Années 1980 Choses vues sur la scène du jazz français et alentours… / Film #4-2 - Jazz Magazine
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Publié le 17 Déc 2025

Années 1980 Choses vues sur la scène du jazz français et alentours… / Film #4-2

Le Musée d’Art moderne le 27 avec Albert Mangelsdorff et Wolgang Dauner.

Dans le cadre des concerts du Musée d’Art Moderne programmés par Daniel Humair, Albert Mangelsdorff et Wolfgang Dauner. J’ai vu la première fois Mangelsdorff en solo, au 2ème festival de jazz d’Angoulême, à la même affiche que le Brotherhood of Breath de Chris McGregor et le trio de John Surman auquel j’ai le vague souvenir de l’avoir vu s’inviter. Pour moi qui m’abreuvait d’enregistrement de musiques extra-européennes, de chant diphonique et de trompes africaines ou tibétaines, ce tromboniste qui chantait dans son tuyau pour produire à lui tout seul de véritables fanfares, fut une révélation. J’étais loin alors des soupçonner l’importance qu’il occupait dans l’histoire du jazz allemand (dont, adolescent, il avait même connu la répression par le régime nazi), du jazz européen (du dixieland et du bop jusqu’aux musiques dites “improvisées européennes”), et ce avant même de considérer ces “extensions techniques” qui se dont généralisées parmi les générations suivantes.

À l’époque, il jouait sur plusieurs tableaux, invité de ses collègues du free, mais – outre ses enregistrements solo (“Tromboneliness”, “Solo Now”) –, on lui connaissait des disques avec Palle Danielsson et Elvin Jones (“The Wide Point”, 1975), Jaco Pastorius et Alphonse Mouzon (“Trilogue”, 1976), Wolfgand Dauner, Eddie Gomez et Elvin Jones (“A Jazz Tune I Hope”, 1978), Jean-François Jenny-Clark et Ronald Shannon Jackson (“Live in Montreux”, 1980). Il n’avait encore enregistré ni “Triple Entente” avec Leon Francioli et Pierre Favre (qui serait bientôt mon préféré, 1982), ni ce duo avec Wolfgang Dauner (“Two Is Company”). Révélation donc, dont je ne saurai plus dire grand’ chose, sinon la complicité évidente entre ces deux hommes et ce travail impressionnant de la coulisse, des lèvres, de la colonne d’air et de la voix. Sauf à citer l’homme qui m’accompagnait ce jour-là.

À l’époque, je m’étais mis dans la tête d’emmener de temps à autre mes parents au concert, en commençant d’ailleurs par des choses qui n’étaient pas des plus évidentes. Le lendemain je les avais emmené écouter le même duo au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Mon père Henry Bergerot – germaniste, grand amateur et traducteur du théâtre de Max Frisch, une plume, un esprit critique vif, enthousiaste ou féroce, et surtout friand des cocasseries de la vie et de l’âme humaine –, s’était amusé à faire son propre compte rendu qu’il m’avait envoyé. Le compte rendu d’une personne peu prête pour ce genre de musique, et donc qui “voit” plus qu’il “n’entend”. Quoique contrariant mon enthousiasme, ce compte rendu ne m’avait pas peu réjoui. Mon père et Albert Mangelsdorff étant mort la même année, en 2005, et Wolfgang Dauner en 2020, considérons qu’il y a prescription.

« Phénomène très théâtral. Ils sont sur la scène de la grande salle devant un rideau pourpre – le vieux style ! Le théâtre de grand papa – et ils sont si peu préoccupés du public, si mal nippés, si besogneux qu’il semble que le fameux quatrième mur se soit effondré et que nous ayons pénétré par effraction, mais sans bruit, dans la mansarde sous les toits où ils répètent jour après jour. Figures très beckettiennes. Mercier et Camier dont la déambulation serait devenue musicienne. Mangelsdorff a l’air d’un long charpentier dégingandé, vêtu d’une chemise et d’un pantalon ternes et très usagés et chaussé de vieilles godasses rouges. Longues mèches ramenées vers l’avant qui ne font que mettre en valeur sa calvitie. Visage en planches, mais molles : raides dans l’effort, mais dès qu’il est au repos, elles se contorsionnent en tous sens. Dans le mauvais éclairage qu’on leur dispense, il paraît entièrement édenté. Vue l’ardeur, je dirais même la fureur, qu’il met à jouer, il les aura cassées contre l’embouchure de son instrument. Il a posé à portée de main sur un tabouret les accessoires qui lui sont nécessaires, à savoir une bouteille de Contrex en plastique, une sorte d’appareil à déboucher les cabinets mais dont l’usage est ici inverse : il s’en sert pour boucher son trombone ; et une longue, une interminable serviette éponge dont au premier abord on ne voit pas l’usage. Mangelsdorff joue du trombone comme d’autres jouent de la flûte ou du saxophone et c’est pour ça que nous sommes venus – à vrai dire poussés par le zèle pédagogique d’un fils. Qui peut se vanter d’avoir prêté une attention suivie au trombone à coulisse pendant le concert dominical de la fanfare ? À moins de s’être laissé surprendre par quelques rot graves et fracassants ; à moins de s’être amusé aux éclairs que lance la bielle jumelle au-dessus de l’assemblée des cuivres groupés autour de la grosse caisse. Mangelsdorff accorde au trombone la première place. Il y aura pour lui, un premier trombone comme il y eut toujours un premier violon. S’il y réussit ! car depuis son entrée il semble dompter un animal récalcitrant, voire sauvage. À peine l’a-t-il appliqué à ses lèvres qu’il semble en être la victime et le prisonnier ; et il commence à se débattre, à s’époumoner pour s’en défaire et le rejeter loin de lui. Peine perdue – ou bien veut-il seulement de l’extrémité mobile de l’instrument tuer une bestiole, un lézard ou quelque souris, qui court et sautille invisible entre ses pieds ? De ce combat naissent des borborygmes, des couinements, des hennissements, des rugissements, des explosions inattendues, une sauvagerie exotique et fiévreuse qui sent le fauve, le cirque, l’urine, une gouaille irrésistible et contagieuse. La lutte continue. Sans merci. Mangelsdorff est debout, courbée en deux, haussé sur la pointe des pieds, les bras tendus dans un effort d’élongation maximum, il pédale sur le rythme et tout son corps ondule. La raideur de l’instrument est telle qu’on ne peut songer au Laokoon mais on songe à Molloy au nez duquel auraient sauté, pour s’y agripper, ses béquilles et sa bicyclette comme au nez de la vieille le boudin de je ne sais quel conte. Une performance sportive et qui exige une énergie exceptionnelle. Entre chaque morceau, ayant purgé son instrument d’un débordement salivaire, il s’emplit la bouche d’une gorgée d’eau minérale, il la mastique longuement, la promène d’une joue à l’autre. Puis il enfouit sa tête et même le cou dans sa serviette, n’en finit plus de s’éponger, de s’assécher, de fourbir jusqu’aux replis et au conduit auriculaires. Toilette exhaustive et minutieuse, excès germanique : là où un Latin se contenterait d’un mouchoir, un Allemand exige le tub. Du pianiste, on n’aura vu que la coupole ovoïde et extrêmement brillante du crâne et les chaussures de tennis. C’est que le reste disparaît entièrement sous une chevelure négligée, mitée, de vieille Mélisande des campagnes. De temps en temps on voit son nez. Pointu et rouge. J’oublie ses mains, ses mains, oui, qui se pourchassent, au grand galop sur le clavier noir et blanc, qui entrent en collision, se chevauchent une seconde, bondissent et s’abattent avec fracas – mais ceci relève de la musique, et je n’y connais rien. De face, on verra, dans un survêtement bleu marine – sport oblige – de délicats mollets fuselés sous le ballon d’un ventre. Ayant salué avec raideur, et quelque gêne, et beaucoup de gentillesse aussi, ils s’en vont. Comme ils sont venus. Leur attirail sous le bras – deux machinistes qui se seraient laissés surprendre par le public au cours de leur récréation. »