Jazz live
Publié le 25 Juil 2022

San Sebastián (1) : Jazzaldia « pintxos »piquants

On ne prète que aux riches énonce l’adage. De fait Il s’agit bien d’une problématique inhérente aux dits grands festivals. Celui de San Sebastián offrant une centaine de concerts sur six jours cette année s’apparente á un grand musée. On fera certes hurler les donostiarras exclusivement fiers de leur cité capitale du Guipúzcoa par cette comparaison de proximité géographique. Pourtant Jazzaldia, n‘était la spécificité de la matière artistique proposée offre des visites à l’instar du Guggenheim de Bilbao. Ainsi lorsqu’on en termine avec le dernier tableau de l’expo l’on a de bonnes chances d’avoir oublié les couleurs et formes marqueurs de la première toile admirée. Même situation lorsque s:éteignent les dernières lumières sur une scène de l’edition d’un Jazzaldia. Si l’on osait on aurait écrit «même punition» … Comment pour celui/celle qui a le temps, les moyens de se payer ces heures de musiques se remémorer les premières notes ouïes ?

La voix de Gregory Porter portée quasi discrètement par l’orchestre et rien d’autre. Comment ne pas s’étonner de l’incroyable silence du public accompagnant le final d’une chanson qui s’évanouit en decrescendo. Un sílence de qualité d’écoute, un sílence de respect de l’artiste, un sílence qui, in fine, fait sens. On dirait toute proportion gardée celui total de la Maestranza, l’arène mythique de Séville, lorsque sur le sable ocre débute la faena, le travail improvisé d’un torero gitan chéri de la cité andalouse. Sauf que sous l’énorme dome boisé du Kursaal ici à Donostia on n’observe pas, comme là-bas à Séville, le vol en piqué des martinets marquer le ciel d’azur donc le déroulé du spectacle.

Jazzaldia, San Sebastián/Donostia, Euskadi/España

Mulatu Astatke band

Keler Guinea,21 juillet

Mulatu Astatke (vib, claviers, perc), James Arben (ts), Byron Wallen (tp), Danny Keane (cello), Ben Brown (dm), John Edwards (b), Richard Olatunde Baker (perc)

Devant quatre ou cinq mille célébrants debout, le décor de ce concert inaugural comme la musique offerte représentent une entrée dans le festival qui donne le ton. À même la grande plage de la Zurriola au soleil anneau rouge couchant sur la mer Cantabrique, l’orchestre de Mulatu, multi instrumentiste éthiopien septuagénaire, vieil habitué de la scène londonienne dégage un climax jazz gorgé de jus africains. Les différents solistes (sax, tp, flûte) étirent leurs chorus, prennent leur temps lancés sur des tempos médiums à grandes poussées de percussions piquées d’échos de chant rituel yoruba. On pense au Brotherhood of Breath de Chris Mc Gregor entendu un jour sur les contreforts de la baie de Cadaques, mais en plus puissant à l’impact, plus ramassé.
Les goélands tranquilles survolent l’énorme scène aux couleurs d’une bière locale. Le tempo général bouge, les corps ondulent sur le sable.

Craig Taborn (p)
Museo San Telmo, 22 juillet

Craig Taborn

Craig Taborn, musicien new yorkais né à Minneapolis inaugure dans ce lieu chargé d’histoire une série de concerts consacrés au piano solo. Là encore le cadre donne son sésame. Un musée au cœur de la parte vieja, la vieille ville. Le piano est installé à l’un des quatre angles du cloître de l’ancienne abbaye. Selon leur position sous les voûtes gothiques les spectateurs voient le pianiste ou de face ou de profil. Quelques clusters espacés puis des frappes alternées main gauche main droite signent un piano abordé via un biais tirés percussif. Peu à peu la musique prend des contours, du volume, de la force. Et au milieu coulent quelques flux de mélodies brèves. L’atonalité ne rôde jamais très loin.
Maintenant que le travail se concentre au centre du clavier, affleure un certain lyrisme (The Voice says so) Le piano couleurs romantiques, ça ne dure pas. Ruptures et roulements de basse reviennent en force. Entre Debussy et Muhal Richard Abrams (!) Taborn pose le contraste en maître mot dans la conduite de l’improvisation «C’est rare pour moi de jouer en mâtinée mais intéressant. Cela me place dans une disposition d’esprit nouvelle, spéciale pour improviser» Et ceci dit il enchaîne des accords plaqués en rafales, lance des traits frappés de circularité dans la circulation des notes. Au fur et à mesure, concentré sur son clavier le pianiste intensifie son jeu dans une pluie de notes (American landscape) Une dynamique de mouvement s’installe sur la durée, plusieurs minutes durant. À partir d’un motif rythmique tournant en boucle Taborn crée un effet de densité, d’attraction bluffante.
Le rappel, plutôt bref car il faut laisser aux spectateurs la possibilité de filer sur un autre concert débutant àvmidi trente, se fait sur de un thème de Gerri Allen (When Kabuya dance) « Un de mes héros du piano » glisse Craig Taborn de sa voix douce. On aura compris qu’il parlait d’UNE héroïne…

Grégory Porter
Auditorium Kursaal

Gregory Porter (voc), Chip Crawford (p), Emanuel Harrold (dm), Tivon Pennicott (ts), Jahmal Nichols (b), Ondrej Pivec (org)

Grégory Porter, voix noire

On beau l’avoir vu sur scène plusieurs fois, il fait toujours impression dès lors qu’on se laisse prendre dans les filets de sa voix unique. Car bien sûr il a son hit qui l’identifie illico auprès du public, Liquide Spirit. Il y a la stature, il y a le look bonnet d’hiver enfoncé toujours singulier au regard, il y a enfin une présence sur scène patente évidemment. Mais bon, avant tout domine chez lui un art vocal griffé très personnel. Et puis Grégory Porter mine de rien rétablit totalement le lien entre le chanteur de jazz et le saxophoniste chargé de lui donner la réplique, sorte de contrechant d’école, sonorité tendue, léger vibrato, feeling direct du sax â saisir comme prolongateur en messager du souffle (long solo de ténor brûlant sur On My way to Harlem) Sa voix, on y revient, à l’écouter envahir la salle au son magique de cet auditorium, sonne en réalité plus soul, voix noire dans son essence, plus que « classique » chanteur de jazz. Voix au naturel pourtant sans obligation de passage en force (Love is overrated) pour chanter l’amour son credo de toujours « L’amour pour moi c’est ce qui est le plus important » Un duo juste avec la basse, assis comme pour reprendre une respiration. L’aide d’un souffle venu du gros orgue Hammond en mode de déclinaison blues (No have dying) et sa forte stature s’éclipse en douceur avec quelques mouvements d’épaule pour accompagner le swing de l’orchestre qui finit le boulot. Nombre de spectateurs sans doute pensent alors que son esprit soul, liquide ou non coule toujours…

Miho & Musikene Big Band
Plaza de la Trinidad, 22 juillet

Miho Hazama (direction ), Eneko Diéguez (as), Mar Andino (as), Álex Haro ( ts), Aitor Zorzano (ts), Sergio Albacete (bs), Asier Ardaiz , Xabier Arriola, Javier Pérez , Íñigo Cuenca (tp), Iker Figueroa (, Mikel Gabiola, Ander Caro, Gaizka Otsoa (tb), Jorge Fernández Juan (p), Nicolás Alvear (g), Joanes Ederra (b), Eneko Arbea (dm)

Miho Hazama Musikene Big Band

Ils se trouvent tous pour la toute première fois sur la scène prestigieuse du Festival de Jazz de San Sebastian. Et pour la plupart viennent du Pays Basque. Ils sont en formation, ils suivent les cours de la Musikene, le Conservatoire Supérieur de Musique du Pays Basque, ici même à San Sebastián. Et fréquentent tous le département jazz. Une première pour eux comme d’ailleurs celle échue à Miho Hazama, musicienne et directrice d’orchestre venue spécialement les rencontrer pour ce concert à la tête du big band du Conservatoire «C’est la première fois pour moi aussi que je me retrouve à jouer à San Sebastian mes compositions que l’on a travaillées, plus quelques thèmes de grands du jazz» précise-t-elle visiblement un peu émue par l’évènement.
C’est donc parti pour cette première. Au sein de l’orchestre on croise au détour d’une partition un disciple de Brecker au ténor. Dans une improvisation un pianiste montre un intérêt manifeste pour la musique répetitivre, un tromboniste applique sculpte ses notes une à une sur la glissière de son instrument, pour son chorus un guitariste enfin se réfugie encore dans l’économie de ses notes. Tout parait bien fait pourtant, bien ficelé en deux jours seulement de répétitions. Et précisément exposé par l’ensemble. Ils sont tous jeunes donc, ils sont encore en phase d’apprentissage, de découverte.. Mais déjà ils jouent en live et on décèle dans leurs champs respectifs d’instruments des possibles, des probables, bref des personnalités de musiciens en devenir.
Formée au Japon puis au sein de la Manhattan School Music de New York, Miho dite «Mini» s’est faite une spécialité de la conduite d’orchestres de jazz. Avec le,travail d’arrangements sur les thèmes qui va avec. Des arrangements justement la chef japonaise en propose un premier, très travaillé á partir d’une composition de Duke Ellington. Puïs un autre sur un chef japonais qui l’a formée. Enfin un troisième plutót clinquant celui là à partir du Dolphin dance de Herbie Hancock. Le feu d’artifice final se donnera su « Epistrophy” de Monk, rien de moins.

Atrisma
Espace Frigo, 22juillet

Vincent Vilnet (p,cla), Hugo Raducanu (dm ), Johary Rakotondramasy (g)

Atrisma électro chic

Ils déclenchent à trois de front une musique aux rythmes appuyés, sonorités électriques, un continuum de ce que l’on dénomma «power trio» dans la lignée du défunt EST au début de ce siècle pour ce groupe bordelais boosté dans une ville qu’il adore par Patrick Duval, boss du Rocher de Palmer. Sur la scène plein air face à l’océan résonne maintenant une longue introduction du piano, élément moteur du trio, en séquences répériives. Ces nappes en effusion circulaires installent un climat à la nuit tombante. La batterie, très sonorisée donne dans cet espace ouvert une forte pulsation, autre élément marquant de la couleur, des textures sonores. La guitare demeurée plus discrète, presqu’en retrait parfois, se libère en lâché de notes, s’impose enfin en phases solo prolongées. Les sons synthétisés au clavier, les boucles créées à dessein déterminent l’unité de temps, la valeur rythmique comme dénominateur commun aux trois musiciens. Atrisma symbolise ce pan de musiques, urbaine, architecturée en angles, bien de notre temps present. Et colle parfaitement au Kursaal, vaisseau verre et béton futuriste planté entre Gros, quartier traditionnel de San Sébastian et les vagues porteuse de surf du fond du Golfe Cantabrique.

23 juillet
Plaza de la Trinidad

Steve Coleman (saxophone alto), Kokayi (MC, voix), Jonathan Finlayson (trompette), Anthony Tidd (basse électrique), Sean Rickman (batterie).

Steve Coleman

Les phrases typiques « call and response » du saxophone alto sont formulée là, ce soir, en échange direct avec une voix que l’on étiquetterait trop vite, trop banalement « rap » Son visage de quadragénaire s’est sans doute un peu empaté. Pourtant à l’évidence Steve Coleman retrouve sa patte de musicien novateur d’autrefois dans le M’Base du groupe de St Louis (Missouri) Les séquences d’alto jaillissent en hachures, en motifs régulièrement espacés, le tout voguant dans le bain rafraîchissant d’une sonorité de saxophone reconnaissable, acidulée, tendue. En parallèle se dégagent des contrechants de trompette en écho d’une voix de rappeur qui ose une sorte de scat signifiant direct « I guess I will be free » martèle Kokayi, voix d’angles aigus énoncée nature sortie d’un physique pourtant tout de rondeurs.
Sans basse, sans instrument harmonique en guise de lien Steve Coleman parie à nouveau sur le pouvoir du souffle. Temps pris tant mieux. Il le convoque brut de décoffrage pour une longue séquence d’échanges en duo alto sax/batterie à partir d‘un élément rythmique, jouant sur les temps forts et provoquant des décalages. De même Jonathan Finlayson, trompettiste lui aussi remis en liberté d’impro sollicite la voix en parlé-chanté sur un unisson obsessionnel, partisan du « no limit » en matière de gimmicks.
Ce rappeur chanteur ( ou vice versa) lui, associé au jazz, profil bien d’aujourd’hui quant aux formes musicales empruntées, figure la bonne surprise du concert. Il semble bien avoir trouvé les clefs d’un langue vocale pacsée par passion à des rythmes appropriés.

Plaza de la Trinidad
23 juillet

Louis Cole (voc, dm, cla), Chris Fishman (cla), Nate Wood (b,dm), Genevieve Artadi (voc, artiste invitée), Fuensanta Mendez (voc, artiste invitée)

Louis Cole

Lui au clavier dans un look branché d’influenceur. Les deux choristes elles « invitées de dernière minute » moulées dans un short type foot rose avec lunettes de soleil piquées sur le nez se retrouvent sagement assises de côté à même les planches telles des écolières attendant le bus. Plus tard elle prendront leur envol (leur revanche?) à chanter sur un rythme binaire basique mais appuyé d’un Louis Cole revenu à son rôle originel de batteur qui a fait ses preuves. Le son chargé d’électrons suit la charge de la basse et de la grosse caisse combinées. One Two One two! Pour le tempo pas besoin de compter. L’écoute sur la place/fronton de pelote basque, est à l’image du volume sonore,à son maximum. La dite « Trinité » (Plaza de la Trinidad) cœur vaillant du festival, bat la chamade. En conclusion du concert Cole le casque toujours collé sur les oreilles clame « Vous pouvez nous retrouver sur YouTube » Ce qui est dit est dit. Acté en tant que rendez vous à venir , question de génération sans doute. Ce qui n’empêche pas le musicien multi instrumentiste repassé au touches du clavier -porteur d’une casquette en couvre chef étendard et grosses lunettes noires en rectangle- son second rôle musical assumé, d’improviser à la volée pour finir sur un thème funky avec force variation vocale en mode pure voix de tête. De Louis Cole symbolisé en grand prêtre de musique numérique, on l’aurait bien imaginé reporté voilà quelques siècles et jusqu’au crépuscule des dieux franquistes, ici dans l’abbatiale de la Trinité, terminer l’office sur ces mots chantés : « Ite électro missa est »

Iggy Pop
Hors champ jazz, hors jeu
fait exploser le Kursaal !

Robert Latxague