Le pianiste français, dont la carrière d’instrumentiste et de compositeur à croisé celle de David Sanborn, David Bowie ou Chaka Khan, producteur en 1987 de l’album “du”Nougayork” du célèbre chanteur toulousain, dévoile une version retravaillée du morceau-titre avec la complicité du trompettiste Marquis Hill et de l’ingénieur du son John Kercy.
Certains l’ont connu de près, d’autres l’ont croisé ou ont été bercés par sa musique : petit florilège de témoignages sur l’importance d’un trompettiste pas comme les autres dont l’influence est toujours aussi forte.

Antoine Berjeaut, trompettiste
« J’ai adoré ce qu’il faisait au début des années 2000, le RH Factor mais aussi “Voodoo” de d’Angelo et “Mama’s Gun” d’Erykah Badu auxquels il apportait un nouveau son. Il respectait les codes de la musique des autres et s’inspirait de leur façon de produire pour faire quelque chose qui colle, comme avant lui Miles Davis, Jon Hassell ou Nils Petter Molvaer. Techniquement, ce qui m’a le plus marqué c’est la collaboration avec Herbie Hancock et Michael Brecker [“Directions In Music Live At Massey Hall” publié en 2001 sur le label Verve]. J’ai aussi adoré Crisol, “Habana” et celui qui est sorti récemment “Grande-Terre”.
Mais j’aimais aussi sa manière de rassembler les gens : il savait fédérer les meilleurs. C’était aussi un excellent joueur de bugle. Mais ce n’est pas pour sa technique qu’on l’écoutait. Il ne m’a pas influencé que par la musique mais par l’attitude aussi. Il était en phase avec son temps alors que quand j’ai commencé, la plupart des “young lions” étaient en costard-cravate, ils venaient d’un autre continent, et je les respectais sans m’identifier à eux. Avec Roy, on a compris que c’était possible de faire une musique qui nous ressemble. Il ne trahissait jamais la tradition qu’il passait beaucoup de temps à transmettre aux plus jeunes. Je l’ai vu plein de fois aux jams jazz de Jazz in Marciac jusqu’à 3 heures du matin, ou dans des after hip-hop au SOB’s à New York, parler à des rappeurs au Parc Floral… il tenait beaucoup à la tradition orale et c’était très inspirant. Je l’ai vu pour la première fois au centre Paul Bailliart à Massy, en quintette, et on avait discuté après le concert, il était très sympa et m’avait donné des conseils. Son aura allait au-delà du jazz et beaucoup de gens qui n’en écoutaient pas allaient à ses concerts quand même. »

Jacques Schwarz-Bart
« Roy s’exprimait avec très peu de mot mais il était toujours très clair dans ses indications. Ce n’était pas difficile de savoir s’il aimait quelque chose ou pas ! C’est quelqu’un qui aimait très fort, et quand quelque chose ne lui plaisait pas il n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Il écoutait parfois quelque chose une demi-seconde avant de dire « non, non ! ». Mais quand quelque chose l’inspirait il avait des réactions assez extraordinaires : parfois il criait, il sautait de joie, il soulevait sa trompette au-dessus de sa tête… C’est comme ça que j’ai compris avant même qu’il me dise que je faisais partie du groupe qu’il voulait me garder dans car souvent au milieu d’un concert, au milieu d’un solo, il criait pour m’encourager quand je jouais une phrase qui lui plaisait. Quand lui-même jouait, il avait souvent des réactions physiques qui ponctuaient ses phrases.»

Ananda Brandao, batteuse
« J’aime son éclectisme, sa façon de joindre l’univers du quintette de jazz et celui du hip-hop, et de façon générale j’admire son parcours. J’aime beaucoup aussi certains disques très jazz, mais où j’entends aussi dans sa façon d’écrire ses autres influences. C’est très inspirant pour composer avec un quintette acoustique avec trompette et saxophone, tout en gardant ses sonorités-là. Et “Voodoo” de d’Angelo, auquel il participe, est aussi l’un des disques qui ont le plus compté pour moi. »

Hermon Mehari, trompettiste
«Tous les albums de Roy ont compté pour moi, y compris ceux où il était sideman. “Birds Of A Feather” avec Roy Haynes, “Directions In Music” avec Herbie Hancock, sa façon de jouer sur ces disques était vraiment impressionnante. J’adore aussi le côté hip-hop et de voir quelqu’un qui était autant dans la tradition faire le RH Factor ou jouer avec Common (“Like Water For Chocolate” est un de mes disques préférés), c’était très fort. Quel que soit l’artiste avec qui il jouait, il gardait sa sonorité. Et avec lui, il n’y avait pas de feux d’artifices comme chez Wynton Marsalis ou Nicholas Payton par exemple : chaque note comptait, il était toujours mélodique et son groove était hyper fort. Il connaissait la tradition mais il restait très moderne. A l’époque où je vivais à Kansas City, ce devait être en 2015, je jammais avec des rappeurs et des vocalistes dans le style du RH Factor, et Roy était passé jouer avec nous. Il nous enterrait tous ! Il nous donnait beaucoup de conseils mais il restait très encourageant. »

Clélya Abraham, pianiste et chanteuse
« J’aime particulièrement le premier album du RH Factor “Hard Groove”. Le son du groupe est incroyable, il y a une connivence exceptionnelle et le disque porte bien son nom : ça groove énormément ! Ca va directement dans la poitrine et on bouge avec la musique. J’aime ce côté collectif, où tout le monde a sa place et où personne ne ressort plus qu’un autre et sur ce point on pourrait faire le lien avec ma propre musique aussi. J’aime bien aussi être leader mais l’importance de l’identité du groupe, je la retrouve par exemple dans Abraham Réunion ou dans le Crafting Quintet où on prend les décisions ensemble. Roy Hargrove ne cherchait pas à faire compliqué pour faire compliqué et cette accessibilité, notamment l’importance du chant dans sa musique, est importante pour moi aussi. J’aime créer des liens entre les gens ! »
Au micro : Yazid Kouloughli / photo de couverture : Roy Hargrove par Anna Yatskevich
Le saxophoniste a fait partie de beaucoup des plus grandes aventures de la vie de Roy Hargrove et a beaucoup contribué à la sonorité de ses fameux arrangements. Pour Jazz Magazine, il a bien voulu raconter la riche histoire qui le lie au trompettiste.
La rencontre
« J’ai rencontré Roy deux semaines après mon arrivée à New York, je crois que c’était en 1997. Il était déjà très connu, c’était la star de l’époque. Je venais de Boston où j’avais étudié à la Berkley School of Music. Mon objectif, c’était de jouer tous les soirs dans toutes les jams pour rencontrer d’autres artistes et commencer à faire partie d’une communauté de jazzmen. Deux semaines après mon arrivée, après une jam dans l’East Village, un ami m’a dit qu’à deux blocs de là, Roy Hargrove et Chucho Valdès jouaient. C’était chez Bradley’s, un club qui n’existe plus. Je m’y suis rendu, et bien que je n’aurais pas dû le faire, j’ai sorti mon saxophone et je me suis approché de la scène : c’était un concert et non une jam, et ça ne se fait pas de monter sur scène sans y être invité. Roy a pensé que j’étais un ami de Chucho, Chucho a pensé que j’étais un ami de Roy. Après son dernier solo, Roy m’a fait signe de les rejoindre. J’avais noté mentalement les harmonies du morceau et j’ai mis dans mon solo tout ce que j’ai pu. Après quoi toutes sortes de gens ont pris mon numéro, Roy mais aussi Randy Brecker, Mulgrew Miller… Environ 10 jours après, Larry Clothier le manager de Roy m’appelle pour partir en tournée avec eux en Europe. C’est comme ça que j’ai connu Roy. On a bâti notre relation à travers plusieurs projets. D’abord dans Crisol, puis j’ai fait partie de son big band, de son quintette, de son sextette, on a fait partie tous les deux du groupe de D’Angelo, on a enregistré avec Erykah Badu, et ensuite on a fait le RH Factor.
Quand je le rencontre il a déjà enregistré le premier disque de Crisol, mais David Sanchez ne pouvait pas faire l’une des tournées, et suite à notre premier concert ensemble Roy m’a dit que la position m’appartenait si je la voulais. Après environ un an de tournée, Roy a dit que le groupe qu’on formait tous ensemble était la vraie incarnation de sa vision pour Crisol et qu’il voulait l’enregistrer, dans un endroit connecté au concept, mais aussi agréable, au chaud… Je lui ai dit que l’idéal c’était la Guadeloupe, une petite île où il fait bon vivre. Il y avait un magnifique studio, celui de Henri Debs, avec une console Neve et des micros extraordinaires. Il a fait venir son ingénieur du son de New York, Adam Blackburn, pour tout vérifier, et on a décidé d’y enregistrer. C’est pour ça que le disque s’appelle “Grande-Terre”. J’avais toujours gardé mes attaches avec la Guadeloupe, j’y retourne au moins deux fois par an et c’était déjà le cas à l’époque, même s’il arrivait que j’aie du mal à trouver les sous pour retourner à la maison, mais ç’a toujours été important pour moi.
“Grande-Terre”, l’album perdu de Crisol
Je n’ai jamais vraiment compris que ce disque ne soit pas publié pendant aussi longtemps [le disque a été enregistré en 1998 mais n’est sorti que fin 2024, NDLR]. Il n’avait pas été mixé à l’époque, et je me disais que peut-être je me faisais des idées sur le résultat final, mais l’impression qu’on en avait collectivement, y compris Roy, c’est que c’était un bien meilleur album que le premier Crisol. C’est la politique des labels qui a rendu cette sortie impossible. Roy était entre deux maisons de disque, la nouvelle voulait un projet inédit, la précédente précédent ne voulait pas sortir un disque alors qu’il était sur le point de les quitter. Nous n’avons pas joué les morceaux du disque en concert, ç’a été une sorte d’acte de disparition de magicien : le groupe a cessé d’exister après cet enregistrement. On est resté un peu en contact, se demandant ce qui allait se passer, mais on a fini par se faire une raison. J’étais déjà sur la scène de New York depuis trois ans lorsque cet album a été enregistré, et j’étais habitué aux déceptions de ce genre. Le cimetière du jazz est jonché de projets extraordinaires dont la plupart n’ont pas vu le jour… Mais “Grande-Terre” est vraiment un album que les gens doivent entendre.
Le RH Factor en studio
On enregistrait les morceaux instrumentaux en live, avec tout le groupe. Avec les chanteuses et les chanteurs, on enregistrait la musique d’abord, et là-dessus les vocalistes, ou les rappeurs comme Q-Tip venaient poser leur partie. Ensuite Roy et moi, on écrivait des arrangements de cuivres pour compléter. Sur tous les morceaux chantés il y a des arrangements assez élaborés et intéréssants. Roy et moi travaillions de façon très organique et naturelle : on avait tous les deux une bonne oreille, on n’avait pas besoin de se donner les notes. On entendait tout de suite comment harmoniser la proposition de l’autre, on échangeait des idées et ça se faisait très facilement. On n’écrivait pas, tout était spontané. Ça fait désormais partie du vocabulaire de la neo-soul. J’ai beaucoup de plaisir à entendre, sur des disques d’artistes de la nouvelle génération, des arrangements de cuivres qui sont presque identiques à des choses qu’on a faites ensemble à l’époque. Lorsqu’on fait partie d’un groupe, on ne sait jamais l’impact qu’il aura, mais je sais pour avoir entendu souvent ces sonorités que j’ai participé avec le RH et le groupe de D’Angelo a deux groupes qui ont fait partie de l’histoire moderne. » Au micro : Yazid Kouloughli / Photo : X/DR
Bonus de la Story Roy Hargrove de notre n°780 : au milieu des années 2000, tandis que RH Factor enthousiasmait les foules, Roy Hargrove avait accepté de le jeu du blindfold test pour Jazz Magazine et s’était livré comme rarement : Miles Davis, Donald Byrd, Prince et Q-Tip étaient notamment dans le radio-cassette…
Par Fred Goaty / photo : Anna Yatskevich
Paris, 2004, extérieur jour, début d’après-midi au Holiday Inn de la Porte de La Villette : une terrasse ensoleillée, le ghetto blaster vintage (un Sharp de 1982) posé sur la table. Cassette neuve, piles neuves. On attend Roy Hargrove. Larry Clothier, le manager de Roy Hargrove, nous passe un coup de fil : « Il est au courant, il descend dans cinq minutes, good luck… » Ah, le voilà. « Nice to see you, how you doin’, etc. » On l’invite à s’asseoir. « Mademoiselle, un café et un… Roy ? – Hmm, un oranndjina please » Notre trompettiste qui a nonchalamment posé son biniou par terre, n’a pas l’air franchement ravi à l’idée de passer à la question. On lui explique : un blindfold test sur mesure, pas de pièges, il va adorer. On appuie sur play : le groove s’installe, Donald Byrd commence de souffler, le visage de Roy s’illumine. C’est parti. Vive la musique. Cette rencontre, ou s’en souvient comme si c’était hier.

DONALD BYRD
Flight Time
Extrait de “Black Byrd” (Blue Note, 1973)
Donald Byrd ! Quand j’étais gamin, je connaissais les Blackbyrds [groupe créé en 1974 par Donald Byrd, composé quasi exclusivement d’élèves de la célèbre Howard University de Washington, et dont il n’était que le producteur, NDLR] et j’adorais leur tube, Walking In Rhythm [Extrait de “Flying Stan », Fantasy, 1974]. Plus vieux, j’ai commencé à mieux connaître la musique de Donald, que j’ai eu comme professeur à la New School de New York. Là, j’ai vraiment découvert tous ses disques, les Blue Note, etc. Celui-ci l’a rendu très populaire. Byrd, et surtout les Blackbyrds, étaient des favoris des discothèques. Donald a ouvert une brèche pour d’autres trompettistes, comme Freddie Hubbard, qui ont commencé à enregistrer des choses plus… “contemporaines”. À l’époque, pour la plupart des gens, le jazz n’évoluait plus, beaucoup d’artistes ont cherché à se rapprocher du public jeune. Je ne sais pas si aujourd’hui il se passe exactement la même chose… Il est vrai que le jazz, dans sa forme la plus pure, acoustique, straight ahead, ne bénéficie pas d’un grand support des maisons de disques, et d’un autre côté, les gens issus du hip-hop et du r&b ne se sentent guère attirés par cette musique. Avec les deux premiers disques du RH Factor [“HardGroove”, 2003 et “Strenght”, 2004], j’essaye de rapprocher ces mondes qui, malgré tout, sont encore assez éloignés. J’espère que ce projet va ouvrir des portes, faire en sorte que plus de jazzmen collaborent avec des artistes mainstream. De mon côté, je n’ai pas de plan précis, mais je continue de jouer aussi bien en formation acoustique qu’avec le RH Factor, un style de groupe qu’il n’est pas facile de faire tourner aujourd’hui, pour des raisons économiques surtout. En France, il marche bien, nettement mieux qu’aux Etats-Unis. Là-bas, le RH Factor est une rumeur : on sait que ça existe, mais les gens du jazz ne veulent rien lâcher ! Pourtant, quand on prend la peine d’écouter, les réactions sont très positives, du genre « Pfff, je ne savais pas que tu pouvais jouer ce genre de truc… » Si la musique de Donald Byrd a une influence sur moi ? Oui! En tant que trompettiste, son phrasé, son langage harmonique, m’ont marqué. Même aujourd’hui il compte encore beaucoup pour moi. Je me souviens qu’à la New School, en cours d’improvisation, il jouait des trucs fantastiques, puis se tournait vers moi en me faisant un petit signe… Ouah ! Être ne serait-ce qu’à côté d’un tel musicien vous fait prendre conscience du poids de l’histoire, de la nécessité de l’enseignement. Impossible de ne pas être influencé par quelqu’un comme Donald Byrd. Même les artistes hip-hop sont influencés par lui – ses Blackbyrds ont été énormément samplés. Quand le rappeur Guru et Jazzmatazz tournaient en Europe, j’y étais aussi, et je les ai souvent entendus, et Donald jouait avec eux !

Q-TIP
Abstractionism
Extrait de “Kamaal The Abstract” (Jive, 2002/2009)
Ç’a l’air récent … [Dès que le rap commence.] Tip ! C’est nouveau ? C’est son fameux disque inédit ? Je ne l’ai jamais entendu. [“Kamaal The Abstract”, enregistré au début des années 2000, est longtemps resté inédit pour cause de mésentente entre Q-Tip et sa maison de disque, puis il a fini par sortir officiellement en 2009, NDR] J’ai eu quelques soucis dès l’instant où j’ai décidé de me lancer dans l’aventure RH Factor, du même style que ceux que Tip a dû avoir. .. Il m’a fallu trois ans pour arriver à mes fins, faire vivre le RH Factor. J’ai une théorie à ce sujet : si vous évoluez dans un environnement jazz, vous êtes entouré de gens du jazz [il insiste sur le terme “jazz people”] qui, pour la plupart, pensent avoir autorité sur tout dès qu’il s’agit de musique. Si vous proposez à un directeur artistique de faire quelque chose qui n’est pas vraiment “jazz”, il va essayer d’influencer chacune de vos décisions. Cela dit, même les musiciens, surtout de jazz, abusent parfois de cette autorité, pensent avoir systématiquement raison. Quand j’ai commencé de travailler sur le projet RH Factor, on n’a pas cessé de me donner des conseils : « Pourquoi n’essaies-tu pas ceci, cela, tel rappeur, tel producteur ? » Tout le monde avait une idée ! Le message était clair : « On te donne notre argent, donc il faut que tu acceptes nos idées ! » Le problème, c’est que tout le monde compte. Si vous n’êtes pas Kanye West ou les Neptunes, le scepticisme grandit vite… Quelle erreur ! Ils ne me connaissent pas : je suis un véritable homme orchestre, je n’ai pas besoin de tous ces musiciens, ces producteurs, j’aurais pu faire “HardGroove” tout seul ! Pendant les séances, le leitmotiv était : « Mais que fait donc Roy? » Heureusement, malgré les suggestions du genre « pourquoi ne laisserais-tu pas mon fils mixer ce morceau? » – quel foutoir c’était parfois… –, j’ai finalement pu imposer 90 % de mes idées de départ. Ceux qui décident ont toujours peur. Peur du mot “jazz”, peur de ne pas vendre. Pour revenir à Q-Tip, je suis certain qu’il lui est arrivé la même chose, comme à Meshell Ndegéocello. Il y a une force bizarre qui empêche les artistes de changer, d’expérimenter, « jouez le répertoire, les bon vieux classiques ! ». Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’il n’y a pas de formule pour faire un disque à succès. C’est dans l’air, il faut que les artistes soient en phase avec les besoins des gens, c’est tout. Seulement, on ne sait jamais vraiment ce dont les gens ont besoin, ou envie. Ça change toutes les saisons. [En aparté.] Vous pourrez me faire une copie du disque de Q- Tip ?

MILES DAVIS
High Speed Chase
Extrait de “Doo-Bop” (Warner Brothers, 1992)
Miles, “Doo-Bop”, produit par Easy Mo-Bee ! [Éclats de rire.] Sur ce disque, Miles est dans une forme incroyable, son jeu est au top. Ses lignes sont claires, puissantes. À mon avis, c’est son meilleur disque de la dernière période, après son retour. Quel que soit le style qu’il abordait, Miles restait Miles, qu’il déroule sa musique sur telle ou telle couverture, qu’importe : son style dépassait tout. À mes yeux – et mes oreilles – Miles ne pouvait JAMAIS se tromper. Ce disque est l’un de mes favoris !

STEVE COLEMAN
No Conscience
Extrait de “Rhythm People” (RCA Novus, 1990)
[Immédiatement.] Steve Coleman! J’ai joué plusieurs fois avec lui, ce qui revient à étudier autant qu’à jouer – Steve est un penseur, un mec profond, très intelligent. Il m’a transmis énormément. Son approche de la musique, du jeu… Il est très influencé par John Coltrane et par la rue. Il joue sur “HardGroove” ! En fait, il passait par là et savait que je travaillais sur un projet spécial…

MESHELL NDEGEOCELLO
Jabril
Extrait de “Cookie : The Anthropological Mixtape” (Maverick, 2002)
Ça, c’est un accord de Meshell, c’est typique ! Elle joue sur “HardGroove” aussi. Sa personnalité est profonde et… complexe. Elle a un cœur gros comme ça, et quelle bassiste ! Si funky… Elle a son truc à elle, définitivement. Je sais que ses récents concerts ont un peu semé le trouble, les gens sont désorientés, attendent qu’elle chante… Vous savez, le public – américain en particulier – espère toujours quelque chose de précis, il s’enthousiasme d’abord pour ce qui lui est familier, genre : « Ok, c’est sympa, mais vous ne pourriez pas jouer plutôt ma chanson préférée? » Tout le monde attend sa chanson, et si vous la jouez, c’est bon, tout le reste passe. Si vous ne la jouez pas, les problèmes commencent. De moi ? Non, le public n’attend pas un morceau spécial. Parfois, les gens me disent qu’ils sont surpris, mais qu’ils ont aimé quand même. Régulièrement, on me demande tout de même de jouer des extraits de mon album latin jazz, “Habana”. Mais mon groupe actuel ne connaît pas ce répertoire.

PRINCE
2 Nigs United 4 West Compton
Extrait de “The Black Album” (Warner Brothers, 1988)
Je ne connais pas … [Un peu déçu de ne pas reconnaître immédiatement, mais dès que le tempo s’emballe…] Prince ! Pas de doute, c’est le son de Minneapolis, cette énergie, cette pulsation unique. J’ai rencontré Prince deux fois. En 2001, à Montréal, il donnait un concert spécial. J’étais en coulisse, et son saxophoniste était Najee, qui m’avait vu et n’arrêtait pas de me dire « Viens, viens ! » Je suis finalement monté et j’ai joué environ… huit mesures ! Certes, ce n’était pas un concert de jazz… Najee s’est approché de moi : « Hmm, je crois qu’il va jouer un morceau sans cuivres maintenant, allons-nous en… » Le plus drôle, c’est qu’après le concert Najee m’a dit : « Prince te cherchait partout … » La deuxième fois, c’était à l’Apollo de Harlem [le 24 juin 2003, NDR]. J’y jouais avec mon groupe et, ce soir-là, Maceo Parkerpartageait l’affiche avec nous. Prince était là, il s’est montré lors du concert de Maceo : il a juste traversé la scène en faisant semblant de jouer avec le sax de Maceo… Un peu plus tard, en coulisse, je l’ai croisé dans un escalier. J’osais à peine le regarder… Je suis un grand fan ! Son œuvre est immense ! Il joue de tous les instruments, il chante, ça m’impressionne. Prince a été l’un des premiers, à la fin des années 1970, à imposer ça : enregistrer seul, tout faire soi-même. Et il n’a jamais cessé de s’améliorer. Mais il n’y a pas que ça, c’est aussi une icône de l’entertainment. Il a fait des films … Bon, côté look, il a une étrange notion de la mode, mais ça ne fait rien, c’est un être unique, original, il est comme Bird vous voyez ? C’est un révolutionnaire. Et je suis sidéré qu’il soit aussi actif après tant d’années. Ce business peut vous rendre si négatif, affecter la musique que vous faites… Mon ami D’Angelo, par exemple, traverse une période difficile. On n’entend plus beaucoup parler de lui parce qu’ils lui ont fait beaucoup de mal, ils ont mis trop de sunlights sur lui ! D’Angelo est l’un des rares artistes de notre génération capable d’imposer sa vision musicienne sans sombrer dans la hypeou le glamour. Lui aussi sait jouer de tous les instruments et tout chanter. Je peux vous assurer que toutes ces paillettes l’ont vraiment dégoûté. Résultat, il s’est dit : « Je m’en fous, à plus tard … » Je le connais bien, il est capable de monter sur scène avec moi quand je joue du jazz – il l’a fait, aux claviers. Je sais qu’il travaille énormément, mais je crois que rien ne va sortir dans un futur proche. A l’époque de l’album “Voodoo” et de la tournée qui a suivi [Hargrove faisait alors partie du groupe de D’Angelo, avec notamment Frank Lacy au trombone et Jef Lee Johnson à la guitare],il avait ce look beau gosse, torse nu, la maison de disques a mis la pression : « Va donc au club de gym faire de la muscu… » Ça l’a perturbé, tous ces gens qui tournaient autour de lui. Ce n’était pas vraiment lui tout ce cirque, cette vidéo … [Il fait allusion à celle de How Does It Feeloù il chante en plan fixe, torse nu.] Sur scène, les filles hurlaient : « D’Angelooo, déshabille-toi! » Et lui répondait : « Naaan, moi je veux jouer, ok ? Vous n’avez qu’à vous déshabiller d’abord ! » Son approche musicale m’a influencé : j’ai utilisé le même studio – l’Electric Lady, à New York –, le même ingénieur du son, Russell Elevado, qui travaillait en même temps avec The Roots, et parfois les mêmes instruments – mon batteur jouait sur la batterie d’Ahmir Thompson, qui joue sur “Voodoo”. Nous avons grandi en écoutant à peu près la même musique…. •
Repères
1969 Naissance le 16 octobre à Waco au Texas.
1987 Rencontre avec Wynton Marsalis. Premières tournée. Enregistre avec le all stars du trompettiste Don Slicker.
1990 Premier album, “Diamond In The Rough”(RCA Novus).
1991 Jamme avec Sonny Rollins au Carnegie Hall de New York.
1994 Johnny Griffin et Joe Henderson jouent sur “With The Tenor Of Our Time”.
1995 “Paker’s Mood” (Verve) en trio avec Stephen Scott (piano) et Christian McBride (contrebasse).
1996 Enregistre avec Oscar Peterson.
1997 Frank Lacy (trombone), Gary Bartz (saxophone alto), Chucho Valdes (piano)… : on les retrouve sur “Habana” (Verve), enregistré avec son groupe Crisol.
2000 Participe à “Voodoo” de D’Angelo et “Like Water For Chocolate” de Common.
2002 Tournée mondiale avec Herbie Hancock et Michael Brecker.
2003 Premier album du RH Factor, “HardGroove” (Verve).
2006 Deuxième album du RH Factor, “Distractions” (Verve).
2009 “Emergence” (EmArcy), en big band avec Gerald Clayton (piano), Ambrose Akinmusire (trompette)….
2018 Ultime apparition phonographique dans “Moments Preserved” (Impulse !) du pianiste Sullivan Fortner. Il meurt le 3 novembre à New York.
En complément de notre grand story consacrée à Roy Hargrove dans le dernier numéro de Jazz Magazine, retour sur les liens entre le grand soulman et le trompettiste à travers les “making of” d’albums cultes comme “Voodoo” ou “Hard Groove”.
Par Fred Goaty
Big Sur, Californie, octobre 1999. Comme Charlie Parker et Clifford Brown avant lui, Roy Hargrove enregistre with strings. Quel jazzman n’a pas un jour ou l’autre rêvé d’interpréter ses mélodies préférées accompagné par un orchestre à cordes ? Au Red Bar Studio, le trompettiste texan est entouré de son quintette et du Monterey Jazz Festival Orchestra. Le fruit de cette semaine de travail, “Moment To Moment”, sortit quelques mois plus tard, en mai 2000. Il ne combla pas totalement les attentes de ceux qui espéraient plus ou moins secrètement que la musique du natif de Waco se fasse l’écho encore plus affirmé du présent du jazz – et donc de son futur. Qui plus est à l’aube du XXIe siècle.
Car on attendait beaucoup d’un des plus grands, si ce n’est du plus grand trompettiste – et bugliste – de sa génération, jeune gardien de la flamme qui avait pris le soin de multiplier les formations et les concepts depuis ses débuts. En 1994, dans “With The Tenors Of Our Time”, il s’était mesuré à Joe Henderson, Johnny Griffin, Branford Marsalis et Joshua Redman. Un an plus tard, dans “Parker’s Mood”, il rendait hommage à Charlie Parker avec Stephen Scott au piano et Christian McBride à la contrebasse, formule osée s’il en est. Sonny Rollins lui-même l’avait adoubé dès 1991 en l’invitant à participer à “Here’s To The People”. Roy Hargrove restait cependant très attaché au jazz acoustique et à ses pairs, ceux de sa génération comme ses aînés. Comme en témoignait son premier album pour le prestigieux label Verve, “Family”, marqué par la présence de Wynton Marsalis (qui fut quasiment son parrain à ses débuts), David “Fathead” Newman, Walter Booker et Jimmy Cobb. Mais peu de temps après la sortie de “Moment To Moment” commença de se propager la rumeur d’un projet censé refléter toutes les facettes de sa culture musicale, bien plus large qu’on ne l’imaginait et que ce taiseux n’évoquait que trop rarement dans ses interviews. Les mots “funk”, “hip-hop” et “électrique” y étaient souvent associés. Les noms qui fuitaient laissaient rêveur : Steve Coleman, Meshell Ndegeocello, Q-Tip (du groupe hip-hop A Tribe Called Quest), Jacques Schwarz-Bart, Cornell Dupree (sideman légendaire d’Aretha Franklin), Erykah Badu… Et un certain D’Angelo.
LE STUDIO DES LÉGENDES
Manhattan, New York, 23 juillet 1970, Electric Lady Studio. Jimi Hendrix savoure le bonheur de travailler dans le studio bâti pour son usage personnel (car rien ne doit entraver son incroyable créativité). Ce jour-là, le Voodoo Child de Seattle s’attarde sur l’émouvante balladeAngel. Sept prises sont enregistrées. Le
19 octobre, Mitch Mitchell ajoute divers overdubs de batterie. Entre temps, son
flamboyant leader a hélas été retrouvé mort au Samarkad Hotel de Londres… L’Electric Lady Studio ne ferma pas ses portes pour autant, et tout au long des années 1970 les grands noms vont s’y succéder. Le flûtiste Jeremy Steig y enregistre “Energy” avec Jan Hammer, qui revient deux ans plus tard dans le fameux Studio A aux côtés du batteur Billy Cobham, pour les séances de “Spectrum”, avec Tommy Bolin à la guitare. (Billy Cobham a aussi gravé “Crosswinds”, “Total Eclipse”, “Life & Times” à l’Electric Lady Studio, entouré
de John Abercrombie, George Duke, Randy et Michael Brecker, Glenn Ferris, Doug Rauch ou encore John Scofield…) Le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin y élabore “Visions Of The Emerald Beyond” avec Jean-Luc Ponty et Narada Michael Walden, tandis que Stanley Clarke y travaille deux fois : avec Jeff Beck, John McLaughlin, Chick Corea et Steve Gadd pour “Journey To Love”, et pour “Schooldays”, avec Billy Cobham et David Sancious.
Les stars du rock et de la soul y défilent aussi : Eric Clapton, les Rolling Stones, Frank Zappa ou David Bowie, sans oublier Chic et Stevie Wonder, qui s’enfermera de longues semaines au 52 West 8th Street pour immortaliser trois de ses plus grands chefs-d’œuvre : “Music Of My Mind” et “Talking Book” en 1972 et “Fullfillingness First Finale” en 1974.
LENDEMAINS QUI CHANTENT
C’est après une longue période d’inactivité du studio bâti par Jimi Hendrix que D’Angelo et l’ingénieur du son/producteur Russell Elevado décident de s’y installer pour imaginer ce qui allait devenir l’un des albums-clés du début du XXIe siècle, “Voodoo” – Elevado se souvient encore avoir « soufflé sur la poussière qui recouvrait les Fender Rhodes » la première fois que D’Angelo et lui sont entrés dans l’antre du Génial Gaucher. Au moment où il se met à travailler jour et nuit sur “Voodoo”, D’Angelo est déjà un artiste confirmé qui ne demande qu’à prendre une dimension encore plus grande. Dès 1994, son nom avait commencé de faire le buzz grâce à U Will Know, chanson gospellisante coécrite avec son frère Luther Archer, et où se succédaient quelques voix en vogue du R&B : R. Kelly, Al B Sure, Stokley Williams, Raphael Saadiq ou Boyz II Men. (À la guitare, le discret Lenny Kravitz…) Un an plus tard, D’Angelo frappa très fort avec son premier album, “Brown Sugar”. Comme deux de ses héros, Stevie Wonder et Prince, il y jouait lui-même de tous les instruments. Dès lors, le vocable “nu soul” n’allait pas tarder à être sur toutes les lèvres. Les sorties successives d’“Urban Hang Suite” de Maxwell en 1996 et de “Baduizm” d’Erykah Badu en 1997 ne faisant qu’amplifier le phénomène. La nu soul était à la fois nu (new, nouvelle) et rétro, puisqu’aux grooves souvent hérités du hip-hop se mêlaient des sonorités vintage très “années 1970”, dont celle du piano électrique Fender Rhodes, qui commençait de revenir en grâce – le petit monde du jazz allait également accueillir à bras (r)ouverts cet instrument négligé pendant plus d’une décennie…
Ce qui faisait le cachet de “Brown Sugar”, c’était aussi la voix de D’Angelo, à travers laquelle résonnait celles des Marvin Gaye, Al Green et autres Curtis Mayfield. Phrasé sophistiqué, falsetto cristallin, travail impressionnant sur les chœurs démultipliés : nul n’en doutait, ce jeune homme de 21 ans était promis à un bel avenir. Les jazzfans tendirent l’oreille, agréablement surpris d’entendre jouer Mark Whitfield, Larry Grenadier et Gene Lake sur le subtil Smooth (« Au piano, dixit Larry Grenadier, D’Angelo joue un truc minimaliste à la Count Basie, et c’est parfait »), ainsique Will Lee sur le churchy (et magnifique) Higher.D’Angelo attendit plus que de raison avant dedonner un successeur à “Brown Sugar” : cinq anss’écoulèrent avant que l’on ne découvre les sortilèges de“Voodoo”. Entre temps, il avait enregistré en duo avecB.B. King (Ain’t Nobody Home dans “Deuces Wild”),Erykah Badu, le groupe hip-hop Slum Village etle rappeur du Wu-Tang Clan, Method Man (Break Ups 2 Make Ups dans “Tical 2000 : Judgement Day”). On l’avaitaussi vu dans Night Music, le show télé musical de DavidSanborn, chanter Use Me de Bill Withers assis derrièreun Fender Rhodes, en costume noir, fines lunettesovales, accompagné par Sanborn à l’alto, Eric Claptonà la guitare, Ricky Peterson aux claviers, Marcus Millerà la basse, Gene Lake à la batterie et Don Alias et SteveGadd aux percussions. Excusez du peu. Apparition divineprometteuse de lendemains qui chantent.Peu après, D’Angelo publia deux maxi 45-tours. Devil’s Pie en 1998, coproduit avec l’un des plus grands beatmakers de l’histoire du hip-hop, DJ Premier, et Left & Right en 1999, avec les rimeurs Method Man et Redman et l’aide, aux “percussions vocales”, de Q-Tip, tête pensante de A Tribe Called Quest, le groupe hip-hop préféré de D’Angelo et l’un des plus influents des années 1990. Deux titres très marqués par le flow et les techniques d’enregistrement du rap, où
ses qualités de multi-instrumentiste et d’arrangeur étaient à nouveau mises en valeur.
Mais le meilleur était à venir… Car sans remettre en cause leurs (grandes) qualités, Devil’s Pie et Left & Right ne reflétaient pas totalement la déferlante créative de “Voodoo”. « D’Angelo et moi pensions tout le temps à ce qui allait devenir “Voodoo”, se souvient Russell Elevado. On écoutait beaucoup de disques ensemble. “Music Of My Mind” et “Talking Book” de Stevie Wonder étaient dans sa collection, et je lui fis remarquer qu’ils avaient été enregistrés à l’Electric Lady Studio. C’est à cette époque, aussi, qu’il commença à écouter sérieusement Jimi Hendrix. Je lui ai dit qu’on devrait aller jeter un œil à l’Electric Lady Studio – je ne savais même pas s’il était encore opérationnel… Dès que nous y sommes entrés, nous avons senti des vibrations positives. Je peux dire sans hésitation que nous avons contribué à la renaissance du studio. »
VIENS FAIRE UNE JAM
Russell Elevado a souvent raconté que les séances d’enregistrements qui finirent par accoucher de “Voodoo” commencèrent dès 1996. D’Angelo et sa bande squattèrent donc trois ans l’Electric Lady Studio avant que ne sorte enfin l’album ! Certes pas sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais suffisamment longtemps, en tout cas, pour que ce lieu chargé d’Histoire se remette à vibrer comme au bon vieux temps. « Le Studio C devint le laboratoire de “D’” » (Ahmir “Questlove” Thompson). « J’avais un sac de couchage, car je ne voulais pas partir, je voulais vivre là », dixit le chanteur Bilal, dont les meilleures chansons de son premier album “1st Born Second” (Sometimes, Slyde…) ont été enregistrées sur place. D’après Russell Elevado, témoin et acteur privilégié de cette grande période créative, c’est non seulement à cette époque que D’Angelo découvrit vraiment la musique de Jimi Hendrix, mais qu’il mesura l’influence qu’elle avait eue sur celle de Prince, de Funkadelic, et même de Stevie Wonder. Régulièrement, Ahmir Thompson et D’Angelo allaient dépenser des sommes folles dans les magasins de disques new-yorkais. Quand ils revenaient au studio, les séances d’écoute s’étiraient en jam sessions jusqu’à plus d’heure. « J’aimerais tant que toutes ces jams sortent un jour, on pourrait en faire un disque incroyable. Mais personne ne sait ce que sont devenues les bandes… » (Russell Elevado).
Au début des années 2000, lors d’un blindfold test, Ahmir Thompson nous avait confié qu’une reprise de la sublime chanson de Tony Williams, There Comes A Time, avait été enregistrée à l’Electric Lady Studio, mais que lui non plus ne savait pas ce que la bande était devenue… (Regrets éternels.) La collection de cassettes vidéo VHS plus ou moins légales d’Ahmir Thompson fut aussi une grande source d’inspiration : les magnétoscopes chauffaient et les concerts de Prince, Michael Jackson, Al Green, Stevie Wonder et Marvin Gaye tournaient en boucle sur les écrans du studio. Ainsi, D’Angelo et sa bande transformèrent l’antre de Jimi Hendrix en home studio, ou plus précisément, à en croire Ahmir Thomson, en « vaisseau spatial dans le vaisseau spatial ». Et même si beaucoup de musiciens sont allés et venus pendant ces séances d’enregistrement au long cours, “Voodoo” a principalement été conçu autour d’un noyau dur constitué de D’Angelo (toujours prêt à poser ses mains sur un piano, empoigner une guitare ou une basse ou s’asseoir derrière une batterie si besoin était), Charlie Hunter à la guitare, James Poyser aux claviers, Pino Palladino à la basse et Ahmir Thompson à la batterie. Sans oublier le vieux copain trompettiste d’Erykah Badu : Roy Hargrove.
FACTEUR GROOVE
Avance rapide. New York, Electric Lady Studio, 2002. Entre janvier et septembre, au gré de plusieurs séances d’enregistrement entrecoupées par les gigs en club et les tournées dans les festivals d’été, Roy Hargrove remet sur orbite « le vaisseau spatial dans le vaisseau spatial » piloté par D’Angelo entre 1996 et 1999. Cette fois, c’est lui qui est aux commandes, pour ce qui deviendra le premier album de RH Factor, “HardGroove”, qui mettra plus d’un an à sortir. Histoire de déployer le plus largement possible son éventail créatif, le trompettiste a convié un impressionnant aréopage de musiciens. Selon les quatorze titres qui figureront in fine sur l’album – comme pour “Voodoo”, on imagine que les jam sessions mériteraient d’être publiées… –, on retrouve les saxophonistes Steve Coleman et Jacques Schwarz-Bart, le guitariste Cornell Dupree, les claviéristes et organistes James Poyser, Bobby Sparks, Marc Cary et Bernard Wright (musicien prodige du Queens aujourd’hui disparu, vieil ami de Marcus Miller), les bassistes Meshell Ndegeocello, Reggie Washington et Pino Palladino et les batteurs Gene Lake, Jason “JT” Thomas et Willie Jones III, liste non-exhaustive à laquelle il faut ajouter les vocalistes Stephanie McKay (dans Forget Regret, composé par Jacques Schwarz-Bart), Shelby Johnson (future choriste de Prince, toute en délicatesse sur How I Know), Renee Neufville (dans le formidable Juicy), Common (dans Common Free Style), Anthony Hamilton (dans Kwah/Home), D’Angelo, venu chanter une reprise d’I’ll Stay de Funkadelic, Q-Tip et Erykah Badu, tous deux en état de grâce sur le très sensuel et mi-chanté mirappé Poetry. Un casting qui en dit long sur la variété des influence(ur)s à l’œuvre dans “HardGroove”.
Encore et toujours à l’Electric Lady Studio, Roy Hargrove et D’Angelo sont à l’œuvre pour rendre hommage à Fela Kuti et faire une bonne action en contribuant au CD caritatif “Red Hot + Riot”, sur lequel on retrouve une myriade d’artistes venus de tous les horizons. Au programme, l’un des grands classiques du “génigérian” de Lagos, Water No Get Enemy. Tout en restant très proche de la version originale, Water No Get Enemy est superbement incarné par D’Angelo au Fender Rhodes et au chant, Roy Hargrove à la trompette, Macy Gray au chant, Nile Rodgers (de Chic) à la guitare et Femi Kuti (l’un des fils de Fela) au saxophone alto et au chant. Les membres des Soultronics, le groupe à l’œuvre lors du “Voodoo Tour” en 2000, sont là aussi : James Poyser aux claviers, Pino Palladino à la basse, Ahmir Thompson à la batterie. Et pour faire bonne figure, ceux du groupe de Femi Kuti, The Positive Force, rejoignent tout ce beau monde, Oluwaseyi Clegg en tête, au saxophone baryton. Lors de la même séance, le rappeur Common mettra en boîte Time Travelin’ (A Tribute To Fela), preuve de la bouillonnante interactivité qui régnait à l’Electric Lady Studio. En revanche, c’est à l’Avatar Studio, mais toujours à New York, qu’un autre classique de Fela est enregistré pour le projet “Red Hot + Riot”, Zombie, avec un casting pas moins excitant : Nile Rodgers encore, mais aussi le guitariste avant-gardiste Arto Lindsay, le claviériste des Beastie Boys, Money Mark, et Roy Hargrove, qui grave une superbe improvisation à la trompette.
HARD GROOVE
Mais revenons à “HardGroove”. Dix-sept ans après, cet album n’a non seulement rien perdu de son attrait, mais sa richesse musicale et son côté kaléidoscopique sont bien plus faciles à appréhender que lors de sa sortie. En leur temps, ces instrumentaux, ces chansons, et tout ce qui oscillait entre ces deux formes faisaient tourner la tête. Roy Hargrove avait choisi de nous délivrer cette généreuse – et faussement hétéroclite – somme de travail effectuée à l’Electric Lady Studio à une époque où la “culture album” primait encore. Ceci explique sans doute cela… Si l’on veut bien, aujourd’hui, prendre le temps qu’il faut pour explorer toutes les directions in music(s) pointées par Roy Hargrove, on (re)découvrira à travers ces quatorze morceaux un émouvant autoportrait, brassant sous le signe du groove toutes ses amours musicales. Tout en syncopes vertigineuses, Out Of Town mettait en vedette le très funky Reggie Washington à la basse et l’exigeant saxophoniste alto Steve Coleman. Tout un album comme ça, dans l’esprit des Five Elements de l’altiste ? Pas question ! Car Roy Hargrove tenait à ce que “HardGroove” reflète aussi son côté plus romantique, et pas seulement à travers le chant : dans Liquid Streets, c’est l’esprit des Blackbyrds (l’un des premiers émois radiophoniques de Roy Hargrove fut Walking In Rhythm, l’un des tubes de ce groupe), mais aussi celui des albums Blue Note seventies de Donald Byrd et de Bobbi Humphrey qui est convoqué. Cette époque et cette esthétique là comptent aussi beaucoup pour le trompettiste. Dans le formidable Juicy, Hargrove le bugliste est à l’œuvre, qui maquille dans l’intro son instrument d’effets électroniques façon Eddie Harris, avec un côté “rieur”, sérieux/pas sérieux. Quant au sensuel et lent The Joint, illuminé par sa trompette au son clair et puissant, les synthés de Bernard Wright et le Fender Rhodes de Bobby Sparks, il aurait aussi bien pu figurer dans “Voodoo”, et ce n’est sans doute pas par hasard si son titre même renvoie à Spanish Joint, l’une des chansons auxquelles Roy Hargrove a contribué dans le magnum opus de D’Angelo…
Flashback. Fin janvier 2000. Tower Records de New York. D’Angelo est-il allé s’offrir son propre disque au défunt magasin de disques situé à l’angle de la 4e Rue et de Lafayette Street ? Nul ne le sait mais, en tout cas, “Voodoo” venait enfin de sortir. Son impact fut immédiat. Sur les amateurs de musique comme sur les musiciens. [À Jazz Magazine, le CD “promo” de “Voodoo” tournait en boucle depuis la fin du mois de décembre 1999, NDLR.] Pour preuve, les propos du fondateur, leader et bassiste de Snarky Puppy, Michael League, grand admirateur de D’Angelo, qui a bien voulu répondre à nos questions :
Vous aviez 15 ans quand “Voodoo” est sorti. Êtes-vous immédiatement tombé sous le charme de ce disque ?
Je suis tombé amoureux de cette musique, mais d’une façon étrange. Je l’ai aimée instantanément, mais je ne l’ai pas tout de suite comprise. C’était si frais, si différent du R&B surproduit, clinquant (et souvent ringard) des années 1990. J’avais le sentiment que mon jugement sur ce disque changerait au fur et à mesure que je l’écouterais, et c’est exactement ce qui est arrivé. Je l’ai découvert dans la voiture d’un de mes amis – j’allais jouer avec son groupe, dans une église, et à en juger comment lui et les autres membres de son groupe parlaient de “Voodoo”, j’ai vite compris que cet album allait causer une révolution dans la communauté musicale noire américaine.
Et vous, de prime abord, qu’avez-vous aimé le plus dans “Voodoo” ?
Je ne peux pas vraiment pointer ce que j’ai aimé le plus : en ce qui me concerne tout marchait à pleins tubes dans ce disque. Super songwriting, super paroles, super production (principalement minimaliste), super arrangements, super performances musicales, super musiciens, super enregistrement, super mixage, super mastering : on avait le sentiment d’avoir un pied dans le passé (la tradition) et un autre dans le futur. Ça semblait être une suite radicale à “Brown Sugar”, son album précédent, mais ceux qui l’avaient vraiment écouté savaient que D’Angelo avait en lui quelque chose de spécial en train de se développer.
Cette manière de jouer “en arrière du temps”, cette “attitude rythmique” si caratéristique de “Voodoo”, comment la définiriez-vous ?
J’ai appris de Charlie Hunter, qui a coécrit et qui joue sur trois chansons dans “Voodoo” [The Root, Spanish Joint et Greatdayndamornin’/Booty, NDLR], qu’une grande partie de ce jeu “en arrière du temps” a été affinée au moment de l’editing, dans la salle de contrôle, après l’enregistrement. Ça n’avait pas été enregistré de cette manière. Charlie m’avait dit que D’Angelo avait ce son en tête, mais que le groupe ne pouvait pas jouer exactement ce qu’il voulait. En blaguant à moitié, Charlie m’avait avoué : « Je suis d’Oakland, et si une chanson ne se termine pas plus vite qu’elle n’a commencé d’au moins 10 BPM, c’est qu’il y a un problème ! » Donc je pense que D’Angelo a probablement dû dire : « Faites du mieux que vous pouvez, et la technologie fera le reste. » Certaines personnes pourront être déçues en entendant ça, mais pour moi – et si ça c’est vraiment passé comme ça –, c’est encore plus impressionnant. Cela prouve qu’il avait un son en tête, et qu’il était si précis et si nouveau que même les meilleurs musiciens du monde ne pouvaient pas complètement le matérialiser. Quand le disque est sorti et qu’on l’a écouté en boucle des centaines de fois, il est vraiment entré dans la tête de TOUT LE MONDE. Il a défini la manière dont on a joué de la musique orientée groove depuis. Et de toute façon, ce n’était pas la première fois que la technologie influençait, infléchissait une performance humaine. Pensez aux origines de la drum & bass ou du hiphop… Tout cela est vraiment fascinant. Et je ne parle pas seulement de jouer en arrière du temps. Tout le monde peut jouer en arrière du temps. Mais très souvent, quand vous entendez des musiciens le faire, ça ne marche pas. C’est comme pour tout : vous devez le comprendre, le sentir pour le faire avec authenticité.
Son nom n’apparaît pas sur le disque, mais on a souvent dit que sans J Dilla, “Voodoo” n’aurait pas sonné de la même manière : mythe ou réalité ?
Je ne peux pas répondre vraiment, car je n’ai pas tous les éléments en main, mais mon instinct me dicte que l’héritage de J Dilla et son utilisation unique des samples pour créer des rythmes irréguliers (et indéniablement groovy) ont joué un rôle dans la conception de cet album.
Comment résumeriez-vous la contribution de votre confrère Pino Palladino à la basse ?
Je ne pourrai jamais dire autant de choses que je le souhaite sur Pino. C’est un de mes bassistes favoris de tous les temps. Et sur ce disque, il est si sobre, si mesuré, si cohérent… Et il groove à un tel point… Et son son est si rond ! C’est presque comme si les notes ne comptaient pas. Il joue comme il le sent.
Avez-vous déjà rencontré D’Angelo, et aimeriez-vous travailler avec lui ?
Je ne l’ai jamais rencontré, non, mais plusieurs membres de Snarky Puppy ont joué avec lui. Ce serait définitivement un honneur de travailler avec lui, mais pour être tout à fait honnête, je lui suis surtout reconnaissant qu’il existe et de sa contribution à la musique.
La passion de Michael League pour “Voodoo” et la musique de D’Angelo est largement partagée depuis vingt ans, et de nombreux musiciens de jazz, “mais pas que”, ont analysé le plus sérieusement du monde les grooves prodigués par D’Angelo et ses musiciens. Il y a quelques années, Pino Palladino confiait justement à Jason King que lors des séances d’enregistrement de “Voodoo”, « l’alchimie entre les musiciens fut immédiatement évidente », qu’il se sentait complètement « chez lui », qu’il « souriait », et que dès qu’il réécouta les bandes sur place, « tout sonnait encore mieux ». Confessions empreintes de diplomatieou perception tout simplement différente (parce quechaque être humain est unique) de celle de CharlieHunter ? Quoi qu’il en soit, Charlie Hunter confiait à sontour à Jason King que la raison principale pour laquelleles gens ont à ce point aimé “Voodoo”, c’était grâce à ladimension humaine : « Des êtres humains jouent de leurinstrument ensemble, et il y a une certaine magie qu’onne peut atteindre qu’en procédant ainsi. On peut aboutirà quelque chose d’intéressant en faisant de la musiqueprogrammée, mais ce n’est pas magique : c’est de lascience. »
Comme les grands disques Stax des années 1960, “Voodoo” est un disque multiculturel : des musiciens noirs et des musiciens blancs sont à l’œuvre, des Afro-Américains et des Gallois (non, Pino Palladino n’est pas italien !). Comme nombre de disques des années 2000, l’univers de “Voodoo” est très référencé. Send It On est basé sur un morceau de Kool & The Gang, Sea Of Tranquility, datant d’une époque où le groupe de Robert “Kool” Bell flirtait plus avec le jazz-funk et la soul music que le disco chic façon Ladie’s Night. La chanson qui ouvre l’album, la si lente et si étourdissante Playa, Playa, cite dans son refrain hypnotique Player’s Balling (Players Doin’ Their Own Thing) des Ohio Players. La ballade soul Untitled (How Does It Feel), coécrite avec Raphael Saadiq, est on ne peut plus “princière” – il suffit de l’enchaîner avec Do Me Baby ou Adore de Prince pour s’en rendre compte…
Sur scène, lors du “Voodoo World Tour” qui démarra quelques mois après la sortie du disque, cette lenteur ne résista guère à l’allant du live. Les tempi s’accélérèrent, pour toucher à une allégresse plus proche de celle d’un James Brown ou d’un Prince. Ce fascinant sens de la retenue ne pouvait-il vivre qu’au ralenti entre les quatre murs d’un studio, puis sur disque ? On peut le croire quand on écoute la reprise du dernier morceau de “Voodoo”, Africa, par l’éphémère Next Collective en 2013 : Logan Richardson (saxophone alto), Walter Smith III (saxophone ténor), Gerald Clayton (piano, Fender Rhodes), Ben Williams (contrebasse) et Jamire Williams (batterie) ne peuvent en aucun cas prendre une contredanse pour excès de vitesse, et c’est pourquoi leur reprise est très convaincante.
“Voodoo” a inspiré nombre de musicien.ne.s issus de la jazzosphère, mais pas seulement. Dès 2005, le chanteur – et remarquable guitariste – John Mayer a embauché Pino Palladino et le batteur Steve Jordan pour mettre de la soul et du groove dans sa pop. Avec “Try !”, enregistré live in concert, et avec son successeur studio, “Continuum”, il a remarquablement intégré les acquis du chef-d’œuvre de D’Angelo. Et à qui fit-il appel pour les arrangements de cuivres dans Waiting On The World To Change et I Don’t Trust Myself (With Loving You) ? À Roy Hargrove bien sûr.
Si Roy Hargrove ne joue de la trompette et du bugle que sur trois chansons dans “Voodoo”, sa contribution est essentielle. Ses arrangements concis, intenses et subtils font la différences dès les premières mesures de Playa, Playa. Ils s’imbriquent idéalement aux vocaux démultipliés de D’Angelo (sous influence Marvin Gaye). Dans Send It On, leur côté pointilliste ajoute une touche délicate ;
dans Spanish Joint, leur placement donne encore plus de swing. Pas de solo, donc, mais un travail sur les couleurs d’une intelligence rare, à la fois ancré dans la tradition et la modernité – à l’image de tout l’album…
FORCE & MESSIE NOIR
Un an après la sortie du premier album du RH Factor, Verve publia “Strenght”, un EP de six titres enregistrés à l’Electric Lady Studio, dont quatre provenaient sans doute des séances d’“HardGroove” (Rich Man’s Welfare, Bop Drop, Strenght et Listen Here, une reprise d’un classique d’Eddie Harris).
En 2006, tandis qu’on attendait toujours plus désespérement le successeur de “Voodoo” – qui n’arrivera que… huit ans plus tard ! – Roy Hargrove revient doublement aux devants de l’actualité phonograhique en publiant coup sur coup deux albums : le second opus du RH Factor, “Distractions”, et “Nothing Serious”, avec son quintette acoustique featuring Slide Hampton sur trois titres. Quelques distractions et rien de sérieux, donc, à en croire les titres – certes, chercher à les (sur)interpréter mène souvent à des fausses pistes, mais à bien regarder les pochettes des deux disques, on constate que le visage de Roy Hargrove est à chaque fois de profil, et qu’il porte le même chapeau. RH Factor, quintette acoustique, « Tout ça, c’est moi » semblait-il nous signifier. Un moi unique et indivisible.
“Distractions” a cette fois été enregistré sur la Côte Ouest, à Sausalito, en Californie, avec un groupe à géométrie variable mais assez stable. Ce qu’on gagne en homogénéité, on le perd un peu en diversité : les sounds of surprise se font plus rares. Le chant revient exclusivement à Renee Neufville, sauf dans Bullshit, instrumental “vocalisé” composé et produit par D’Angelo qui, s’il a le mérite de nous donner de ses nouvelles musicales, ne restera pas dans les annales. Quant à “Nothing Serious”, il ne nous apprit effectivement nothing de plus serious sur ce qu’on connaissait – et aimait – déjà de sa vision du jazz acoustique. Deux ans plus tard, “Earfood”, son ultime disque en quintette, fut nettement plus inspiré.
Le 25 décembre 2014, quinze ans après, ou presque, la sortie de “Voodoo”, D’Angelo fait enfin son comeback avec “Black Messiah”. L’album déconcerte, la façon dont il est mixé plus encore, mais les critiques sont globalement dithyrambiques. On salue le retour aux affaires d’un musicien visionnaire qu’on croyait perdu à jamais (la faute à ces problèmes qu’on dit “personnels” et qui défrayèrent la chronique pendant des lustres), et l’un des derniers, en tout cas, à avoir changé à lui seul le son de la musique populaire afro-américaine. On salue aussi aussi le courage de son geste artistique, car “Black Messiah”, album sombre, touffu, confus parfois, déstabilisant, voire dérangeant, est plus fascinant chaque fois qu’on le réécoute. Et hanté par un héritage musical qui ne va plus tout à fait de soi à une époque où la mémoire se perd. Les figures tutélaires de Sly & The Family Stone (“There’s A Riot Going On” vient immédiatement à l’esprit), George Clinton et des premiers Funkadelic (“Free Your Mind And Your Ass Will Follow”, “Maggot Brain”, “America Eats Its Young”…), et bien sûr Jimi Hendrix et Prince sont convoquées plus ou moins consciemment par D’Angelo. Hormis Pino Palladino et Ahmir Thompson, l’autre trait d’union entre “Voodoo” et “Black Messiah” n’est nul autre que Roy Hargrove, qui signe à nouveau tous les arrangements de cuivres. Quant aux concerts de la tournée qui suivit (ou précéda) la sortie de “Black Messiah”, ils en laissèrent plus d’un perplexe. Mais pas tous les soirs…
Rotterdam, North Sea Jazz Festival, 10 juillet 2015. Les musiciens de Marcus Miller m’enjoignent gaiement de les suivre backstage pour aller écouter le concert de D’Angelo And The Vanguard au Nile. Le bassiste au chapeau me cède son passe – son couvre-chef lui suffit pour entrer où il veut… –, me donnant ainsi le privilège de me faufiler dans les entrailles de la plus grande salle du festival. Dans le carré spécial, derrière la scène, la plupart des loges d’artistes sont fermées. Celle des musiciens de Marcus Miller est ouverte. Mino Cinelu nous fait signe d’entrer. Après avoir refait le monde, une certaine agitation alentour nous fait comprendre que le concert ne va pas tarder à commencer. En passant devant l’une des loges, une forte odeur d’herbe nous saisit les narines. La porte s’ouvre. D’Angelo apparaît. Quelques minutes plus tard, sur scène, la magie opère. Côté droit, tout le monde danse. Pino Palladino et Chris Dave font des miracles. D’Angelo revit. Mais le cœur de Roy Hargrove a hélas cessé de battre le 2 novembre 2018. Rien ne dure, et la vie sans doute jamais assez.
À écouter
D’Angelo : “Brown Sugar” (EMI) 1995.
Roy Hargrove With Strings : “Moment To Moment” (Verve) 2000.
D’Angelo : “Voodoo” (Virgin / Cheeba Sound) 2000.
Roy Hargrove Presents The RH Factor : “Hard Groove” (Verve) 2003.
The RH Factor : “Strenght (EP)” (Verve) 2004.
RH Factor : “Distractions” (Verve) 2006.
The Roy Hargrove Quintet : “Earfood” (Groovin’ High / EmArcy) 2008.
D’Angelo And The Vanguard : “Black Messiah” (RCA) 2014.
Note : Hormis l’interview de Michael League, réalisée par l’auteur,
les propos des musiciens proviennent des remarquables liner
notes de Jason King parue dans la réédition vinyle de “Voodoo”
(Light In The Attic Records, 2015), de The Soulquarians At Electric
Lady : A Oral History de Chris Williams (sur le site de Red Bull
Academy) et du n° 42 du magazine Wax Poetics.
Repères
Les destinées musicales de D’Angelo et de Roy Hargrove se sont
souvent croisées. Prenez date(s).
1969 Naissance de Roy Anthony Hargrove le 16 octobre à Waco (Texas).
1974 Naissance de Michael Eugene Archer, alias D’Angelo, le 11 février à
Richmond (Virginie).
1977 À 3 ans, D’Angelo joue déjà sur le piano familial.
1978 La famille de Roy Hargrove s’installe à Dallas (Texas). Le jeune trompettiste étudie à la Booker T. Washington High School For The Performing And Visual Arts où deux visiteurs le remarquent : Wynton Marsalis et l’ancien saxophoniste de Ray Charles, David “Fathead” Newman.
1988 Roy Hargrove passe un an au Berklee College Of Music de Boston (Massachusetts). Le 1er mai, première séance notable avec le saxophoniste alto Bobby Watson, pour Blue Note (“Horizon”).
1990 Sortie du premier album de Roy Hargrove, “Diamond In The Rough” (RCA Novus), avec notamment Antonio Hart au saxophone alto, Scott Colley à la contrebasse et Al Foster la batterie.
1991 D’Angelo gagne une compétition Amateur Night à l’Apollo de Harlem (New York). Sonny Rollins invite Roy Hargrove sur son album “Here’s To The People” (Milestone).
1993 Après une audition en forme de récital piano-voix de trois heures, D’Angelo signe son premier contrat pour EMI. Roy Hargrove joue dans “The Tao Of Mad Phat – Fringe Zones” de Steve Coleman And Five Elements.
1994 Premier succès de D’Angelo, U Will Know, coécrit et coproduit avec ses deux frères. Parmi les nombreux musciens invités à participer au premier album éponyme du projet jazz/hip-hop de Branford Marsalis, “Buckshot LeFonque” (Columbia), on remarque Roy Hargrove, qu’on retrouve aussi aux cotés de deux grandes chanteuses : Helen Merrill, dans “Brownie – Hommage To Clifford Brown” (Verve) et Abbey Lincoln (“A Turtle’s Dream”, Verve).
1995 Premier album de D’Angelo, “Brown Sugar”, qui se vend à plus de deux millions d’exemplaires aux Etats-Unis. Roy Hargrove joue sur “Young Lions &
Old Tigers” (Telarc) de Dave Brubeck : le premier morceau du disque s’intitule… Roy Hargrove !
2000 Sortie le 25 janvier du deuxième album studio de D’Angelo, “Voodoo”, d’emblée n° 1 au Billboard, le hit-parade américain officiel. Le “Voodoo Tour” démarre le 1er mars à Los Angeles (Roy Hargrove à la trompette, Jef Lee Johnson à la guitare). Le 12 juillet, concert mémorable au Grand Rex (Paris) avec Frank Lacy au trombone et Russell Gunn à la trompette.
2001 Roy Hargrove tourne avec Michael Brecker, Herbie Hancock, John Patitucci et Brian Blade. “Directions In Music – Live At Massey Hall – Celebrating Miles Davis & John Coltrane” (Verve) immortalise cette rencontre au sommet.
2005 D’Angelo séjourne au Crossroads Center, créé par Eric Clapton et spécialisé dans les addictions aux drogues dures et à l’alcool.
2006 Roy Hargrove enregistre avec le groupe Toto (The Reeferman, dans “Falling In Between”) et le chanteur John Mayer (Waiting On The World To Change et I Don’t Trust Myself (With Loving You) dans “Continuum”, Columbia).
Alors que la grande soulwoman vient de tirer sa révérence, nous republions l’article qui lui avait été consacré dans notre n°737. Fin 1969, Roberta Flack sortait son somptueux premier album, “First Take”, qui se situait à la croisée des chemins qui mènent à la soul music, au gospel, au folk et au jazz. À ses côtés, Ron Carter et Donny Hathaway, entre autres…
par Fred Goaty
Si aujourd’hui Roberta Flack ne se produit plus guère sur scène et n’a pas sorti de vrai nouveau disque depuis des lustres, elle n’en reste pas moins une artiste majeure de la soul music, qui a toujours su s’entourer des meilleurs auteurs-compositeurs et musiciens – souvent de jazz. Dès le milieu des années 1940, attirée par le piano, elle se met, comme beaucoup de jeunes filles afroaméricaines, à jouer dans les églises, à accompagner des chœurs gospel et interpréter des hymnes et des spirituals. En 1952, elle obtient à 15 ans une bourse pour étudier à la prestigieuse Howard University de Washington, DC. Elle y parfait sa culture musicale, notamment classique, et quatre ans plus tard devient enseignante, après avoir été la plus jeune étudiante de l’université ! Mais la mort de son père l’oblige à retourner en Caroline du Nord pour enseigner l’anglais. Et la musique, tout de même. Puis elle retourne à Washington pour accompagner cette fois des chanteurs d’opéra. Sa vie prend un autre tournant quand elle obtient en engagement régulier dans un club-restaurant, Mr. Henry. Entre temps, l’un de ses professeurs de chant lui avait suggéré que ses qualités vocales pourraient lui assurer plus d’avenir dans la pop que dans la musique classique… Message reçu.
Une voix envoûtante
Chez Mr. Henry, Roberta Flack fait sensation. Le restaurant ne désemplit pas. Sa voix tout en retenue, manière d’éloge de la lenteur et de la douceur mêlées, et pour tout dire envoûtante, fascine le public. Un soir, le pianiste Les McCann, de passage à Washington, tombe instantanément sous le charme. Coup de fil à son producteur Joel Dorn, qui travaille pour le label Atlantic. Dorn est conquis à son tour, mais avant d’entrer en studio pour enregistrer son bien nommé premier 33-tours, “First Take”, Roberta Flack travaille sur une trentaine de démos, à Manhattan, en novembre 1968. Parmi les chansons couchées sur bande, Afro Blue, le fameux thème de Mongo Santamaria, mis en paroles par Oscar Brown, Jr. (enregistré pour la première fois en 1959 par Abbey Lincoln), Ain’t No Mountain High Enough, le tube de Marvin Gaye et Tami Terrell, ou encore la ballade Frankie And Johnny, dont l’arrangement évoque clairement All Blues de Miles Davis. [Ces démos figurent dans la “50th Anniversary Deluxe Edition” de “First Take” parue en 2020, NDLR.] Mais le meilleur reste à venir : trois mois plus tard, elle se retrouve devant le grand piano du studio Atlantic, au n° 1841 de Broadway. John Pizzarelli est à la guitare, Ron Carter à la contrebasse et Ray Lucas à la batterie. En trois jours, elle grave les huit chansons de “First Take”, l’un des meilleurs premiers albums de tous les temps, si riche et si varié qu’il ressemble presque à un “best of” !

Grandeur d’âme
Quelques semaines avant l’album, le 45-tours de Compared To What avait donné le ton : une ligne de basse inoubliable de Ron Carter, le chant comme hanté par ses racines gospel de Roberta Flack, les arrangements de cuivre de William Fischer. Voilà ce qu’on appelle un classique instantané, alors que son “découvreur”, Les Mc Cann, avait déjà enregistré cette chanson d’Eugene McDaniels en 1966, et qu’il en donnera une autre version dans son légendaire live de 1969 avec Eddie Harris, “Swiss Movement – Recorded Live At The Montreux Jazz Festival, Switzerland”. Autre grand moment, Tryin’ Times, signé par deux autres anciens de la Howard University, Donny Hathaway et Leroy Hutson. Une chanson sur les injustices et les inégalités sociales qui démarre par une intro d’une longueur qui, aujourd’hui, laisse rêveur… (Donny Hathaway lui-même l’enregistrera sur son premier album, un an plus tard.)
Play roberta for me
Puis un certain Clint Eastwood entre dans la danse en choisissant d’inclure The First Time Ever I Saw Your Face dans son premier film, Play Misty For Me (Un frisson dans la nuit). Résultat : trois ans après son enregistrement, cette touchante ballade sortit à son tour en 45-tours pour atteindre les sommets des charts et obtenir deux Grammy Awards. Jusqu’au milieu des années 1980, Roberta Flack restera fidèle à Atlantic, enrichissant régulièrement sa discographie d’autres splendeurs : “Chapter Two”, son album en duo avec Donny Hathaway, “Quiet Fire”, “Killing Me Softly”, “Feel Like Makin’ Love”… Avec Nina Simone, Roberta Flack est la plus grande porte-voix de la condition féminine de sa génération, une grande dame à la grandeur d’âme inégalée. Citons, sans le traduire car il “sonne” bien mieux ainsi, un passage d’un poème de Jeffrey W. Kimmel dédié à Roberta Flack : « She is a woman of mirrors / Mirrors are superficial, usually distorded and they reverse you / Left is right and what appears right may be wrong / So you see, Roberta doesn’t sing at all / Her songs are not songs, they areparyerful tales / Her songs are not just sung, they are mournful wails / For love, for love, for love. »
Photo © Russ Cain
Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Le dernier de la liste est Jeff Beck.

« De tous les guitaristes “rock”, Jeff a toujours été mon préféré. Il jouait avec la plus belle dynamique note à note de tous les musiciens rock. Mais au-delà de ça, il savait jouer une mélodie. Étrangement c’est quelque chose de très rare sur notre instrument. C’était un maître de tellement de choses, mais c’est peut-être la chose qui m’impressionne le plus, sa sensibilité mélodique ». Au micro : Pascal Rozat / Photo : Pat Metheny par Andy Freeberg
Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Aujourd’hui, George Benson.

« Je pense la même chose de George que de Pat Martino – ils jouent tous les deux comme des batteurs. Ils ont en commun ce sens rythmique qui était central chez eux. George est aussi l’un des premiers à avoir joué certains des concepts harmoniques modernes avec ce feeling. Il a aussi un des meilleurs sons que j’ai entendu. Ses intentions sont toujours très claires, on arrive toujours à suivre ce qu’il est en train de faire. C’est très rare. Et il est tout aussi bon comme chanteur que comme guitariste. Si je pouvais chanter comme ça, je ne suis pas sûr que je jouerais la moindre note ! » Au micro : Pascal Rozat / Photo : Pat Metheny par Andy Freeberg
Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Aujourd’hui, Pat Martino.

« J’adorais Pat. Il avait un excellent sens rythmique et il savait vraiment interagir avec le batteur de sorte que tout se tenait, comme savent le faire les meilleurs instrumentistes. Et puis c’était une très belle personne, quelqu’un de très réfléchi. Il me manque beaucoup. » Au micro : Pascal Rozat
Le guitariste américain est l’une des figures du grand dossier de notre numéro daté février 2025. Pour Jazz Magazine, il s’est confié sur quatre de ses plus illustres confrères. Aujourd’hui, le Français Sylvain Luc.

« Il était vraiment génial. Je suis devenu fan dès la première fois que je l’ai entendu, mais pendant longtemps je ne l’ai pas rencontré. L’été qui a précédé sa disparition, il était venu à un de mes concerts à Sète. On a passé un super moment après le show. Il y a quelques années, j’ai eu l’opportunité de rencontrer Monsieur Godin de la marque de guitares du même nom et il m’a proposé de m’offrir l’un de leurs instruments. J’ai demandé le modèle que j’avais vu Sylvain jouer à de nombreuses reprises. Il la faisait si bien sonner que je me suis dit qu’elle pourrait m’être utile ! Sa disparition est une énorme perte pour la guitare car nous ne saurons jamais jusqu’où il aurait pu aller. » Au micro : Pascal Rozat / Photo : Pat Metheny par Andy Freeberg