Auteur chez Frémeaux & Associés d’un livre Les Alchimies discrètes d’Henri Crolla et d’un double album, l’un et l’autre, consacrés à l’œuvre musicale du guitariste et compositeur Henri Crolla, Stéphane Carini nous a écrit pour relever deux erreurs factuelles dans la chronique groupée qui m’a été commandée par Jazz Magazine pour son numéro d’avril.
par Franck Bergerot

J’y ai en effet mentionné la présence de douze poèmes de Jacques Prévert accompagnés par le guitariste, alors qu’ils ne sont qu’au nombre de cinq. Et, suite à une coupe et un remaniement peu hâtif auxquels j’ai dû procéder au moment de rendre mon texte qui, sinon, n’aurait pas tenu dans l’espace qui m’était réservé, j’ai qualifié Henri Crolla d’“auteur” de deux mélodies (tel le fameux Poinciana !) dont il n’était manifestement que l’interprète. Stéphane Carini s’en montre d’autant plus désolé qu’il y voit de ma part une désinvolture dans le traitement d’un double ouvrage résultant manifestement d’un vertueux et long travail de recherche, de lecture, d’analyse, d’une méticulosité à laquelle il nous a habitué.

Il est vrai que l’objet de ma chronique était plus signalétique que critique, mais une approche critique, quelle qu’en soit l’appréciation, aurait supposé un temps de travail et un espace en terme de pagination dont je ne disposais pas, en un temps où l’économie de la presse jazz ne permet pas à celle-ci de couvrir intégralement la production concernant le jazz d’hier et d’aujourd’hui en progression exponentielle. J’ai donc préféré, avec la concision nécessaire à l’exercice, annoncer cette double parution en rappelant à nos lecteurs (dans leur grand majorité ignorant tout du guitariste) qui était Henri Crolla par un descriptif de la sélection phonographique réalisée par Carini couvrant les différents domaines de compétences du musicien : jazz, chanson, poésie et cinéma. Mais, à mon grand regret et par manque de place, sans détailler autant que je l’aurais voulu la multiplicité des sources, notamment par comparaison avec les publications “Jazz In Paris”. Franck Bergerot

C’est avec beaucoup de tristesse que noys apprenons la mort, à 85 ans, du grand chanteur et pianiste de jazz Andy Bey, dont nous avions découvert la voix envoûtante et d’un raffinement suprême en 1996 quand parut le sublime “Ballad, Blues & Bey”, qui marquait son retour après une longue période d’absence. Sa musique ne nous quittera jamais.
Par Fred Goaty (avec David Linx)

Il y a quelques années, son confrère David Linx l’avait rencontré pour Jazz Magazine. Souvenirs :
David Linx : Quand je vous entends, Andy, j’entends quelqu’un qui a une sorte de langage invisible ancré à la fois dans la tradition et dans l’avant-garde. Un peu comme Jeanne Lee. De plus, vous avez une manière intemporelle de glisser la négritude, moins dans la manière de chanter que dans la façon de conter une histoire, même lorsque vous partez d’un standard…

Andy Bey : On peut chanter des chansons pendant des années, mais elles prennent plus de sens avec l’âge, ou un autre sens. On cherche à atteindre l’essence de ce qu’on veut faire. Techniques et concepts sont importants, mais finissent par converger. J’ai toujours travaillé, aussi bien pianistiquement que vocalement, et les deux ont fini par s’imbriquer. J’aime T-Bone Walker et Bela Bartók.

David Linx : Dans vos enregistrements, j’entends aussi un côté européen. Il n’y a pas que la tradition américaine, ou noire, mais plusieurs qui fusionnent, paisiblement.

Andy Bey : Je suis content que quelqu’un l’entende… J’ai écouté tant de musiques depuis l’âge de 5 ou 6 ans… Beaucoup de gospel – l’église n’était jamais loin, je ne pouvais pas la rater – puis des chanteurs de blues avec qui je partageais l’affiche…. Au lycée, j’ai écouté Bartók, Stravinsky, Ravel, Debussy… Et aussi Duke Ellington, Miles, Sonny Rollins, John Coltrane… J’adorais Sarah Vaughan, Betty Carter, Nat King Cole, Frank Sinatra, Little Jimmy Scott… Je pense avoir été surtout influencé par Sarah. J’adorais aussi Ella, qui était brillante, pour son swing, son articulation… Finalement tout s’est fondu, même si je continue d’enrichir ma palette. Il s’agit de trouver sa voie.

Cinq disques essentiels
Horace Silver : “The United States Of Mind” (Blue Note, 1970-72).
Andy Bey : “Experience And Judgment” (Atlantic, 1974).
Andy Bey : “Ballads, Blues & Bey” (Evidence, 1996).
Andy Bey : “Shades Of Bey” (Evidence, 1998).
Andy Bey : “Tuesdays In Chinatown” (N-Coded Music, 2001).

Photo © Stéphanie Badini

S’il y a un avant et un après Miles Davis dans la carrière de ce natif de Brooklyn, New York, il n’en reste pas moins un soliste et un compositeur majeur qu’on a trop souvent réduit à l’étiquette de musicien fusion et dont la discographie personnelle contient nombre de pépites, dont l’irrésistible Friday Night At Cadillac Club.

par Julien Ferté / photo : Don Schlitten

S’il doit sa toute première apparition phonographique à un pianiste oublié de Philadelphie, Kenny Gill, ce n’est qu’au mitan des années 1970 que l’on commença de repérer le nom de Bob Berg, grâce à la trilogie “Silver ’ N” de ce maître du hard-bop et toujours grand découvreur de talent qu’était encore le pianiste Horace Silver à cette époque – encore lycéen, le jeune Bob avait déjà appris par cœur “Doin’ The Thing At The Village”, avec le fameux titre Flithy McNasty, summun du hard-bop funky qui le marquera à vie. Dans la foulée, Bob Berg, qui avait commencé par jouer du piano à l’âge de 6 ans (« Beethoven, Tchaikovwky et Debussay étaient mes favoris ») remplaça George Coleman au sein d’Eastern Rebellion, le groupe d’un autre pianiste d’importance, Cedar Walton. Ainsi ce jeune et impétueux saxophoniste ténor partait, c’est le moins qu’on puisse dire, sur des bons rails, livrant au passage son premier 33-tours « as a leader », comme on dit dans son pays natal, “New Birth”, enregistré en compagnie de son second mentor, Cedar Walton, du trompettiste Tom Harrell (qu’il avait côtoyé avec Horace Silver), du contrebassiste Mike Richmond, du batteur Al Foster et du percussionniste Sammy Figueroa.

Mais c’est bien sûr en succédant à Bill Evans dans le groupe de Miles Davis que Bob Berg se fit connaître d’un public bien plus large que celui des initiés. Jouer avec le trompettiste-star, c’était soi-même accéder à un statut de vedette, et si Bob Berg se sentit rapidement à l’étroit dans la musique de Miles – sur disque, sa trace restera finalement minimale comparée à ses performances scéniques –, ce prestigieux “gig” lui permit cependant de relancer sa propre carrière, et après un album live enregistré en Italie en 1982 (mais publié en 1985), Bob Berg revint avec “Short Stories”, qui mettait non seulement ses talents de soliste et de compositeur en avant, mais qui marquait aussi le début de sa fructueuse association avec Mike Stern – le guitariste, lui aussi “ex” du groupe de Miles Davis, venait de l’inviter à jouer sur l’album de son comeback, “Upside Downside”. Dès lors, le saxophoniste ténor de feu et le guitariste électrique incendiaire vont se mettre à distiller en quartette leur jazz-rock – ou devrait-on dire “bop and roll” ? – aussi énergétique que mélodique et funky, boostés par le drumming phénoménal de Dennis Chambers, révélé au monde du jazz peu de temps grâce à John Scofield (après avoir fait groover plusieurs disques mémorables de Parliament, l’un des deux combos “p-funk” de George Clinton).Chaque soir, Friday Night At The Cadillac Club, le classique instantané de “Short Stories” qui sonnait comme du King Curtis post-bop faisait chavirer les foules.

Bob Berg en 1987. Photo : X/DR

Pour autant, Bob Berg n’a jamais voulu être prisonnier de l’étiquette “fusion”. Plus puriste, sans doute, qu’on pouvait le croire, il se décentre du cœur du réacteur pour revenir sans nostalgie aucune à ses premières amours, plus nuancées, loin de la (certes joyeuse) furia électrique des années 1980. Et s’il un album à découvrir ou redécouvrir d’urgence, c’est bien le somme toute méconnu “Enter The Spirit”, où fort de ses talents de compositeurs plus affinés que jamais, faisait, comme le titre du disque l’indique, entrer l’esprit du post-bop dans une nouvelle ère. À ses côtés, des sidemen exceptionnels magnifiaient sa musique, tels le pianiste Jim Beard ou, toujours fidèle, Dennis Chambers, qui démontrait qu’on pouvait être un “monstre” de groove et aussi swinguer. Au piano sur trois titres, nul autre que Chick Corea, que le saxophoniste rejoindra dans son Quartet pour l’album “Time Warp”, qui mérite également d’être réévalué – Corea lui laissait beaucoup d’espace, comme en témoigne la magnifique Tenor Cadenza, qui précède Terrain.

Quant à “Holding Together” de Steps Ahead, il reflète cette période où le groupe du vibraphoniste Mike Mainieri se réinventait en mode acoustique avec Eliane Elias au piano, Marc Johnson à la contrebasse et Peter Erskine à la batterie. Ce double CD live enregistré en 1999 fut hélas publié l’année où Bob Berg et sa femme trouvèrent la mort dans un accident de voiture, le 5 décembre 2002. Fin tragique pour un saxophoniste qui aura incarné trois décennies durant une certaine exigence, aimé John Coltrane et le rhyhthm’n’blues en restant toujours accessible.

À écouter

Horace Silver : “Silver ’N Brass” (Blue Note, 1975).

Horace Silver : “Silver ’N Wood” (Blue Note, 1975).

Horace Silver : “Silver ’N Voices” (Blue Note, 1976).

Eastern Rebellion : “Eastern Rebellion 2” (Timeless, 1977).

Bob Berg : “New Birth” (Xanadu, 1978).

Eastern Rebellion : “Eastern Rebellion 3” (Timeless, 1979).

Eastern Rebellion : “Eastern Rebellion 4” (Timeless, 1983).

Miles Davis : “You’re Under Arrest” (Columbia, 1985).

Mike Stern : “Upside Downside” (Atlantic, 1986).

Bob Berg : “Short Stories” (Denon, 1987).

Bob Berg : “Enter The Spirit” (Stretch Records / GRP Records, 1993).

Steps Ahead : “Holding Together” (NYC Records, 2002).

Du 15 au 18 mai, c’est le retour de ce festival en partenariat avec le Collectif 3h10, et avec le soutien de la Ville du Mans & du Département de la Sarthe, qui mêle concerts, expériences immersives, masterclasses et rencontres autour du jazz au sens le plus riche et le plus large. Jazz Magazine est partenaire de l’événement.

Au programme des concerts, aussi bien l’Organ Trio de Delvon Lamarr que le groupe nantais No Tongues, en pleine métarmophose électronique, les explorations soniques introspectives du duo Nadoz (la guitariste Christelle Séry et le clarinettiste Etienne Cabaret), le projet TokChandail porté par Emma Hocquellet et influencé aussi bien par Henry Threadgill et John Zorn que Bill Frisell, Ornette Coleman, The Meters et Terry Riley, mais aussi une exploration amoureuse de la tradition du jazz des années 1940-50 avec le JBR Trio (Jean-Baptiste RéhaultCédric PiromalliSamy Chapuis), le duo Mihisa ou le trio Pomme de Terre du trompettiste Aymeric Avice, Cédric Thimon & Arthur Narcy ou encore le trio hongrois Jazzbois, au croisement du jazz et du trip-hop. Un détonnant panorama d’un jazz actuel nourri de 1001 influences, placé sous le signe de l’exploration féconde et décomplexée !

Le final du 18 mai, grand concert à l’Abbaye de l’Epau mêlant Pianoforte, Straight Horns, Marine Flèche & Christelle Séry, Lynn Cassiers & Jozef Dumoulin et Rock You! par Snap Orchestra.

Une majorité de concerts en accès libre et donc ouvert à tous les budgets et sensibilités, que complètent masterclasses et rencontres à découvrir sur le site de Superforma.

La billetterie et le détail de toutes les événements de Jazz Tangentes 2025 est accessible juste ici !

La première partie de ce grand entretien avec Emmanuel Bex est à lire dans le nouveau numéro de Jazz Magazine. Mais au micro de Pascal Anquetil, l’intarissable organiste est revenu sur le “making of” de son nouvel album (Choc Jazz Magazine dans notre prochain numéro)
Par Pascal Anquetil

Êtes-vous très attaché à l’idée de transmission ?
Bien sûr. Eddy m’a transmis des choses essentielles. A mon tour d’en faire autant. Non pas sur le modèle de l’hommage. Dans ce mot il manque la dimension du jeu. J’avais l’idée du projet. Il me fallait trouver un titre. Finalement l’assonance “Eddy m’a dit” m’a semblé évidente. Je savais d’où je partais, en me laissant toute la liberté que je souhaitais pour exprimer ma gratitude et admiration envers Eddy. J’aime l’idée que la musique soit transmissible directement. C’est pourquoi dans ce projet la présence à mes côtés à la batterie de mon fils Tristan, trente ans, et de son copain d’enfance Antonin Fresson, le fils de notre voisin à Saint Denis, a pour moi une signification importante. Antonin a appris le jazz avec moi. Il a débarqué un jour à la maison à l’âge de douze ans avec sa guitare sèche pour me demander s’il pouvait jouer Autumn Leaves. Avec lui je ne pouvais pas imaginer proximité plus grande et empreinte écologique plus faible. Zéro carbone ! Avant d’aller chercher très loin, ne faut-il pas mieux regarder ce qui se passe d’abord autour de vous ?

Comme est née la Grande Soufflerie, la Multicolor Feeling Fanfare version Bex ?
Une fois encore tout près de chez nous, en puisant dans les forces  locales de ma ville de Sant Denis où avec ma femme Sophie nous animons un jazz club. Je suis parti de l’idée que si c’est bien de proposer de la musique vivante, c’est mieux d’en faire. J’ai donc dit au public que j’étais disponible pour partager quelque chose de concret avec ceux qui le souhaitaient. Très vite des candidats se sont signalés. Au départ on était limité à une quinzaine de personnes parce que nos répétitions se déroulaient dans le salon de notre maison. A chaque fois il nous fallait tout déménager dans le jardin pour accueillir tout le monde. Heureusement on a pu disposer d’une grande salle et ainsi agrandir notre fanfare qui compte aujourd’hui 25 membres. On se voit un dimanche par mois toute la journée. Je ne les lâche qu’en fin d’après-midi quand ils n’en peuvent plus. Pour l’enregistrement de deux morceaux avec la fanfare, Les Éléphants et Come On DH, comme nous n’étions pas assez nombreux, j’ai renforcé l’ensemble avec la fanfare du Carreau  que dirige le tromboniste Fidel Fourneyron. Quand soixante musiciens ont débarqué aux studios Sextan, Vincent Mahey fut pris de panique, persuadé qu’il serait impossible de faire rentrer tout le monde dans son studio. Et pourtant, on a réussi !

Avec Simon Goubert à la batterie et Dominique Pifarely au violon, avez-vous voulu évoquer sur deux titres le légendaire trio HLP, à savoir Humair-Louiss-Ponty ?
Bien entendu, c’est un clin d’œil. J’ai noué avec Simon une telle complicité immédiate qu’il était pour moi obligatoire qu’il soit derrière la batterie. Quant à Pif, je le connais aussi depuis longtemps. On a fait partie de la Bande à Badault pendant les mêmes années où il jouait lui-même dans l’orchestre d’Eddy Louiss. Il a ensuite complément changé de direction pour partir défricher des territoires musicaux plus contemporains. Quand il a débarqué au studio, il était, je dois le dire, quelque peu inquiet. Je n’avais pas saisi qu’il lui faudrait un peu de temps pour nous rejoindre Simon et moi. Ce qu’il a très vite fait magnifiquement. C’est un musicien génial. Cela m’a fait plaisir de savoir qu’il avait fait partie de l’histoire d’Eddy Louiss. Tout cela rajoutait du sens à notre aventure.

Quel orgue avez-vous utilisé pour l’enregistrement du disque ?
Le premier jour de la séance j’avais choisi un orgue italien, une déclinaison plutôt réussie de l’Hammond, sur lequel j’ai l’habitude de jouer. Après quelques minutes d’enregistrement, j’ai compris que ce n’était pas une bonne idée de jouer sur un tel instrument. Je suis reparti chez moi chercher l’orgue Hammond qui dormait dans mon salon et que j’avais acheté en 1985. Le même modèle transportable qu’avait Eddy.  

Quel rôle a joué le producteur Vincent Mahey dans la réussite de l’album ?
Je tiens à souligner que sa réalisation dépend énormément du désir et du talent de mon ami Vincent Mahey. Entre 1995 et 2000, ce sorcier du son a produit pour son label Pee Wee quatre albums sous mon nom dont “Steel Bex” et “Mauve”. Pendant près de vingt ans il avait arrêté toute production phonographique. Quand il a décidé en 2021 de reprendre cette activité il m’a dit : « Tu fais partie des musiciens avec lesquels j’ai le plus travaillé. Il faut qu’on recommence et qu’on enregistre un nouvel opus. » Je vais y réfléchir, lui ai-je répondu. A vrai dire, je n’avais aucune nouvelle idée en tête. Tous les trois mois il me relançait pour savoir si j’avais enfin accouché d’une idée d’album. Quand, l’année dernière, j’ai eu l’illumination d’“Eddy m’a dit”, Je l’ai appelé immédiatement au téléphone pour lui soumettre mon projet. Il m’a répondu : « Ouf ! C’est exactement le sujet d’album que j’attendais que tu me proposes. »

Comment sera décliné sur scène ce projet… louissianais ?
De deux façons différentes. Avec une première partie juste en formule trio orgue/guitare/batterie en compagnie de Tristan et d’Antonin, et, après entr’acte, un second set avec une harmonie locale pour laquelle j’ai  déjà écrit cinq arrangements d’une durée de cinquante minutes environ. Grosso modo, je prends le début d’un morceau comme Come On DH, j’introduis au milieu des éléments qui viennent de moi et je reprends la fin comme dans la Multicolor Feeling Fanfare. Ainsi le 4 avril en Alsace, à la Briquerie, je vais tester ce  nouveau répertoire avec l’harmonie de Schiltigheim. Je leur ai envoyé par avance les partitions pour qu’ils puissent travailler en amont. Je vais ensuite les voir une fois pendant leur préparation pour vérifier qu’on est raccord. Je les retrouverai finalement la veille du concert pour une ultime répétition. Voilà une formule que j’espère pouvoir expérimenter avec de nombreuses autres harmonies en France. On est avec ce projet vraiment dans l’idée de partage. Comme dans la fanfare d’Eddy, il n’y a plus de frontières entre amateurs et professionnels, jeunes et vieux. Il y a seulement une communauté de personnes bien décidées à faire la fête. Le monde est aujourd’hui assez gris comme ça pour se priver du plaisir de s’amuser à des jeux aussi gais et joyeux. De jouer du jazz avec deux z comme Louiss avec deux s.

A la mort de Django Reinhardt un Manouche avait dit à Frank Ténot : “Tu verras mon frère, maintenant tu l’écouteras tous les jours et tous les jours il jouera de mieux en mieux.” Dix ans après sa disparition, peut-on faire la même prédiction avec Eddy Louiss ?
J’aime bien l’expression de mieux en mieux. Mais mieux jouer, je ne sais pas ce que cela veut dire. Dans l’album, à la toute fin d’Español, on entend la voix de Bernard Lubat qui évoque en deux phrases les chaudes soirées au Ronnie Scott’s à Londres avec Stan Getz. « Dans une espèce de détachement et de liberté, dit-il, on jouait tous les soirs sans se soucier de la finalité du projet. Rien à secouer de savoir si on jouait bien ou pas bien ». En revanche, entendre de mieux en mieux Eddy Louiss aujourd’hui, cela je le crois, comme reconnaître qu’il est l’un des musiciens les plus emblématiques que la France ait donné au jazz.

Photo © Jean-Baptiste Millot

 

Entre 1980 et 1984, l’association Al Jarreau / Jay Graydon donne naissance à quatre albums parfaits. Le légendaire producteur nous raconte cet âge d’or.

« C’est vrai, je suis du genre perfectionniste… cela ne veut pas dire que tout doit être parfait, mais plutôt que je veux que tout sonne au mieux, pour le plus grand bonheur de l’auditeur. Cela doit rester sensible, humain. » Quand Graydon rencontre Al, il veut saisir cette opportunité pour offrir au plus grand nombre ce jazz-pop-funk qui lui tient tant à cœur. « C’était très important pour moi. Jai refusé beaucoup de gigs pendant cette période pour faire tous les ans, un album avec Al. Et nous avons travaillé dur ! » Les séances de studio se prolongent tard dans la nuit, et l’enregistrement des voix fait l’objet d’une attention obsessionnelle.

Si nous découvrons alors un “son Graydon”, c’est parce que le producteur est également guitariste, et ingénieur du son de ces séances. « Dans “Blue Desert”, lalbum du chanteur Marc Jordan que javais produit juste avant “This Time” avec la même équipe de musiciens, je m’exprimais largement à la guitare, en solo. Mais avec Al, les chansons s’en passaient très bien. Je me demandais toujours : “De quoi cette chanson a-t-elle besoin ?” Et je choisissais les musiciens en fonction de son feeling, de son groove. Tous ces gars étaient extraordinaires, mais j’avais mes préférences selon les morceaux. Pour Mornin’ par exemple, à la batterie, ça devait être Jeff Porcaro parce qu’il maîtrise le rythme shuffle du funk comme personne. Je l’avais également choisi pour Boogie Down, mais comme il était indisponible, c’est Steve Gadd qui a assuré la partie de batterie… magnifiquement ! »

La touche finale de ces séances d’enregistrement, c’est toujours l’ajout des cuivres orchestrés par le trompettiste Jerry Hey. Voix et sections rythmiques (souvent Tom Canning ou David Foster, Abe Laboriel et Steve Gadd ou Jeff Porcaro) étaient déjà finalisées, et Hey s’appuyait sur les parties de claviers pour écrire ses partitions. Cela lui permettait de rester en symbiose avec ce qui était joué, sans surcharger le son. Evidemment lorsqu’Al Jarreau et Tom Canning découvraient les versions “cuivrées” des chansons qu’ils avaient composées avec Jay (Roof Garden ou Step By Step, pour ne citer que deux titres aux arrangements particulièrement jubilatoires), ils nageaient en plein bonheur. « Jerry, Gary Grant et Chuck Findley aux trompettes, Bill Reichenbach et Lew McCreary aux trombones, ces mecs-là étaient les meilleurs du monde ! Le son dun saxophone dans une section de cuivres peut être très utile, mais moi je voulais des cuivres qui pètent : trois trompettes et deux trombones, c’était l’idéal. »

Des chansons intemporelles, avant que le duo Jarreau / Graydon ne plonge au cœur des années 1980… « Notre quatrième album, “High Crime”, a moins bien fonctionné que nous lespérions. À l’époque, tout le monde utilisait des boîtes à rythme, des séquenceurs, et jai voulu my coller ». Plusieurs batteurs totalement inconnus ont collaboré à cet album, et on n’entendra plus jamais parler de Skinsoh Umar ou de Tubs Margranate. Et pour cause : leurs noms ont été inventés pour l’occasion, la batterie étant remplacée par des programmations. Bienvenue dans l’ère des machines ! La prise de risque était grande, et certains fans de la première heure ne se sont pas remis du robotique Raging Waters, qui ouvre l’album avec ses guitares rock FM agressives. Cela n’empêche nullement le chanteur de s’amuser, et confrontée aux rythmes électroniques, sa voix fait des étincelles ! « J’aurais aimé faire un autre album complet avec lui, mais Al a préféré suivre une autre direction. C’était tellement facile de sentendre avec lui, il était toujours volontaire dans le travail. Et c’était un homme bien, une belle personne ! »

À écouter

Al Jarreau : “This Time”, “Breakin’ Away”, “Jarreau”, “High Crime” (Warner Bros. Records, 1980-1984
Marc Jordan : “Blue Desert” (Warner Bros. Records, 1979).

Remerciements chaleureux à Philippe Poudensan.

Il est de toutes les musiques, et dans les disques des autres aussi, car Al Jarreau n’était pas du genre à refuser une invitation. Voici vingt titres enchanteurs que vous ne trouverez pas dans la discographie d’Al Jarreau. Sélection.

Titre Sophisticated Lady
Artiste J.R. Monterose
Album Live At The Tender Trap
Fresh Sound Records, 196Première apparition publique d’un jeune chanteur dans un club de l’Iowa où il se produira régulièrement jusqu’en 1965 (le Tender Trap verra également débuter David Sanborn). Il rejoint le solide quartette du saxophoniste hard-bop J.R. Monterose pour une poignée de standards. Tout en retenue, Alwyn cherche son style.

If I Ever Loose That Heaven
Quincy Jones
Body Heat
A&M, 1974
« Au bout de quelques minutes d’écoute, je réalise que ces percussions sont en réalité une voix humaine ! Cela ma ouvert de nouveaux horizons », se souvient Bobby McFerrin, 24 ans lorsqu’il découvre cette pépite soul à la troublante sensualité. Les voix de Minnie Ripperton et Leon Ware y sont donc soutenues par un étonnant “percussionniste vocal” alors inconnu du grand public.

Hot New Blues
Chick Corea
Secret Agent
Polydor , 1978
Un faux chœur gospel féminin (entièrement chanté par l’épouse de Corea, Gayle Moran), un démarrage cool blues soudain rattrapé par un esprit fusion, un solo de synthétiseur en folie, une composition qui se complexifie et pousse le chanteur dans ses retranchements, entre voix de fausset et rare descente dans l’hyper-grave. À (re)découvrir d’urgence !

Carry On
Flora Purim
Carry On
Warner Bros. Records, 1979
La chanteuse des débuts de Return To Forever réconcilie rythmes brésiliens et disco dans ce titre composé et produit par George Duke. Duo magique avec Jarreau, dont la voix se mélange aux percussions de Sheila Escovedo et Airto Moreira. Irrésistible.

Your Precious Love
Al Jarreau & Randy Crawford
Casino Lights
Warner Bros. Records, 1982
Duo vocal d’une infinie tendresse sur la scène du Casino de Montreux, soutenu par la crème des musiciens Warner de l’époque (avec un solo de Larry Carlton gorgé de feeling). Al Jarreau a trouvé en Randy Crawford, fantastique chanteuse soul, une partenaire idéale.

Girls Know How
Nightshift Movie Soundtrack
Warner Bros. Records, 1982
La ritournelle simple et entêtante est de Burt Bacharah, la production de Jay Graydon, le gratin de la pop west coast est dans la place (les indispensables David Foster, Jeff Porcaro, Jerry Hey, les choristes Richard Page et Steve George). Un délicieux inédit de l’album Breaki’ Away ? Non la musique d’une comédie romantique oubliée de Ron Howard…

Bet Cha Say That To All The Girls
Sister Sledge
Bet Cha Say That To All the Girls
Atlantic, 1983
C’est George Duke, producteur de l’album, qui a l’idée de proposer à Al de venir rapper sur le disco-funk de Sister Sledge… Oui, vous avez bien lu, ici notre chanteur se transforme en MC, et s’amuse comme un fou à scander son texte sur fond de drums machines programmées par Duke.

Since I Fell For You
Bob James & David Sanborn
Double Vision
Warner Bros. Records, 1986
Al Jarreau a-t-il un jour mieux chanté que dans cette reprise d’un vieux blues de Buddy Johnson ? C’est surtout l’alchimie quasi-surnaturelle de ses échanges avec Sanborn qui impressionne. « Nous allions de surprise en surprise, et si Al chantait comme un instrumentiste, j’aimais jouer du saxophone “comme un chanteur”. Nous passions tous deux dun monde à lautre, et nous nous comprenions si bien ! » racontera Sanborn.

Moonlighting (Theme)
Al Jarreau
Maxi Single  WEA, 1987
« Le meilleur album que jai produit et qui ne sest pas vendu »’ : c’est ainsi que Nile Rodgers évoque le très réussi “L Is For Lover”, probablement l’enregistrement le plus pop d’Al Jarreau. La chanson Moonlighting, BO d’une célèbre série TV (souvenez-vous, les blagues de Bruce Willis et le glamour de Cybill Shepherd !), fut retirée de l’album juste avant sa publication, Al et Nile ne la trouvant pas au niveau des autres titres. Et elle devint vite l’un des thèmes les plus connus du chanteur ! Préférons la version longue, parue dans le maxi-45 tours de 87, pour l’impro scattée finale de Jarreau.


You Send Me
Hiram Bullock
Give It What You Got
Atlantic Jazz , 1987
Jarreau retrouve ici le guitariste le plus fun(ky) de la planète, camarade occasionnel sur scène où ils partagent la même énergie joyeuse. Et en offrant ce remake soul et soyeux du premier succès de Sam Cooke, ils cherchent avant tout à se faire plaisir. Plaisir communicatif !

 


Never Explain Love
Do The Right Thing Movie Soundtrack
Motown, 1989
Dans ce film majeur de Spike Lee, la nom d’Al Jarreau est entonné par le DJ joué par Samuel L. Jackson parmi quelques légendes de la musique afro-américaine. Contrastant avec le crescendo de violence de l’intrigue, Al Jarreau interprète de sa voix caressante cette chanson romantique qui accompagne le générique de fin, secondé par de superbes arrangements de cordes signés Clare Fisher.



Freddie Freeloader
Jon Hendricks & Friends
Listen To Monk
Denon, 1990
Renversante jam session autour du Rhythm-A-Ning de Thelonious Monk. Hendricks raconte : « Jai simplement laissé les micros allumés pendant une pause dans lenregistrement de Freddie Freeloader, suggéré à George (Benson) et Al (Jarreau) de “samuser un peu”, donné à Tommy Flanagan quelques instructions qui nous ont lancés en orbite dans ce qui est lune des performances de chant scat les plus fantastiques de lhistoire… dautant plus que personne ne savait quil était enregistré ! »

 



Blue Skies
Glengarry Glen Ross Soundtrack
Elektra, 1992
Dès les premières secondes, John Patitucci et Peter Erskine annoncent la couleur : cette ballade jadis popularisée par Frank Sinatra sera jouée à un rythme d’enfer. Enregistré live et en une seule prise, c’est bien un des chefs-d’oeuvre cachés de la discographie d’Al Jarreau, une folle performance où s’entend son amour pour Betty Carter.


Symphonie n° 4
Lou Harrison
A Portrait
Decca, 1997
Que fait Al Jarreau dans une symphonie composée par un élève hippie de Schönberg, confrère de John Cage, amoureux du gamelan javanais ? Tour à tour chanteur et narrateur, il livre une interprétation très contrôlée. Il se fait conteur de légendes traditionnelles Navajo, d’une voix claire et expressive. Puis interprète virtuose de longues sections mélodiques pentatoniques, naissant du bourdonnement d’instruments à percussion. Décidément dans son élément dans tous les univers !


Waters Of March
Lee Ritenour
A Twist Of Jobim
I.E. Music, 1997
Jarreau ne ratait jamais une occasion de déclarer sa flamme à la musique brésilienne. En duo avec la chanteuse soul Oletta Adams (surtout connue pour ses collaborations avec le groupe Tears For Fears), dans le bel écrin d’une production Ritenour, Al rend hommage à un de ses maîtres compositeurs, Antonio Carlos Jobim, avec une infinie délicatesse.


My Funny Valentine
Michael Patches Stewart
Penetration
Hip Bop Records, 1998
Il en parlait depuis quinze ans… Al jarreau souhaitait enregistrer le classique de Rogers & Hart. S’il accepte l’invitation du trompettiste (et ancien membre régulier de sa formation) Patches Stewart, c’est parce que cette version ne ressemble à aucune autre, audacieusement arrangée par le génial producteur et claviériste Jim Beard. La qualité de jeu est exceptionnelle (Kenny Garrett est là aussi), et ça sonne résolument contemporain, avec ces boucles de batterie électronique de Zach Danziger, dans une mouvance drumsnbass. A écouter toutes affaires cessantes.


Whisper Not
Benny Golson
New Time New Tet
Concord, 2009
Popularisée par les Jazz Messengers en 1956, la mélodie addictive du saxophoniste semblait murmurée, comme une confidence, dans sa version d’origine. Jarreau s’en empare avec respect et retenue, sonnant vraiment comme un saxophone (il se substitue à Golson, et c’est d’ailleurs l’excellent trompettiste Eddie Henderson qui assure le solo).


Excellent Adventure
Al Jarreau
The Very Best Of Al Jarreau
Rhino Records, 2009
Titre inédit paru dans une compilation, une composition purement Jarreau (joie, swing et fantaisie), mais ce qui change ici est le son quasi hip-hop, avec la production de la paire Ahmir « ?uestlove » Thompson/James Poyser, ex-The Roots. Le mariage est si réussi qu’on se prend à regretter qu’il ne se soit pas prolongé sur tout un album.


Double Face
Eumir Deodato
The Crossing
Expansion, 2011
Navigant entre la bossa, le jazz et la pop depuis ses glorieuses années 1970, Deodato était pour Al Jarreau le partenaire rêvé. Groove entraînant, mélodie rafraîchissante, chouette solo de Rhodes et scat impeccable, le chanteur retrouvait ici une nouvelle jeunesse, et le single remporta un certain succès pendant l’été 2011.


Le pianiste français, dont la carrière d’instrumentiste et de compositeur à croisé celle de David Sanborn, David Bowie ou Chaka Khan, producteur en 1987 de l’album “du”Nougayork” du célèbre chanteur toulousain, dévoile une version retravaillée du morceau-titre avec la complicité du trompettiste Marquis Hill et de l’ingénieur du son John Kercy.

Certains l’ont connu de près, d’autres l’ont croisé ou ont été bercés par sa musique : petit florilège de témoignages sur l’importance d’un trompettiste pas comme les autres dont l’influence est toujours aussi forte.

Antoine Berjeaut (photo : Jean-Baptiste Millot)

Antoine Berjeaut, trompettiste
« J’ai adoré ce qu’il faisait au début des années 2000, le RH Factor mais aussi “Voodoo” de d’Angelo et “Mama’s Gun” d’Erykah Badu auxquels il apportait un nouveau son. Il respectait les codes de la musique des autres et s’inspirait de leur façon de produire pour faire quelque chose qui colle, comme avant lui Miles Davis, Jon Hassell ou Nils Petter Molvaer. Techniquement, ce qui m’a le plus marqué c’est la collaboration avec Herbie Hancock et Michael Brecker [“Directions In Music Live At Massey Hall” publié en 2001 sur le label Verve]. J’ai aussi adoré Crisol, “Habana” et celui qui est sorti récemment “Grande-Terre”.

Mais j’aimais aussi sa manière de rassembler les gens : il savait fédérer les meilleurs. C’était aussi un excellent joueur de bugle. Mais ce n’est pas pour sa technique qu’on l’écoutait. Il ne m’a pas influencé que par la musique mais par l’attitude aussi. Il était en phase avec son temps alors que quand j’ai commencé, la plupart des “young lions” étaient en costard-cravate, ils venaient d’un autre continent, et je les respectais sans m’identifier à eux. Avec Roy, on a compris que c’était possible de faire une musique qui nous ressemble. Il ne trahissait jamais la tradition qu’il passait beaucoup de temps à transmettre aux plus jeunes. Je l’ai vu plein de fois aux jams jazz de Jazz in Marciac jusqu’à 3 heures du matin, ou dans des after hip-hop au SOB’s à New York, parler à des rappeurs au Parc Floral… il tenait beaucoup à la tradition orale et c’était très inspirant. Je l’ai vu pour la première fois au centre Paul Bailliart à Massy, en quintette, et on avait discuté après le concert, il était très sympa et m’avait donné des conseils. Son aura allait au-delà du jazz et beaucoup de gens qui n’en écoutaient pas allaient à ses concerts quand même. »

Jacques Schwarz-Bart (photo X/DR)

Jacques Schwarz-Bart
« Roy s’exprimait avec très peu de mot mais il était toujours très clair dans ses indications. Ce n’était pas difficile de savoir s’il aimait quelque chose ou pas ! C’est quelqu’un qui aimait très fort, et quand quelque chose ne lui plaisait pas il n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Il écoutait parfois quelque chose une demi-seconde avant de dire « non, non ! ». Mais quand quelque chose l’inspirait il avait des réactions assez extraordinaires : parfois il criait, il sautait de joie, il soulevait sa trompette au-dessus de sa tête… C’est comme ça que j’ai compris avant même qu’il me dise que je faisais partie du groupe qu’il voulait me garder dans car souvent au milieu d’un concert, au milieu d’un solo, il criait pour m’encourager quand je jouais une phrase qui lui plaisait. Quand lui-même jouait, il avait souvent des réactions physiques qui ponctuaient ses phrases.»

Ananda Brandao (photo X/DR)

Ananda Brandao, batteuse
« J’aime son éclectisme, sa façon de joindre l’univers du quintette de jazz et celui du hip-hop, et de façon générale j’admire son parcours. J’aime beaucoup aussi certains disques très jazz, mais où j’entends aussi dans sa façon d’écrire ses autres influences. C’est très inspirant pour composer avec un quintette acoustique avec trompette et saxophone, tout en gardant ses sonorités-là. Et “Voodoo” de d’Angelo, auquel il participe, est aussi l’un des disques qui ont le plus compté pour moi. »

Hermon Mehari (photo : Elina Tran)

Hermon Mehari, trompettiste
«Tous les albums de Roy ont compté pour moi, y compris ceux où il était sideman. “Birds Of A Feather” avec Roy Haynes, “Directions In Music” avec Herbie Hancock, sa façon de jouer sur ces disques était vraiment impressionnante. J’adore aussi le côté hip-hop et de voir quelqu’un qui était autant dans la tradition faire le RH Factor ou jouer avec Common (“Like Water For Chocolate” est un de mes disques préférés), c’était très fort. Quel que soit l’artiste avec qui il jouait, il gardait sa sonorité. Et avec lui, il n’y avait pas de feux d’artifices comme chez Wynton Marsalis ou Nicholas Payton par exemple : chaque note comptait, il était toujours mélodique et son groove était hyper fort. Il connaissait la tradition mais il restait très moderne. A l’époque où je vivais à Kansas City, ce devait être en 2015, je jammais avec des rappeurs et des vocalistes dans le style du RH Factor, et Roy était passé jouer avec nous. Il nous enterrait tous ! Il nous donnait beaucoup de conseils mais il restait très encourageant. »

Clélya Abraham (photo : X/DR)

Clélya Abraham, pianiste et chanteuse
« J’aime particulièrement le premier album du RH Factor “Hard Groove”. Le son du groupe est incroyable, il y a une connivence exceptionnelle et le disque porte bien son nom : ça groove énormément ! Ca va directement dans la poitrine et on bouge avec la musique. J’aime ce côté collectif, où tout le monde a sa place et où personne ne ressort plus qu’un autre et sur ce point on pourrait faire le lien avec ma propre musique aussi. J’aime bien aussi être leader mais l’importance de l’identité du groupe, je la retrouve par exemple dans Abraham Réunion ou dans le Crafting Quintet où on prend les décisions ensemble. Roy Hargrove ne cherchait pas à faire compliqué pour faire compliqué et cette accessibilité, notamment l’importance du chant dans sa musique, est importante pour moi aussi. J’aime créer des liens entre les gens ! »

Au micro : Yazid Kouloughli / photo de couverture : Roy Hargrove par Anna Yatskevich

Le saxophoniste a fait partie de beaucoup des plus grandes aventures de la vie de Roy Hargrove et a beaucoup contribué à la sonorité de ses fameux arrangements. Pour Jazz Magazine, il a bien voulu raconter la riche histoire qui le lie au trompettiste.

La rencontre
« J’ai rencontré Roy deux semaines après mon arrivée à New York, je crois que c’était en 1997. Il était déjà très connu, c’était la star de l’époque. Je venais de Boston où j’avais étudié à la Berkley School of Music. Mon objectif, c’était de jouer tous les soirs dans toutes les jams pour rencontrer d’autres artistes et commencer à faire partie d’une communauté de jazzmen. Deux semaines après mon arrivée, après une jam dans l’East Village, un ami m’a dit qu’à deux blocs de là, Roy Hargrove et Chucho Valdès jouaient. C’était chez Bradley’s, un club qui n’existe plus. Je m’y suis rendu, et bien que je n’aurais pas dû le faire, j’ai sorti mon saxophone et je me suis approché de la scène :  c’était un concert et non une jam, et ça ne se fait pas de monter sur scène sans y être invité. Roy a pensé que j’étais un ami de Chucho, Chucho a pensé que j’étais un ami de Roy. Après son dernier solo, Roy m’a fait signe de les rejoindre. J’avais noté mentalement les harmonies du morceau et j’ai mis dans mon solo tout ce que j’ai pu. Après quoi toutes sortes de gens ont pris mon numéro, Roy mais aussi Randy Brecker, Mulgrew Miller… Environ 10 jours après, Larry Clothier le manager de Roy m’appelle pour partir en tournée avec eux en Europe. C’est comme ça que j’ai connu Roy. On a bâti notre relation à travers plusieurs projets. D’abord dans Crisol, puis j’ai fait partie de son big band, de son quintette, de son sextette, on a fait partie tous les deux du groupe de D’Angelo, on a enregistré avec Erykah Badu, et ensuite on a fait le RH Factor.

Quand je le rencontre il a déjà enregistré le premier disque de Crisol, mais David Sanchez ne pouvait pas faire l’une des tournées, et suite à notre premier concert ensemble Roy m’a dit que la position m’appartenait si je la voulais. Après environ un an de tournée, Roy a dit que le groupe qu’on formait tous ensemble était la vraie incarnation de sa vision pour Crisol et qu’il voulait l’enregistrer, dans un endroit connecté au concept, mais aussi agréable, au chaud… Je lui ai dit que l’idéal c’était la Guadeloupe, une petite île où il fait bon vivre. Il y avait un magnifique studio, celui de Henri Debs, avec une console Neve et des micros extraordinaires. Il a fait venir son ingénieur du son de New York, Adam Blackburn, pour tout vérifier, et on a décidé d’y enregistrer. C’est pour ça que le disque s’appelle “Grande-Terre”. J’avais toujours gardé mes attaches avec la Guadeloupe, j’y retourne au moins deux fois par an et c’était déjà le cas à l’époque, même s’il arrivait que j’aie du mal à trouver les sous pour retourner à la maison, mais ç’a toujours été important pour moi.

Le RH Factor en 2003 au festival Jazzbaltica. Au saxophone ténor, Jacques Schwarz-Bart.

“Grande-Terre”, l’album perdu de Crisol
Je n’ai jamais vraiment compris que ce disque ne soit pas publié pendant aussi longtemps [le disque a été enregistré en 1998 mais n’est sorti que fin 2024, NDLR]. Il n’avait pas été mixé à l’époque, et je me disais que peut-être je me faisais des idées sur le résultat final, mais l’impression qu’on en avait collectivement, y compris Roy, c’est que c’était un bien meilleur album que le premier Crisol. C’est la politique des labels qui a rendu cette sortie impossible. Roy était entre deux maisons de disque, la nouvelle voulait un projet inédit, la précédente précédent ne voulait pas sortir un disque alors qu’il était sur le point de les quitter. Nous n’avons pas joué les morceaux du disque en concert, ç’a été une sorte d’acte de disparition de magicien : le groupe a cessé d’exister après cet enregistrement. On est resté un peu en contact, se demandant ce qui allait se passer, mais on a fini par se faire une raison. J’étais déjà sur la scène de New York depuis trois ans lorsque cet album a été enregistré, et j’étais habitué aux déceptions de ce genre. Le cimetière du jazz est jonché de projets extraordinaires dont la plupart n’ont pas vu le jour… Mais “Grande-Terre” est vraiment un album que les gens doivent entendre.

Le RH Factor en studio
On enregistrait les morceaux instrumentaux en live, avec tout le groupe. Avec les chanteuses et les chanteurs, on enregistrait la musique d’abord, et là-dessus les vocalistes, ou les rappeurs comme Q-Tip venaient poser leur partie. Ensuite Roy et moi, on écrivait des arrangements de cuivres pour compléter. Sur tous les morceaux chantés il y a des arrangements assez élaborés et intéréssants. Roy et moi travaillions de façon très organique et naturelle : on avait tous les deux une bonne oreille, on n’avait pas besoin de se donner les notes. On entendait tout de suite comment harmoniser la proposition de l’autre, on échangeait des idées et ça se faisait très facilement. On n’écrivait pas, tout était spontané. Ça fait désormais partie du vocabulaire de la neo-soul. J’ai beaucoup de plaisir à entendre, sur des disques d’artistes de la nouvelle génération, des arrangements de cuivres qui sont presque identiques à des choses qu’on a faites ensemble à l’époque. Lorsqu’on fait partie d’un groupe, on ne sait jamais l’impact qu’il aura, mais je sais pour avoir entendu souvent ces sonorités que j’ai participé avec le RH et le groupe de D’Angelo a deux groupes qui ont fait partie de l’histoire moderne. » Au micro : Yazid Kouloughli / Photo : X/DR