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“La Planète Sauvage”
Alain Goraguer
Cam Sugar / Decca Records
2023

C’est en trois jours et cinq séances, du 8 au 10 mars 1973, que la bande originale du film d’animation culte de René Laloux, La Planète Sauvage, a été enregistrée au légendaire Studio Davout, Paris XXe. Si le 33-tours original publié par Pathé dépasse aujourd’hui les 300 €, nul doute que la nouvelle réédition qui vient tout juste de paraître deviendra collector aussi, et vite, notamment dans sa version double album deluxe avec vinyles bleus (comme les Draags dessinés par Roland Topor).
Dans le nouveau livret, Stéphane Lerouge (créateur de la célèbre collection Écouter le Cinéma dont nous avons tous les meilleures références chez nous) détaille l’aventure du film, puis la conception de sa musique par le compositeur et arrangeur Alain Goraguer, disparu le 12 février dernier et connu pour son travail avec Boris Vian, France Gall, Jean Ferrat, Adamo, Georges Moustaki, Michel Delpech et, bien sûr, feu le résident du 5bis, rue de Verneuil.
Les vingt-cinq titres de la BO originale ont été remixés d’après les bandes multi-pistes originales par Sugarmusic et sous la supervision de Patrick Goraguer, le fils d’Alain. Sans trahir une seule seconde l’esprit de la musique telle qu’elle avait été enregistrée il y a cinquante ans, elle n’a jamais aussi bien sonné, révélant son côté à la fois intemporel et typique de son époque, ses cousinages sonores avec certaines BO blaxpoitation (Shaft d’Isaac Hayes, Trouble Man de Marvin Gaye), avec une touche atmosphérique et mystérieuse renforcées par de magnifiques arrangements de cordes, qui contrastent subtilement avec les clavinet, pianos électriques et autres guitares wah-wah (sans oublier les chœurs et les voix féminines). Le thème principal est décliné avec maestria, “variationné” au gré des ving-cinq morceaux et des dix inédits – l’alternate mix de Terr et Medor est assez fascinant, qui sonne presque comme un remix de Madlib (né l’année de la sortie du disque !).


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“Tom Cat”
Tom Scott & The L.A. Express
Ode

1975

Ils étaient félins pour l’autre ces cats à la patte et à la griffe sans égal, jazzmen fous de pop, de folk, de soul, de funk et de blues. Comme les Crusaders, le L.A. Express était un groupe avec lequel beaucoup d’artistes, et pas des moindres (Joan Baez, Barbra Streisand, George Harrison, Joni Mitchell…), voulaient faire de la musique. Dans sa première incarnation, le L.A. Express était composé de Tom Scott au saxophone, Larry Carlton à la guitare, Joe Sample aux claviers – yep, appelez ça la “Crusaders connection” si vous voulez –, Max Bennett à la basse et John Guerin à la batterie. Dans notre premier Disquindispensable du week-end (votre nouvelle rubrique hebdomadaire), Sample et Carlton furent respectivement remplacés par Larry Nash et Robben Ford, et ce dernier signe quelques solis mémorables, sur les grooves à la fois funky et sophistiqués prodigués par Bennett et Guerin. Cerise sur le gâteau, Joni Mitchell chante le refrain de Love Poem.

PS : Un peu à la manière des Headhunters sans Herbie Hancock, le L.A. Express a continué d’exister (et enregistré deux albums) sans Tom Scott au saxophone, mais c’est une autre histoire…

PS II : J’adore la pochette de ce Disquindispensable, illustrée par David McMacken – mais si, vous ne connaissez que lui : les pochettes de “200 Motels” de Frank Zappa, de “Black Market” de Weather Report”, de “Leftoverture” de Kansas ou encore de “Raised On Radio” de Journey, ça vous dit quelque chose, non ?

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“The Third Power”
Material
Axiom

1991

C’était le début des années 1990, et tout semblait encore possible. Bill Laswell, grand producteur, grand bassiste, brassait les musiques qu’on aime sous le fier étendard de Material, groupe protéiforme à personnel variable et invention constante.
Pour “The Third Power”, c’était plus qu’un casting qu’il avait réuni, c’était le choc des mondes, une fête des sens, jazz, reggae, funk et hip-hop parés pour le grand déplacement.
Héros P-Funk et/ou ex de la James Brown Galaxy, de Bootsy Collins à Bernie Worrell en passant par Gary Shider, Gary Mudbone, Pee Wee Ellis, Maceo Parker et Fred Wesley, il étaient venus, ils étaient presque tous là ; géants du jazz, Herbie Hancock, Henry Threadgill et Olu Dara ; pionniers du rap (Jalaluddin Mansur Nuriddin) et jeunes figures de sa nouvelle garde (The Jungle Brothers) ; sans oublier LA section rythmique de Jamaïque, la plus grand peut-être, Robbie Shakespeare et Sly Dunbar…
“The Third Power”, huit morceaux, quelques reprises – Cosmic Slop de Funkadelic, Mellow Mood de Bob Marley –, un feeling polychrome qui traverse tout le disque. Qu’il est temps de (re)découvrir, là, toute affaire cessante.

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“Bye Bye Blackbird”
Keith Jarrett Trio
ECM

1993

Backstage, ou à son hôtel – que sais-je… –, Keith Jarrett feuillette Jazz Magazine et tombe sur une photo de Miles Davis prise par Catherine Pichonnier au Newport Jazz Festival en 1967. Le trompettiste est de dos, et l’on voit aussi Tony Williams à la batterie. Jarrett se dit : « C’est cette photo qu’il me faut pour illustrer mon album en hommage à Miles. » PolyGram nous appelle à Jazzmag : « Vous pourriez nous prêter le tirage ? Jarrett veut l’utiliser pour son prochain CD… – Bien sûr ! Vous envoyez un coursier ? Manfred Eicher est pressé ? Ok… » Enregistré en studio une quinzaine de jours après la mort de Miles Davis, notre premier Disquindispensable du week-end, qui prolonge notre Semaine spéciale ECM, est cependant sorti en 1993.

Dans “Tribute”, double album également enregistré en trio, mais live cette fois, à Cologne, le 15 octobre 1989, le pianiste et son Trio avaient dédié au trompettiste l’un de douze morceaux, le standard de Cole Porter, All Of You.
Mais cette fois, au célèbre Power Station de New York, avec Jay Newland derrière la console, Keith Jarrett, Gary Peacock et Jack DeJohnette gravent en quelques heures sept standards pour honorer la mémoire de Miles, mais aussi un somptueux original, sobrement-mais-élégamment intitulé For Miles et, j’imagine, improvisé sur le vif. Tout aussi magnifique et émouvant, le bref texte imprimé à l’intérieur du livret. Extrait : « Miles never forgot the music ; we will never forget Miles. » Nous aussi.

Jazz Magazine est partenaire de l’édition 2024 du fameux festival. Le point sur une édition haute en couleurs et riche d’une diversité peu commune.

Cette année encore, Cognac Blues Passion promet d’être une expérience mémorable : de Deep Purple, légendes incontestées du rock, qui investiront le Jardin Public à Gloria Gaynor, à la reine moderne du disco, en passant par Faada Freddy, qui apportera une touche de soul et de groove à la Scène 1715 sur l’Avenue du Blues à Cognac, sans oublier Les Pretenders avec leur mélange unique de rock et de new wave, l’immense Fatoumata Diawara, Caravan Palace ou Harlem Lake, le festival est le rendez-vous incontournable pour tous les amoureux du blues et de toutes les musiques qu’il a engendrées.

Le célèbre festival ne se cantonne pas qu’à la prestigieuse Philharmonie de Paris et à ses autres sites historiques : Atelier du Plateau, New Morning, Dynamo ou encore Studio de l’Ermitage, les concerts se déploient dans une myriade de lieux.

Si certains des événements phare de l’édition 2024 du festival sont bien évidemment programmés dans les lieux historiques du site de La Villette, notamment la Philharmonie de Paris, d’autres qu’on aurait tort de manquer se dérouleront ailleurs : ainsi la palpitante programmation parallèle intitulée Under The Radar, où se distinguent entre autres Emile Londonien et MNK, Sarah Lenka ou No(w) Beauty qui sont attendus au Studio de l’Ermitage, le L’Acoustic Large Ensemble du guitariste Paul Jarret à l’Atelier du Plateau, Le projet Méduse de Célia Kameni à la Dynamo de Patin, tandis que le chanteur Joel Culpepper, dont la première partie sera assurée par la harpiste et chanteuse Sophye Soliveau et son trio, investiront le New Morning pour une date qui s’annonce mémorable.

Il vous reste beaucoup de dates (et peut-etre de lieux) à découvrir en prenant connaissance de la programmation dans son intégralité !

Le festival, dont Jazz Magazine est fier d’être partenaire a réuni un aréopage de stars internationales pour une édition très haute en couleurs !

Le jazz ne connaît pas de frontières et les festivals du monde entier le prouvent. Dont acte avec l’édition 2024 de Jazz Canarias où le meilleur de la production européenne et mondiale se réunit du 5 au 25 juillet. Jugez plutôt : on y retrouvera des vétérans comme la chanteuse argentine Roxana Amed, qui publie ces jours-ci un nouvel album attendu après la réussite d’“Unanime” en 2022, l’incontournable Chucho Valdès avec Irakere 50 pour un hommage cubain de haut vol, ou la désormais célèbre Cécile McLorin Salvant, dont l’aura ne cesse de grandir à chaque album et au fil de tournées qui la consacrent toujours un peu plus comme la grande vocaliste de sa génération.

Les étoiles montantes ne sont pas en reste, entre le prodige Harold Lopez Nussa, le London Afrobeat Collective, le bassiste électrique Ernesto Hermida, le formidable saxophoniste et chanteur de flamenco Antonio Lizana ou encore la révélation du jazz vocal Veronica Swift.

Ils sont encore très nombreux à découvrir avant le grand jour, alors n’hésitez plus et réservez dès aujourd’hui !

Réédité pour la première fois, ce reportage paru dans le n° 52 de Jazz Magazine en octobre 1959 nous fait revivre l’aventure new-yorkaise de l’enregistrement de la BO du film de Roger Vadim, les Liaisons Dangereuses. Avec le grand producteur Marcel Romano, et Thelonious Monk, Art Blakey, Barney Wilen…

Quand Roger Vadim commença à préparer la réalisation du film Les Liaisons dangereuses, il pensa en illustrer les séquences au moyen de musique symphonique. Plusieurs amateurs de jazz connaissaient son projet et regrettaient qu’il ne pensât pas à faire appel, pour la bande sonore, à des musiciens de jazz. Il leur semblait que le jazz s’imposait, d’autant que le film était une transposition, à notre époque, de l’action du célèbre roman de Choderlos de Laclos. Certes, Vadim n’avait aucune prévention contre cette musique, bien au contraire ; il l’avait, du reste, brillamment prouvé avec le fameux Sait-on jamais. Plusieurs de ses amis lui dirent combien des musiciens comme [Thelonious] Monk, par exemple, pouvaient fournir, en marge de la mise en scène, une musique riche et fascinante.

Un jour, Vadim arriva chez Marcel Romano, au moment où celui-ci écoutait des disques de Monk. Roger connaissait assez peu ce pianiste, mais dès le premier disque qu’il entendit, ses oreilles découvrirent un univers musical nouveau. Quand tous les disques de Monk furent entendus (certains même plusieurs fois consécutives), Vadim déclara qu’il ne saurait plus concevoir une autre base musicale à son film que des mains de Thelonious. Le tournage commençait en février et devait s’achever vers le début du mois de mai. Comme il était question de faire venir Monk justement à cette époque pour une tournée européenne, tout semblait donc s’accorder à merveille.

Vers la fin du mois de mars, Romano eut d’ailleurs l’occasion de faire un voyage éclair à New York dans le dessein de ramener à Paris Kenny Dorham et Duke Jordan dont Edouard Molinaro avait besoin pour son film Un témoin dans la ville. Il profita du voyage pour rendre visite à Monk et à son imprésario Harry Colomby. Il leur raconta le scénario des Liaisons et comprit rapidement que si, dans le principe, Thelonious accepterait de collaborer avec plaisir à cette production, en revanche serait-il très difficile de lui faire signer le contrat relatif à cette affaire. Pour bien comprendre la terrible inhibition que subit Monk à la vue d’un contrat, il faut se souvenir qu’il avait été frustré voici une quinzaine d’années, de ses droits sur l’une de ses compositions les plus fameuses, par les suites d’une signature hâtive au bas d’un perfide engagement. Cette imprudence et ses conséquences fâcheuses l’ont marqué au point qu’un stylo qu’on lui tend est devenu pour lui un objet de crainte douloureuse. De plus, il semblait que Monk ait déjà un emploi du temps assez chargé dans les premiers jours de mai.

Art Blakey, Barney Wilen et Marcel Romano en studio. (Photo © X/DR)

Rentrant à Paris, Romano expliqua à Vadim qu’on ne pouvait compter, en toute sécurité, sur la venue de ce musicien, et qu’il serait plus sage d’aller l’enregistrer à New York. Mais comme Duke Jordan et Kenny Dorham étaient à Paris, et que le tournage des Liaisons comportait des scènes de surprise-party avec un orchestre visible, on tourna les plans en question avec Duke Jordan, Kenny Dorham, Paul Rovère, Barney Wilen et Kenny Clarke. Le rôle de ces musiciens devait rester purement figuratif, puisque la séquence n’est pas essentiellement musicale et sert surtout le dialogue. Le tournage du film se poursuivit en mars et avril et s’acheva le 15 mai. Il restait donc, et c’est là que les difficultés commencèrent, à partir de nouveau pour New York avec un découpage précis du film, c’est-à-dire l’indication exacte des minutages des diverses scènes, et à décider Thelonious Monk à commencer le travail.

Monk est l’homme le plus déroutant d’entre tous les jazzmen. Il semble toujours vivre dans un univers qui n’appartient qu’à lui, et dont les voies d’accès semblent impénétrables au commun. Lui-même ne fait que de rares incursions dans le monde extérieur, et toujours de manière imprévisible. Profondément timide, méfiant aussi, il semble se placer dans une position constante de défense, dont le silence et l’apparente indifférence sont les formes les plus fréquentes. Extrêmement intelligent, il reste paradoxalement fermé à la conversation, et seuls ses intimes peuvent avoir avec lui des dialogues cohérents. Pour ce motif, ce n’est pas lui, mais son ami Harry Colomby, qui annonça les excellentes dispositions de Thelonious pour l’enregistrement, et aussi ses craintes d’avoir à signer une cession de droits sur sa musique. Pour aggraver la situation, sa femme Nelly annonça que Thelonious devait partir sous peu à Chicago pour trois semaines. C’est ce qui se produisit au moment où arrivaient des télégrammes inquiets du producteur et de Vadim. Sachant que Monk désirait voir le film avant d’en composer la musique, Romano répondit à Paris que le plus urgent était d’obtenir les autorisations nécessaires pour qu’une copie de travail puisse lui être expédiée. Il mit à profit l’absence de Monk (qui se prolongeait anormalement) pour aller à Newport ou il le retrouva, a son grand étonnement, le 3 juillet. Le travail n’avait pas avancé depuis un mois, et les télégrammes de Paris trahissaient une fièvre bien compréhensible. Il ne fallait donc plus lâcher Monk d’une semelle. La bande de travail étant enfin arrivée, on fixa rendez-vous à l’insaisissable pianiste dans un studio de projection. Il ne vint pas. Une deuxième tentative, le surlendemain, eut plus de succès. Monk vint voir le film en compagnie de sa femme, de son manager et de celle qui devait être la plus efficace des médiatrices : la baronne Nica de Kœnigswarter. Le film eut le bonheur de plaire à tous, d’autant que, par une attention à laquelle Monk fut sensible, les passages ou il devait jouer comportaient déjà des musiques (provisoires) de sa composition, prises sur des disques. Il parut à tous que l’enregistrement ne tarderait plus. En fait, Monk allait faire vivre à son entourage la nuit la plus hallucinante qui se puisse imaginer. Nica avait invité Monk dans sa superbe propriété de Wee Hawken, près de New York, pour s’entendre avec lui sur les compositions qu’il devait préparer.

Barney Wilen et Thelonious Monk (Photo © X/DR)

Ce soir-là, vers dix heures, pour Thelonious, sa femme et ses enfants, la journée venait à peine de commencer. Ils ont choisi de vivre en effet selon une règle à la fois simple et surprenante : les besoins vitaux, tels que le sommeil, l’alimentation, la musique, les jeux, sont satisfaits au fur et à mesure qu’ils se font sentir, sans considération d’horaire. Les deux enfants de Monk, un garçon et une fille ravissants, fort bien accoutumés à ce régime, étaient de la partie. Nica avait décidé de faire accepter le fameux contrat à Thelonious coûte que coûte, et toute la soirée elle ne se sépara plus des documents, pour pouvoir les lui présenter à la seconde où il semblerait disposé à les signer. C’est alors que commença une ronde infernale, qui correspond à l’accomplissement de la vie idéale et libre telle que Monk la conçoit. La maison de Nica comprend, entre autres pièces, une salle de ping-pong au rez-de-chaussée, une salle de musique au premier étage et un salon de télévision au second. A peine arrivé, Monk, qui est passionné de ping-pong, commence avec son hôtesse une partie acharnée. Soudain, il interrompt la partie, monte jusqu’au premier, s’installe au piano, improvise. Nica lui tend timidement le contrat.Il s’enfuit alors vers le salon, mais ne reste qu’une minute devant la T.V. Les enfants ont faim, le disent, et en père prévenant qu’il est, il redescend à la cuisine, pour leur préparer un dîner. A ce sujet, il faut dire que le dîner-type de l’amateur de télévision est, en Amérique, conçu scientifiquement : le repas complet, qu’on achète tout prêt, est fixé entre deux feuilles métalliques serties, qu’il suffit de passer au four pendant quelques instants. On arrache ensuite la feuille supérieure, l’autre servant de plateau. Les aliments contenus dans des alvéoles sont alors prêts pour la consommation et sont choisis de telle sorte qu’il n’est pas besoin de s’aider du regard pour les manger. Thelonious, donc, surveille le dîner des enfants, puis joue à nouveau au ping-pong, puis encore piano, T.V., ping-pong… Nica n’osait même plus sortir la liasse des contrats.

A l’aube, la signature tant espérée n’y figurait toujours pas. Dans l’après-midi, rendez-vous au studio, mais en vain. Certes, Thelonious s’y rendit, mais ne se montra toujours pas disposé à signer. Le surlendemain, nouvelle soirée chez Nica, dans le même style que la précédente. Et enfin, à l’aube, réfugié dans sa voiture mais cerné par tous ses amis, voyant qu’il ne pouvait plus reculer, Monk signa les neuf exemplaires du contrat à la lueur d’une lampe de poche. La détente qui s’ensuivit fut délicieuse ; les embrassades durèrent un bon quart d’heure. Ceci se passait à l’aube du 26 juillet et la musique était attendue à Paris avec anxiété pour le 31.

L’enregistrement eut lieu dans les nuits des 27 et 28 juillet ; au studio, les techniciens avaient pris le parti de laisser tourner constamment une bande magnétique sur les appareils, de façon à ne pas manquer les départs de Monk, rigoureusement imprévisibles. Dans le film, la musique qu’on entendra “en commentaire” de l’image provient de ces deux séances. Celle que l’on entendra “en situation” est jouée par les Jazz Messengers, notamment dans les scènes de cabaret et de surprise-party. C’est Bobby Timmons qui joue (avec des rythmes afro-cubains) dans la séquence de L’Esquinade. Roger Vadim, heureux de voir revenir Romano avec l’enregistrement dans sa valise, l’a été encore plus d’entendre la musique merveilleuse qu’il avait tant attendue.

Cet article est l’un des bonus de notre dossier consacré à la plus grande année du jazz, 1959. Notre n°772 est en kiosque dès aujourd’hui ! Découvrez le nouveau projet de Pierrick Pédron autour de la musique d’Ornette Coleman, l’aventure de Wayne Shorter avec les Jazz Messengers, l’ultime séance de Lester Young, le dernier album de Billie Holiday, et bien d’autres choses encore !

Habituellement peu prompts à s’emparer des compositions du jazz moderne, les chanteurs se jetèrent rapidement sur Take Five, puis, à leur tour, les instrumentistes. D’autres morceaux de “Time Out” furent aussi adaptés. Tour d’horizon.

Par Franck Bergerot

Carmen McRae fut la première à l’enregistrer au Basin Street avec le quartette de Dave Brubeck, sur les paroles de son épouse, Iola (“Take Five”, 1961, Columbia/Sony Japon). Dès 1962, on le retrouve chanté en Tchécoslovaquie par une certaine Gerry Brown au sein du big band de Gustav Brown, et Monica Zetterlund l’interprète en suédois sous le titre I New York. Quant à Richard Anthony, il lui donne desparoles françaises avec Ne boude pas – repris par Jacqueline François, Oliver Twist et ses Twisters, ainsi qu’en sous-titre de la version instrumentale d’Elek Bacsik (“The Electric Guitar Of The Eclectic”, 1962, Fontana / Universal).

Puis, les chanteurs laissent la place à Milt Buckner (“The New World”, 1962, Bethlehem), Quincy Jones (“Strike Up The Band”, Mercury, 1963). À l’heure de la fusion, George Benson y revient encore (“Bad Benson”, 1974, CTI) et la version d’Al Jarreau crée la surprise quatre ans plus tard (“Look To The Rainbow”, 1977, Warner Bros.). Le comble de l’exostisme revient au tromboniste de ska Rico (“Roots To The Bone”, Universal) et au Sachal Studios Orchestra de Lahore (sitar, sarod, guitares, tabla et cordes symphoniques, “Take Five”, 2000, Sachal Music/Socadisc).

Blue Rondo a la Turk connut un moindre succès, mais, en 1965, Claude Nougaro en tira une formidable course poursuite avec À bout de souffle, après avoir chanté en 1962 Le Jazz et la java sur l’air de Three to Get Ready, également emprunté à l’album “Time Out”(“Sa Majesté le jazz”, compilation Universal). Mais Blue Rondo fut aussi repris par Al Jarreau sous le titre Round, Round, Round (“Breakin’ Away”, 1981, Warner Bros.). Et n’oublions pas les Blue Rondo et Take Five d’Anthony Braxton qui rend hommage aux ambitions expérimentales du compositeur Brubeck (“20 Standards (Quartet) 2003” Leo Records).

Cet article est l’un des bonus de notre dossier consacré à la plus grande année du jazz, 1959. Notre n°772 est en kiosque dès aujourd’hui ! Découvrez le nouveau projet de Pierrick Pédron autour de la musique d’Ornette Coleman, l’aventure de Wayne Shorter avec les Jazz Messengers, l’ultime séance de Lester Young, le dernier album de Billie Holiday, et bien d’autres choses encore !

« Je suis fier de Take Five »

Vers la fin de sa vie, Joe Morello avouait ne pas avoir écouté “Time Out” depuis des lustres. Le disque d’or est bien à l’abri dans son cadre, accroché au mur par sa bienveillante épouse, Jane. Interview téléphonique avec un truculent personnage.

Par Christophe Rossi

« Je me souviens de la première fois où j’ai vu jouer Dave Brubeck : il se produisait au Birdland. J’ai été surpris que sa section rythmique reste dans l’ombre. Les projecteurs étaient seulement braqués sur Brubeck et Paul Desmond. Le batteur se contentait de tenir le tempo, le plus sobrement possible, ne jouant qu’aux balais. Lorsque Dave m’a demandé de rejoindre son quartette pour une tournée, je l’ai prévenu : pas question de jouer comme ça, de manière mécanique. Je voulais pouvoir m’exprimer. Il m’a rassuré en me disant que je pourrais jouer comme je l’entendais. Il a tenu promesse et m’a toujours laissé une totale liberté. Ce qui a fini de me convaincre de rejoindre Brubeck, c’est lorsqu’il m’a demandé : “Joe, crois-tu que l’on puisse jouer du jazz avec d’autres rythmes que le 4/4 ?” Je lui ai répondu : “Bien sûr ! Avec des rythmes en 5/4, 6/4, 7/4, 7/8, tout ce que tu veux !”. Plus jeune, j’avais expérimenté avec toutes ces métriques, et j’avais eu un mal fou à trouver des musiciens à l’aise avec ce type de rythmes. Ce qu’il m’a demandé rejoignait mes concepts et c’était finalement très simple pour moi.

“mon solo de batterie était quelque chose de nouveau. Il se développait tout en restant sur un rythme en 5/4, et personne ne l’avait fait auparavant. Je me suis beaucoup amusé en jouant ça, mais pour moi c’était naturel.”

Notre premier gig était pour une émission de télé. Dave était étonné que je n’utilise pas de partitions. Nous avons donné ensuite une série de concerts au Blue Note, et il m’a proposé de prendre un solo. Le public est devenu complètement dingue, une standing ovation, ce qui n’était jamais arrivé avec ce quartette ! Mais ça a profondément déplu à Paul Desmond. Il a alors fait du chantage à Dave : “C’est lui ou moi, s’il s’avise de reprendre un solo, je m’en vais.” Les choses se sont finalement arrangées, et nous avons joué ensemble pendant une douzaine d’années. 

Nous avons fait tellement de disques ensemble qu’il m’est difficile de me souvenir du titre de certains morceaux… Je ne les écoute plus. “Time Out”, je me souviens que Columbia ne voulait pas le sortir. Ils prétendaient que ça ne se vendrait jamais, avec ces rythmes inhabituels, et qu’il n’y avait aucun swing là-dedans. Je suis fier de Take Five, parce que mon solo de batterie était quelque chose de nouveau. Il se développait tout en restant sur un rythme en 5/4, et personne ne l’avait fait auparavant. Je me suis beaucoup amusé en jouant ça, mais pour moi c’était naturel. Lorsque les gens parlent de technique, ils confondent souvent avec la vitesse. Mon solo dans Take Five n’a rien à voir avec la vitesse, j’utilise plutôt l’espace et une certaine façon de jouer, au-delà de la mesure. Je voulais simplement faire des choses inédites. »

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