Jazz live
Publié le 21 Sep 2021

TROIS JOURS à TROIS PALIS

Troisième festival ‘Jazz{s) à Trois Palis’ (il est né en 2018, mais 2020 fut une année retoquée par le virus), et toujours un programme d’une belle singularité. Le village charentais, non loin d’Angoulême, où le batteur et agitateur d’idées musicales Bruno Tocanne a élu domicile voici quelques années, se met à l’heure des concerts, entre l’église Notre Dame et le Foyer communal. Ambiance très conviviale, et implication maximale de toutes et tous, bénévoles et artistes embarqués dans le même projet. Pour le premier concert, à entrée libre grâce au concours du Grand Angoulême dans le cadre des ‘Soirs bleus’, une banderole nous accueille.

Trio FINCKER – SANTACRUZ – SILVANT

Robin Fincker (saxophone ténor, clarinette), Bernard Santacruz (contrebasse), Samuel Silvant (batterie)

Trois Palis, Foyer communal, 17 septembre 2021, 20h30

Le concert commence bille en tête, comme dans les disques de Sonny Rollins au Village Vanguard en 1957. Mais ce trio avec sax et sans piano retentit du souvenir de Don Cherry (lequel joua et enregistra avec Rollins en 1962-63). Un hasard ? Qui sait…. C’est comme si le trio nous racontait la même histoire dans des langues différentes, ou des histoires différentes dans la langue du trio. En tout cas, ça nous embarque dès les premiers instants. Au morceau suivant le rythme est plus calme, et après une intro de contrebasse le souffleur, qui est passé à la clarinette, s’engage dans un univers sinueux, et intensément lyrique. Retour au ténor ensuite, pour une alternance de caresses mélodiques et d’éclats rythmiques, entre manifeste expressionniste et confidence. Puis une intro de contrebasse, comme un hymne sacré, va conduire vers une turbulence de batterie sur quoi le sax posera une mélodie obsédante, avant des vigoureux envols. Et dans cette intensité lyrique surgira chez l’auditeur le souvenir de Lonely Woman, même si les notes ne sont pas les mêmes ; mais le phrasé et l’intensité le suggèrent. C’est l’entracte, car le groupe jouera deux sets, comme en club, pour permettre une pause à la buvette.

Quand les musiciens reviennent, le fil se renoue sans peine : thème incantatoire, échanges effervescents et échappées cursives ; le trio joue crescendo/decrescendo, sur le plan dynamique comme sur le plan rythmique. On ira ensuite vers une sorte de calypso, et l’ombre d’Ornette va encore se profiler furtivement, tendance Dancing In Your Head. Au fil du concert qui se poursuit, dans l’intensité du jeu des musiciens comme de l’écoute du public, le souvenir de Paul Motian croisera celui de Dewey Redman, et aussi de Paul Bley. En plus de l’ivresse des phrases vertigineuses, le trio nous offrira l’émoi ultime, celui que procure le lyrisme absolu. Très beau trio, formidable concert : que demander de plus ? Que ça recommence, évidemment, dans un autre lieu, un autre jour.

Le lendemain matin, le public se retrouve à l’Église Notre Dame pour écouter un concert en solo

ROBIN FINCKER (saxophone ténor, clarinette)

Église Notre Dame, 18 septembre 2021, 11h

Le saxophoniste, d’entrée de jeu, apprivoise l’acoustique du lieu, et joue avec une belle réverbération naturelle. Il multiplie les modes de jeu, saturations, sauts dynamiques, émissions d’harmoniques, avant un vibrant essor vers des lignes périlleuses, toujours maîtrisées mais sur le fil. Puis c’est une mélodie déchirante, avec des harmoniques presque paroxystiques, avant une sorte d’incantation apaisée. Pour la séquence suivante c’est un retour offensif, avec des lignes anguleuses qui fleurent bon le jazz libre, des graves ronflants façon coup de poing, et des escapades aiguës tranchantes comme des lames, avant une course folle dans des lignes virtuoses ; ici les accents apportent l’indispensable expressivité. Retour à la clarinette, comme un appel de l’au-delà incarné dans la richesse du timbre, ou un condensé de mélancolie qui effleure une phrase de blues avant une glissade vers le klezmer. Et le sax revient, pour évoquer au ténor un soprano, en l’occurrence un thème de Steve Lacy : lignes ascendantes et descendantes, vertige, éloge du timbre dans un legato très fluide. Robin Fincker nous a enchantés par sa liberté et sa profonde musicalité. Un moment de grâce supplémentaire à porter au crédit du festival…. et de l’artiste, évidemment !

DENIS BADAULT (piano)

Trois Palis, Foyer communal, 18 septembre 2021, 20h30

Le grand retour, en solo, du pianiste espiègle qui nous avait déjà régalés de son programme ‘2 en 1’ (Le Triton, près de Paris, en 2015, Cluny en 2017). Mais le processus a évolué : on n’a plus deux standards qui se mélangent, en glissements, va-et-vient et esquives, mais un savant mélange de thèmes qui s’enchaînent, se télescopent ou se fondent en tuilages, le tout articulé par l’improvisation, près du thème, ou très loin, voire en plein espace de liberté. C’est du grand piano, tant par les réharmonisations hardies que par la science de la dynamique, et la complémentarité des mains. On est parti de In A Sentimental Mood, et passé par Gershwin ; on a aussi accosté à Darn That Dream pour reprendre le large vers A Child Is Born après un détour par When I Fall In Love. Sera ensuite évoquée Barbara, avant un nouveau cocktail, audacieux et chatoyant, de standards. Mais l’essentiel n’est pas dans l’idée directrice ou le concept (2 en 1, 3 en 1, et plus si affinités) : avec beaucoup d’humour, d’énergie, de nuances et d’invention, c’est un vrai régal d’écoute et de musicalité.

MARC DUCRET – SAMUEL BLASER duo

Samuel Blaser (trombone), Marc Ducret (guitare)

Trois Palis, Foyer communal, 18 septembre 2021, 22h

L’existence de ce duo est déjà ancienne : des concerts brésiliens de 2013 sont devenus en 2020 le disque «Audio Rebel» et, après l’écoute du CD voici plus d’un an, j’attendais de découvrir le tandem sur scène. Désir réalisé grâce au festival de Trois Palis. L’entente et la connivence sautent aux oreilles. Le guitariste lance des lignes brisées, des harmonies sinueuses, et le tromboniste s’y installe, en commentant par des sons inouïs surgis de sa sourdine titillée de gestes expressifs. De cette matière surgissent des formes et des images, des éclats vertigineux, des unissons funambules. La musique se densifie, explose en satellites, en apparence autonomes, mais dont la parenté, la pertinence et l’évidence vont se résoudre en une forme constamment mutante. C’est fascinant. Ces deux musiciens sont plus que des virtuoses : des artistes visionnaires, occupés à dessiner les contours du futur.

Retour matinal à l’église pour le dernier jour : c’est normal, on est dimanche et c’est bientôt l’heure de la messe. Mais si l’on va se presser dans quelques minutes à la porte, ce sera pour une autre sorte de rituel.

VINCENT COURTOIS (violoncelle)

Église Notre Dame, 19 septembre 2021, 11h

Pour une célébration très laïque de la beauté musicale, l’officiant est violoncelliste. Sur un motif de 4 notes il explore, en douceur, l’acoustique du lieu. La réponse sonore est plus qu’engageante. Il se lance donc dans des variations multiples, jouant des dynamiques, excitant de l’archet plusieurs cordes quand un doigt ponctue d’un pizzicato. Du froissement le plus ténu jusqu’à l’escalade des décibels, l’acoustique du lieu répond, et le public reçoit avec ferveur cette offrande musicale et sonore. Tous les modes de jeux sont conviés : phrases en accord à l’archet, avec pizzicati superposés, rythmes obsédants ; on va du boléro d’Igor au sacre de Béla vers un crescendo que l’on croirait conclusif, mais Vincent Courtois enchaîne en pizzicato, de plaine en escarpement, jusqu’à reprendre l’archet pour une sorte de partita romantique…. avant de l’abandonner à nouveau, et de repartir arco vers un thème d’influence irlandaise débouchant sur une impro radicale. Il fait chanter de son archet le bois du violoncelle et le métal de la pique, avant un essor conclusif en forme de bossa nova légèrement popisée. Mais au fil du concert il aura aussi abordé l’univers de Ligeti. Le public manifeste vigoureusement son enthousiasme et, en rappel, Vincent Courtois nous offre une évocation très sensible du film, et du livre, Tous les matins du monde. Très beau concert, sublimé par l’engagement de l’artiste jusqu’au cœur de la musique.

FRANÇOIS CORNELOUP – JACKY MOLARD Quartet, «Entre les terres»

François Corneloup (saxophone baryton), Jacky Molard (violon), Catherine Delaunay (clarinette), Vincent Courtois (violoncelle)

Trois Palis, Foyer communal, 19 septembre 2021, 19h

Un événement pour moi : découvrir ce groupe très singulier qui a déjà donné quelques concerts, et que précède une rumeur élogieuse. François Corneloup et Jacky Molard se partagent l’initiative et la direction de ce quartette pour lequel l’un et l’autre composent. Pendant la pandémie et son absence de concerts, l’équipe a longuement travaillé en Centre-Bretagne chez Jacky Molard pour élaborer cette musique dont l’intitulé, «Entre les terres», annonce clairement le projet. La musique circule entre l’enracinement du violoniste, sa terre bretonne et sa musique constamment réinventée (notamment dans les rencontres qu’il fait régulièrement avec les artistes de jazz), et des partenaires aux expériences qui prennent source ailleurs. De cette rencontre naît une musique sans pareille, mais non sans mémoire.

Le concert commence avec des pizzicati de violon et une ligne de clarinette qui dessinent un motif musical bretonnant, tandis que le solo de baryton regarde vers le jazz, avant de revenir vers le motif originel. Puis sur un canevas qui évoque plutôt les musiques répétitives, chacun des instruments développe son improvisation, le violon s’amuse, dans l’harmonie et en dehors, et pour finir le violoncelle explose le cadre. Pour le thème suivant, après une intro qui sonne comme un arrangement de jazz sophistiqué, c’est un thème celtique, rythmé par un ostinato de violoncelle et de sax baryton, sur lequel violon et clarinette s’évadent. Sans tenter (vainement) de vous décrire toutes mes impressions du concert, je dirai simplement que l’on circule constamment d’un univers à l’autre, d’un tutti processionnel à une sorte de mouvement musical perpétuel, d’un thème traditionnel d’apparence très simple à une construction musicale très complexe, en toute fluidité, et tous ces univers s’épousent, s’affrontent ou se mêlent, comme si la musique seule devait avoir le dernier mot.

Avant de jouer le rappel, François Corneloup a pris la parole à propos de ce festival, et de quelques autres qui lui ressemblent. En effet le concert de ce groupe, et les trois suivants, sont donnés dans des festivals organisés par des musiciens. Une réalité qui nous interpelle, et nous pousse à réfléchir sur la place de l’art dans le monde d’aujourd’hui, et sur son devenir. Vaste sujet qui mériterait un grand débat. La belle singularité, et la grande qualité, du festival de Trois Palis sont un témoignage à inscrire dans cette réflexion. Tout comme le programme du festival marseillais ‘Les Émouvantes’, où le groupe se produira cinq jours plus tard ; ou encore le festival ‘Les Arches en Jazz’, à Port-Bail-sur-Mer, qui accueillera ‘Entre les terres’ le jour d’après.

Xavier Prévost