très complices notamment dans les moments concertants d’Aïon, enfin notre chanteur et nos trois chanteuses dans une belle déclinaison des possibles entre le chanté, la diction, le texte (fût-il dans une langue imaginaire) et la voix “instrumentale”. Restera à nuancer, au fil de prochains concerts que l’on espère nombreux les effets dynamiques de ce répertoire à l’imposant effectif écrasé hier par une sonorisation assez plate.

Jazz pour le Vif à venir au 104, le 7 décembre, deux très belles figures du concert d’hier Bruno Ruder au sein de Das Reiner Trio et Catherine Delaunay auprès de Marc Ducret dans son programme “Lady M” d’après MacBeth . Franck Bergerot