Jazz live
Publié le 1 Juil 2019

Respire Jazz : le grand bol d’airs (3

Respire Jazz s’est terminé sur un grand final vocal avec deux grands chanteurs, Meta et André Minvielle. La fête est finie, mais la tête est pleine de souvenirs qui donnent encore le sourire aux bénévoles quoique épuisés à l’heure des rangements et des comptes.

La journée avait commencé par une promenade musicale et historiographique autour de l’Abbaye du Puypéroux, sur le modèle des soli-sauvages d’Uzeste, mais en moins long et moins sauvage (je vois encore, il y a trente ans, Louis Sclavis , Jacques Di Donato et François Corneloup croisant notre randonnée, courant sous les sous-bois comme une harde de chevreuils en faisant bramer leurs anches, ou Beñat Achiary nous surprenant du haut d’un arbre disert comme un rossignol, et de retour des Landes vers Uzeste, la longue marche effrénée derrière le porte-voix d’André Minvielle et le piano de Bernard Lubat tiré par un tracteur nous faisant implorer en chœur « O Mama Cucurbita »).

Charme néanmoins du duo de la chanteuse Stéphanie Savary et du contrebassiste Christophe Lacoste,  justement appelé A voix basse, qui passe du répertoire de Melody Gardot à celui de Musica Nuda en passant par les Beatles, au pied de quatre grands érables centenaires grandis sur une source réputée intarissables, la fontaine Saint-Gilles, du nom du Saint qui nous ramènera à l’Abbaye dominant trois jours durant les festivités de Respire Jazz et où j’ai l’insigne honneur, depuis que j’y suis invité, d’occuper la chambre de la Mère supérieure. La promenade s’achèvera avec un récital Astor Piazzolla par la flûtiste Gael Haudebourg et le joueur de marimba Olivier Rivière face au parvis avec pour fond de scène le paysage que nous venons de parcourir. Nous venions d’en avoir un aperçu grandiose après avoir gravi la spectaculaire vis de pierres vers le sommet de l’abbaye, où il nous fallut enjamber un nid et sa portée de quatre œufs tout blancs, peut-être ceux de ce couple de faucon crécerelles dont les allers et venues avait distrait mon attention l’an dernier pendant le concert d’Enrico Pieranunzi. Espérons ne pas les avoir trop déranger…

Des travaux d’écriture me feront manquer les deux concerts de l’après-midi. Mais heureusement, Annie-Claire Alvoët était là, avec ses feuilles, ses encres et ses pinceaux. Du quartette du guitariste Samuel Tessier – Clément Simon (piano), Gabriel Midon (contrebasse), Tom Peyron (batterie) – j’ai tout de même entendu le rappel sur Beatrice de Sam Rivers à l’issue d’un programme d’originaux.

Du trio W-KnobsDavid Fettmann (sax alto), Sébastien Maire (basse électrique), Julien Jolly (batterie) – j’ai assisté à un tout petit peu plus, pressé par Philippe Vincent, Monsieur Loyal de festival, de lâcher mon ordinateur pour ce saxophoniste dont il avait chroniqué de façon très positive le disque “Prelude” dans nos pages en 2010. Les références à Lee Konitz et Paul Desmond se sont estompées, la première des facilités consistant à dire qu’Ornette Coleman est passé par là. La rythmique est ouvertement rock, avec un bassiste qui évoquerait plus Paul McCartney et James Jamerson que Wilbur Ware ou Scott LaFaro, et un batteur un rien punk, pour une musique incisive et rêveuse, en backbeat et rubato, avec séquence de sax à capella, où David Fettmann fait apparaître à l’aide ses pédales une sorte d’ombre sonore suivant son saxophone.

Mes devoirs de vacances terminés, je ne vais pas manquer une note de la suite. À commencer par le concert du chanteur Meta et ses complices : Stéphane Guillaume (sax ténor, flûte), Pierre de Bethmann (piano), Michael Felberbaum (guitare électrique), Simon Tailleu (contrebasse), Karl Jannuska (batterie). Il y a des chanteurs.ses de jazz qui chantent des chansons, plus ou moins bien, en laissant le soin à leurs accompagnateurs de les agrémenter de quelques variations de leur crû. Il y des chanteurs.ses qui font de même en y ajoutant, plus ou moins bien, une part de scat. Et puis, il y des musiciens.nes qui chantent, des texte de leur crû (ou non) sur des mélodies qui sont plus que de simples refrains, mais des formes longues, relevant d’un authentique travail de compositeur, voire d’improvisateur. C’est le cas de Meta et de son groupe qui, partant des maquettes développées par le chanteur-leader (et percussionniste), développent un univers, ici nourri d’une vaste culture dont les différents ingrédients se mêlent trop intimement pour que l’on puisse les isoler. Parce que Meta chante un titre en arabe (parmi un répertoire anglophone), il serait tentant de le ramener à ses origines algériennes, mais il serait plus judicieux tirer un grand arc allant, aux extrêmes, de Michael Franks aux frères Dagar (qu’il m’évoque le temps d’un mini-alap, le prélude du raga), en passant par les polyrythmies subsahariennes et les effets technos d’une étrange boîte faisant tout à la fois office d’harmonizer, d’auto-tuning, de phasing et de ring modulator. Une musique monde et pourtant centrée sur la cohérence d’un art intime que porte un groupe soudé comme un bloc.

Il y a des chanteurs.ses… voir plus haut. Et puis il y a André Minvielle, le vocalchimiste comme il aime se présenter. Il débarque seul avec son petit fatras et lance – comme le faisaient les chefs de gare, dans les haut-parleurs d’antan, avec des accents qui permettaient d’identifier le nom de la station avant d’avoir soulevé le rideau du train de nuit pour voir le panneau de la gare – « Beau velo de Babel, Beau velo de Babel » qu’il ne fait pas suivre d’un « Cinq minutes d’arrêt » mais tout de même d’une suite de correspondances que constitue sa folle interprétation du Boléro de Ravel. Le décor est planté : correspondances, équivalences, ambivalences, sous-entendus, sur-entendus, jeux de mots, jeux de langues, jeux d’accents…

Tchatchant à qui mieux-mieux tous azimuts, il s’empare d’une petite boîte, une “boîte à accents” de sa confection, où il a mis toute sorte de voix, qu’il zappe en les accompagnant de commentaires bousculés, embouteillés, hoquetés, s’en remettant au saint laïc “Saint Cop”, rythmicien hors pair, multipliant sa voix en boucles à l’aide d’une pédale, joue du tambourin, du gong, d’une cymbalette pendue à son micro, d’un béret transformé en kayamb (le grand hochet plat de La Réunioin), multiplie anecdotes et citations : définition du jazz par Archie Shepp (« le jazz, c’est une chanson que tu tords. ») ou Aristote (« l’être est pluriel », prétexte à se présenter comme un Béarnais de Saō Paulo), reprend les merveilleuses mélodies de son ami Marc Perrone qu’il aime mettre en paroles, fait se rencontrer Isidore Ducasse et Bernadette Soubirou, nous fait rêver, penser et rire aux éclats, avec une voix de tribun, de chanteur d’opérette, de rock, de charme, yodleur, assise, projetée, éraillée (la veille il a cru devoir annuler suite à un vilain enrouement alors qu’il participait à l’enregistrement du groupe Papanosh), cette voix profondément humaine que l’on découvrit voici une trentaine d’années avec son interprétation d’Indifférence qu’il reprend ici pour clore un récital d’une heure et demi sans temps faible ni temps mort, non sans rappel en duo avec Pierre Perchaud sur le blues de Misterioso.

On le retrouvera tout à l’heure, s’invitant à la jam session d’un Song for My Father d’Horace Silver lancé par Stéphane Guillaume à un festival Scofield, l’un des exercices auquel aime s’adonner Pierre Perchaud à l’heure du bœuf, sur une rythmique funky en diable animée par le batteur Maxime Legrand (Lyonnais transplanté dans le Sud-Ouest entendu notamment au sein des groupes Drôles d’Oiseaux et Mox du pianiste Didier Frébœuf), le bassiste Sébastien Maire du groupe W-Knobs et Pierre de Bethmann. D’un standard du répertoire funky auquel je n’ai pas su mettre un titre, André Minvielle, soudain surgi, fait une ritournelle qu’il déroule en l’une de ces longues tirades occitanes qui nous tiennent en haleine même lorsque l’on n’y comprend que couic, et le tout sans un couac. Alors que Karl Jannuska se fait remettre les baguettes (et Simon Tailleu la basse ? Si ce n’est pas là, ce sera sans tarder), est-ce cet esprit de ritournelle qui incite de Bethmann à relancer la machine sur l’air de Dodo l’enfant Do (version Miles Davis, entendez par là Jean-Pierre) ? Minvielle reste sur scène, mais se glissant à côté du batteur pour mêler à ses battements la scansion d’un tambour d’aisselle… On pourrait vous raconter la suite, mais ça prendrait des pages et la nuit entière. Texte : Franck Bergerot. Dessins:Annie-Claire Alvoët (autres dessins, peintures, gravures à consulter sur son site annie-claire.com). Photo: X.Deher.