Jazz live
Publié le 25 Jan 2019

SOLO SOLAL à GAVEAU : UN MOMENT DE GRÂCE

Événement majeur parce que purement musical, en dépit du battage autour du fait que ce concert serait l’ultime pour cet artiste que nous admirons tant. Retour symbolique Salle Gaveau où Martial Solal avait joué en trio, et enregistré, en 1962 et 1963.

L’histoire du jour commence vers 18h30, quand Martial et sa femme Anna descendent du taxi, accueillis par Martine Palmé qui s’est beaucoup démenée ces dernières années pour faire entendre Martial Solal sur scène et sur disque, en France et ailleurs. Une station dans le hall, une photo devant l’affiche qui immortalise l’événement, et Yves Riesel, qui organise la série des Concerts de Monsieur Croche, accompagne Martial et Anna jusqu’à la loge.

Le concert s’est décidé tardivement, vers la fin d’août, après la défection du pianiste Daniel Wayenberg : d’ailleurs certains billets du concert portent encore la mention ‘Liszt et Chopin’…. que devait interpréter le grand soliste classique. Pour Yves Riesel, admirateur de Solal, l’occasion de l’accueillir dans ce lieu où il avait déjà marqué l’histoire devait être saisie. Nous montons vers le plateau : France Musique enregistre le concert, qui sera diffusé le samedi 23 février à 19h dans l’émission ‘Le Jazz Club’ d’Yvan Amar. Concert purement acoustique, sans sonorisation dans cette salle idéale pour le piano solo, et la seule balance requise sera pour la radio : un couple de micros pour la stéréo suffira, comme pour un récital classique, et le pianiste jouera furtivement quelques notes et accords, afin que les techniciens s’assurent que tout va bien. Dans la loge Martial se met quelques instants au piano, le temps pour Gérard Rouy de faire quelques photos, et pour votre serviteur de saisir la scène sur le vif ; cette mise en abyme n’a rien d’une revendication idéologique ou esthétique : rien qu’un signe amical.

MARTIAL SOLAL impovise, Jazz-Back à Gaveau

Martial Solal, piano solo, Paris, Salle Gaveau, 23 janvier 2019, 20h30

Foule des grands soirs dans le hall de Gaveau, avec beaucoup d’amateurs passionnés, une quantité de pianistes de toutes les générations (non des moindres, et pas que des pianistes de jazz), beaucoup de musiciens jouant d’autres instruments (dont Daniel Humair, qui fut ici même le batteur des concerts historiques de 1962-63), un célèbre compositeur de musiques de films, beaucoup de chroniqueurs de jazz, et un commentateur politique presque octogénaire, très en vue et encore en activité, etc…. Mais ce n’est pas une soirée mondaine, rien qu’un rendez-vous de mélomanes passionnés : l’intensité de l’écoute durant le concert le dira, éloquemment.

Avec son humour coutumier, Martial commence le concert par I Can’t Get Started, manière de nous dire, comme il l’expliquera ensuite…. qu’il ne peut pas commencer. Beau début pourtant que cette excursion escarpée autour d’un thème assez lisse : d’entrée de jeu, le pianiste nous a rappelé que son amour des standards s’exprime dans les contournements et l’escapade. Puis c’est ‘Round About Midnight, très différent de celui que j’avais écouté à Munich en décembre dernier (compte rendu sur le site de Jazz Magazine en suivant ce lien). Et très différent de toutes les versions sous le doigts de Martial que convoque ma mémoire : une fois encore, notre Trésor National du piano et du jazz s’est bien gardé de la redite. La version est assez cubiste, fragmentant, segmentant, recomposant ce paysage si familier dont pourtant nous ignorons bien des mystères. Vient ensuite une composition personnelle, Coming Yesterday, magnifique slalom entre des lignes sinueuses, là encore très différent de la version donnée en Bavière voici quelques semaines. À ce dédale harmonico-mélodique, l’improvisateur ajoute encore une foule de méandres inédits, et au passage, furtivement, à la main gauche, un petit coup de pompe à la Erroll Garner : deux basses syncopées et un accord. Pour Body And Soul, c’est une déconstruction amoureusement extrémiste qui va se résoudre en pirouette sur l’air d’Au clair de la lune… Et le première partie va se conclure par un medley Ellington, exercice que Martial chérit au plus haut point : Caravan en sera l’incipit, et le fil conducteur récurrent : une salve de ce thème viendra en contrepoint épisodique de Sophisticated Lady, et Take the ‘A’ Train surgira à plusieurs reprises avant de servir de coda ludique. Une fois encore, auditeur familier du pianiste et de cet exercice du pot-pourri Ellington concocté par ses soins, je suis ébloui de surprises.

Après l’entracte Martial Solal reprend avec My Funny Valentine, un thème qu’il affectionne ces derniers temps, pour l’avoir joué en Autriche en septembre dernier, et en Bavière deux mois plus tard. Cette fois il va le chercher de la main gauche dans les basses, et se livre à quelques excursions extra-tonales. Puis il annonce «un retour aux sources : un blues, ou presque….» et nous entraîne une fois encore dans des métamorphoses qui oscillent entrent tous les courants du jazz et quelques terrains inconnus. Retour au standard avec Here’s That Rainy Day, «que l’on pourrait traduire, dit-il avec son humour pince-sans-rire, Ah quel beau temps !».Il en explore les harmonies, savamment mais avec jubilation, et fait une conclusion en saut périlleux sur Mendelssohn. Un Sir Jack presque rituel suivra : la comptine évoquant un monial du même prénom passera par toutes les couleurs musicales, sur tout l’ambitus du piano, avec une très furtive pulsion que Martial réfrène désormais : une citation de Chopin. Ensuite comme souvent il avouera au public qu’il ne sait plus quoi jouer…. et qu’il va donc être obligé d’improviser ! Ce qu’il fera sur le champ, mais pas dupes nous savons qu’il n’ avait que cela depuis le début du concert. Suivront une série de rappels : Tea For Two (dans un traitement encore inédit pour moi qui l’ai entendu jouer ce thème en concert bien des fois…), une variation sur Happy Birthday avec inclusions bebop, Lover Man, et enfin I’ll Remember April. Après quoi il nous promet de jouer autre chose… la prochaine fois ! Ovation verticale, comme il se doit, d’un public ému par un musicien qui ne l’est pas moins, sous son humour distancié. Je sais que Martial n’envisage plus de prendre d’engagements à moyen ou long terme, pour éviter de décevoir par une annulation (et pour s’éviter de maintenir sa forme d’athlète pianistique par une pratique austère et quotidienne). Mais si aujourd’hui ou demain quelqu’un lui proposait de jouer en avril dans un lieu qui lui plaît, où le public et le piano seraient dignes de lui, et où l’on peut se rendre par le train, en évitant l’avion, je ne gage pas qu’il refuserait….

Xavier Prévost

 

Retrouvez ce concert sur France Musique dans l’émission ‘Le Jazz Club’ le samedi 23 février à 19h