Jazz live
Publié le 26 Août 2021

Tallinn: JazzKaar, du jazz hot dans le froid baltique

La 32e édition du JazzKaar à Tallin a changé la donne. Le festival de jazz emblématique de cette musique bien vivante en Estonie a quitté le printemps pour installer ses tréteaux en final de mois d’Août…même si cette période estivale ne procure pas,hélas de chaleur particulière ni de ciel dégagé cette année ci dans la capitale du pays de la zone baltique « En dépit de ce contre temps, si je puis dire, nous avons fait en sorte que festivaliers et musiciens bénéficient du maximum de sécurité dans cette période difficile de pandémie, et donc de confort et de plaisir pour profiter du jazz et du talent des musiciens de notre pays et d’ailleurs » insiste à juste titre Anne Erm directrice artistique du festival. En Estonie à ce jour plus de 75 % de la population se trouve d’ores et déjà vaccinée. Et l’on circule partout, dans les rues, les lieux publics ou privés, y compris les salles de concert -en fonction du passe sanitaire europén ou du test adequat - sans masque. De quoi se piquer uniquement…de jazz.

Il souffle fort. Très fort. Tous les muscles de son visage tendu, crispé,  témoignent d’un effort prononcé. Expression de tension musculaire poussée à son maximum. Pourtant de son drôle d’instrument hybride, becs, anches, pavillons, pistons entremêlés on ne sait trop ni comment ni pourquoi exactement, Florent Walter, saxophoniste allemand d’ordinaire, ne sort que de faibles filets de sons métalliques. Sous tension eux aussi, triturés, torsionnés, pressurés. Cette salle Fotografiska, cubique dans son décor fer et béton aux dimensions d’un club de jazz offre aux spectateurs du festival Jazzkaaar un lieu privilégié d’expérimentations dans le domaine des musiques improvisées. Le public de Tallin que l’on y rencontre, jeune en majorité à l’évidence,  ne s’y est pas trompé.

Scott Dubois (g), Gebhard Ullman (ts, bcl)

Jazkaar Festival, Vaba Lava, Tallin (Estonie), 24 août 

 

Scott DuBois

Ils produisent deux discours tracés  en zig-zag dans des espaces non balisés. Le guitariste tient son instrument comme un violoncelle. Les sonorités de la guitare glissent d’abord en arpèges harmonieux. Puis surgissent soudain comme par surprise des  accords rageurs,  dissonants, torturés. On songe tour à tour à Bill Frisell, Kurt Rosenwinkel. Peut-être même à Fred Frith, Jean-Marc Montera ou même Derek Bailey – s’il était nécessaire de remonter jusqu’au siècle dernier-  dans le traitement plutôt rude des cordes de la guitare.

 

Gebhard Ullmann

 

Gebhard Ullman lui alterne le chaud et le froid sur son ténor passant de la  complainte mélodique cool au rauque du cri exprimant l’effroi. Quant aux moments de clarinette basse courts, séquencés, on les sent passer en recherche de marques, en quête de reliefs sous des effets d’anches, de souffles compressés, peuplés  de puschs électroniques explicites « Toutes mes compositions tournent autour de l’eau en tant que matière vivante » explique le guitariste américain originaire de Chicago. De quoi révéler en ce duo singulier un univers de formes liquides mouvantes. Ce qui n’exclue ni pointe de lyrisme ni minimalisme en pointillé. À découvrir à l’occasion même si jusqu’à ce jour ce DuBois qui revendique des origines en Suisse et dans le sud de la France déplore ne s’être produit que au Petit Faucheux de Tours dans notre périmètre hexagonal.

 

Florian Walter (hechtyphon), Mart Soo (elg)

Jaskaar Festival, Fotografisca, Tallin (Estonie), 24 août 

 

L’echtyohon de Florián Walter

Cet Instrument hors norme  Florian Walter sax d’origine allemande l’a inventé dans le but de produire une musique hors genre à base d’éléments de trombone, trompette et tuba amalgamés pour ne pas dire astucieusement bricolés. La musique résultante procède du bruitisme, échos divergents, détonnants lancés dans les airs. Ainsi jetés bruts dans une anche ou un bec, triturés via des pistons implantés en divers points: Walter s’active en mode souffle continu pour autant de de vibrations, crissements et autres crépitements saturés. Ils se sont rencontrés à Wroclaw en Pologne et visiblement ils étaient faits pour se retrouver. Car Mart Soo, compère estonien lui aussi fan d’impros totales,  n’use de sa guitare que traitée uniquement à partir de pédales d’effets qu’il observe fixement devant lui, en manipule les boutons sans arrêt, alignées sur deux chevalets à la place de partitions. Jaillissent dès lors de ses amplis des sons éthérés plutôt que des notes distinctes. Spectacle/show étonnant garanti. Inclassable certes mais foutument original à franchement parler.

 

Tanel Ruben (dm), Kadri Voorand (voc), Kristjan Randalu (p), Ralivo Tafenau (ts, ss), Taavo Remmel (b)

Jaskaar Festival, Vaba Lava, Tallin (Estonie), 24 août

 

Kadri Voorand (voc), Raivo Tafenau (ts)

Tout de suite on appréhende un son d’ensemble orchestral impeccable. La chanteuse très applaudie d’entrée de jeu vocalise ou chante ses couplets cool en mode soprano. Le sax ténor intervient en  contrechants moelleux, nanti d’une belle rondeur de son façon Erriie Watts. On se dit qu’on a là sur scène un quintet phare du pays  ( Kadri Voorand, nanti d’un Best Award de la meilleure chanteuse estonienne a enregistré son dernier album chez ACT; Kristjan Randalu pour sa part fait partie de l’écurie ECM) mais bon, disons de facture plutôt classique. Et puis vient le piano, d’abord en soutien majeur. Et qui mène la danse. Sauf qu’il se met rapidement en phase recherche de décalages question climats rendus. Il imprègne au passage son solo de couleurs très contrastées sur le Blue Train de Coltrane. Il imprime une intro originale très imagée  sur un thème de Monk. Et le ténor suit sa trace, souffles d’air serrés, puissants. La voix de Kadri Voorand se lance dans des acrobaties de scat hors piste. Le groupe estonien visiblement très reconnu ici gratifie l’audience de prises de risque qu’on imaginait pas forcément dans des impros collectives répétées, Effet surprise réussi.

 

Kristjan Randalu

Joel  Remmel (p), Heiko Remmel (b), Ramuel Tafenau (dm) + invités: Lissi Koikson (voc), Jukka Eskola (tp), Aleksander Paal (as): Markus Eermann (fl)

Vaba Lava, Tallin (Estonie), 25 juillet

 

Joël Remmel et son trio, récompensés d’un prix du festival

 

Ils sont jeunes., Ils représentent peu ou prou la nouvelle génération de musiciens de la Baltic Area « Eux n’ont pas connu l’époque communiste tournée pour les artistes vers le seul monde soviétique » analyse Marti, journaliste finlandais bon connaisseur du contexte estonien. Ils sont des héritiers en quelque sorte (les deux frangins Remmel, fils d’un contrebassiste connu. Le père du batteur est un sax reconnu dans le pays) Piano clair, évident dans son jeu, un trio qui se trouve bien  équilibré dans l’expression  de par une rythmique qui tourne avec aisance. L’intervention des invités successifs -on remarque aussitôt la sonorité incisive du bugle- invite à une ré-exposition d’un langage hard bop. Un peu sage tout de même et quelque peu modélisée dans son expression, son ambition, cette dimension du propos jazzistique. Voix comprise. 

En passant, pour reprendre l’expression d’un collègue allemand « Les musiciens estoniens sont un peu bavards dans leurs présentations… »

 

Raimond Mägi (b), Kinke Karja (p), Hans Kurvits (dm)

 Fotografiska

 

Raimond Mägi

 

C’est entendu désormais. Des idées neuves on en trouve aussi chez les jeunes jazzmen estoniens. Ce trio crée en live un climat, un environnement musical autour d’éléments percussifs -batteur inspiré par le son cuivre des cymbales-  A priori on le sent suivre la route des « powers trios »  tracée par EST…Il ajoute  néanmoins à cette intensité, ce son compact une touche personnelle via nombre de ruptures/breaks apportés au contenu. La musique y résonne tout aspect sauf linéaire ou répétitive : témoin cette séquence singulière en forme de « battle » rythmique piano électrique versus batterie. Voire au travers de cet accompagnement original de la basse, les cordes se trouvant frappées par l’archet en une sacrée accélération progressive. Ou quand le jazz se métisse de free -« ce qualificatif appliqué au jazz n’est pas un gros mot tu sais » m’avait précisé un jour un Bernard Lubat persuasif- habilement revisité dégage, sans complexe des espaces, diffuse de l’air pulsé. Frais comme le temps goûté, tiens,  cette fin août à Tallin.

 

Lucy Woodward (voc), Jellie Roozemburg (elg), Lido Pannekeet (elb), Niek de Bruijn (dm)

Vaba Lava

 

La voix de soul de Lucy Woodward

Elle n’a l’air de rien comme ça, enfin rien qui sorte de l’ordinaire d’une chanteuse entrant en scène sous sa chevelure blonde décolorée. Pourtant lorsque sa voix sort on la devine tout de suite gorgée d’un vrai feeling. Elle Imprime d’entrée, mouvement, posture, une grosse présence via un jeu de  scène nature, souple, funky à souhait . Ses chansons suintent la soul profonde aiguillée par un drôle de guitariste « killer »  aux phrases diablement acides. «Pour mes parents artistes lyriques  je devais à l’évidence devenir chanteuse d’opéra. Sauf que j’ai grandi à New York dans un quartier où la soul, le blues frappaient au coin de chaque rue… » Et ils continuent ces flux musicaux, l’un comme l’autre, de faire le coup de poing soulfull à chaque mesure, chaque couplet des chansons de Lucy aujourd’hui installée en Hollande. Elle  osera in fine deux titres de Nina Simone plus une reprise de Mahalia Jackson. Moments  d’émotion forte pour une vraie découverte.

 

Jellie Roozemburg, Guitar killer

 

Tin Men and the Telephone : Tony Roe (cla), Pat Cleaver (b), Jaimie Peet (dm)

 Fotografiska 

 

Tin M’en and the Téléphone : plaidoyer

 

Le concert démarre sur fond d’images de terribles catastrophes écologiques. Après coup on se pose la question : la musique ne disparaît-elle pas un peu derrière cette avalanche de mots et d’images projetées surtout ? Car ce concert du trio néerlandais se veut un spectacle total: pour faire passer un mot d’ordre militant en faveur de la sauvegarde de la planète face à une catastrophe écologique et environnementale imminente, les jeunes musiciens hollandais ont inventé un concept de voyage dans l’espace-temps au cours duquel chaque spectateur est invité à intervenir dans un jeu participatif via son téléphone portable. Lequel branché en permanence doit télécharger des informations et, en fonction des images et motifs projetées sur grand écran, de façon à permettre au spectateur de réagir en direct aux propositions formulées pour sauver la planète Terre.

 

Tony Roe: des mots, des images, des notes

 

Pigé? Le jazz – le trio se lance  illico dans autant d’état improvisations à gogo  sur des items rythmiques ou mélodiques balancés directement sur l’écran de fond de scène par les portables des spectateurs reliés par le web- doit-il trouver ses notes, ses rythmes dans le tempo imposé par les envies, la réactivité numérisée de l’audience ? Un concert peut-il se vivre dictée par la loi des réseaux sociaux ? Au sortir de cette salle de concert, partie basse d’une ancienne usine remodélisée en un grand hall d’expos photos -en ce moment une exposition plutôt trash de la photographe allemande Ursula von Unverth– le débat occupait l’esprit de certains témoins présents de la planète…jazz.  Nombre de jeunes spectateurs au contraire qui avaient vu leurs portables clignoter au final du concert sous l’action directe du site web du pianiste leader, dans la nuit froide et humide en riaient encore de plaisir.

 

 

Robert Latxague