Actualité chargée pour les fans de John Zorn ! Tandis que l’agitateur de la scène downtown poursuit les célébrations de son soixante-dixième anniversaire avec deux concerts événements dans la grande salle de la Philharmonie de Paris, voilà que sort aujourd’hui au cinéma un triptyque documentaire signé Mathieu Amalric. Pascal Rozat l’a rencontré pour jazzmagazine.com.
Entre l’acteur et réalisateur français et le trublion new-yorkais, c’est déjà une vieille histoire, une amitié de presque quinze ans née en 2009, alors que le premier participait en tant que récitant à un concert du second à la Grande Halle de La Villette. Des années durant, Amalric va filmer Zorn comme ça, juste pour le plaisir, au gré des occasions qui se présentent : à New York ou en tournée, lors de concerts le plus souvent, parfois dans l’intimité d’une répétition ou d’une séance de studio. Réservés initialement aux fans du musicien, ces films n’ont d’abord été montrés que lors de projections en marge d’événements zorniens. Les voici donc enfin accessibles à un plus large public, ce dont on ne peut que se réjouir.
Débordant d’énergie, bondissant d’une séquence à l’autre, Zorn I (2010-2016) se présente comme un film kaléidoscopique, à l’image de l’œuvre protéiforme de son inspirateur ; dans la continuité, Zorn II (2016-2018) fait entrer les images en résonance avec des aphorismes du Maître incrustés à l’image ; enfin, Zorn III (2018-2022) nous fait plonger dans l’intimité même de la création, en assistant aux répétitions de Jumalattaret, première pièce composée par JZ pour la grande cantatrice Barbara Hannigan, qui sera justement l’une des protagonistes majeures des concerts de la Philharmonie
Rencontre avec le réalisateur d’une série toujours en devenir, puisqu’un quatrième film est d’ores et déjà en préparation. PR
Pascal Rozat On vous connaît comme homme de cinéma, acteur et réalisateur. Mais quel rapport entretenez-vous à la musique, et quelles en sont les expériences fondatrices ?
Mathieu Amalric Déjà, il y a la musique qu’écoutaient mes parents, quand j’étais tout petit, les voyages en voiture : j’entendais Brel, Mouloudji, Brassens, Nougaro, Barbara… Puis, lorsque j’avais cinq ans, nous nous sommes installés aux États-Unis, à Washington, où mon père était correspondant pour Le Monde, et là, tout de suite : les sons des années 1970. C’était surtout ma mère, très curieuse, qui était toujours à la pointe : Leon Russell, Joe Cocker, les Rolling Stones, Bob Dylan… Un peu plus tard, lorsque nous avons déménagé à Moscou, je me suis mis au piano, à cause d’une très jolie petite fille de mon âge qui en jouait. J’avais huit ans, et ma mère, toujours aussi incroyable, m’avait inscrit à l’école de musique russe du quartier – on était sous Brejnev, nous étions les seuls étrangers ! J’ai donc étudié la musique classique de façon très intense, tout en ayant la chance d’aller écouter Sviatoslav Richter et David Oïstrakh ou de voir les ballets du Bolchoï. De retour à Paris, à douze ans, j’ai continué un temps le piano, jusqu’à un accident au bras survenu lorsque j’en avais quinze. Et puis le cinéma est arrivé… Le jazz ? Mon père écoutait vraiment les grands classiques : Miles Davis, Charlie Parker… Il adorait aussi – et moi avec ! – le blues roots de Chicago, des vieux disques de chanteurs anonymes avec des craquements de partout.
John Zorn se revendique d’un spectre musical très large qu’il qualifie lui-même d’« avant-garde ». Avez-vous été à un moment attiré par des musiques expérimentales, bizarres, “barrées” comme on dit ?
[Il hésite.] Vous savez, mon seul avantage, c’est que je n’ai aucune mémoire. Donc, c’est neuf tous les matins. Je serais incapable de vous citer des noms…
Vous découvrez John Zorn au début des années 2000, par l’intermédiaire de l’ingénieur du son Olivier Mauvezin. Qu’est-ce qui vous séduit alors dans sa musique ? Peut-être son aspect cinématographique ?
C’étaient des explorations de partout, j’avais du mal à croire que c’était la même personne qui avait composé toutes ces musiques. Je crois que c’est ça qui m’a impressionné. Mais c’est seulement après l’avoir connu et après avoir finalisé le premier des trois films que je me suis vraiment mis à étudier son travail. Si j’ai tout écouté de lui ? Non, je n’ai pas réussi !
Depuis 2010, vous filmez Zorn et ses musiciens au gré des occasions qui vous sont offertes, seul avec votre caméra. Ce dispositif minimal vous permet-il de vous fondre parmi les musiciens, de vous intégrer au groupe ?
Oui, c’est l’avantage d’être seul. J’utilise des objectifs fixes, avec lesquels on ne peut pas zoomer. Ainsi, on sent quand on peut s’approcher ou pas. C’est vraiment très physique : je cherche juste à sentir la respiration des musiciens, j’essaie de danser avec eux. Je crois qu’ils aiment bien que je sois là, on se connaît.
Avez-vous développé des accointances particulières avec certains d’entre eux ?
Oui, le temps d’un concert. Ce ne sont pas tellement des gens qui vont finir la soirée au café, leur travail demande une telle rigueur. Il y a tout de même ces grands dîners en commun, où je vais parler un jour avec le pianiste Brian Marsella, un jour avec les membres du groupe Trigger, un autre avec le batteur Ches Smith… Hors scène, Joey Baron est un grand magicien des cartes à jouer !
Non content de tenir seul la caméra, vous assurez également vous-même la prise de son : s’agissant de musique, n’est-ce pas là une véritable gageure ?
Vous savez, c’est très impressionnant ce qu’on peut faire maintenant, avec des outils vraiment pas chers et tellement faciles à utiliser. Au fil des années, je me suis équipé, je travaille maintenant avec quatre micros, dont celui de ma caméra, qui est aussi très bon. Cela fait des années que John a demandé à son ingénieur du son, Marc Urselli, de ne plus enregistrer les concerts. C’est vrai que je pourrais lui demander de me fournir le son issu de la console lorsque je filme, mais je n’y pense pas. J’ai des systèmes de pieds, d’accroches, c’est comme un jeu ! On sait que c’est bien d’en avoir un proche et un loin, et avec ça, le monteur son peut déjà faire des miracles.
Le tournage de ces trois films s’est échelonné sur douze ans : comment votre manière de filmer a-t-elle évolué ?
Au début, j’étais dans une sorte d’effervescence, cherchant à tout attraper, et puis j’ai appris à observer, c’est devenu plus calme.
C’est vrai qu’en comparaison des deux premiers, Zorn III est un film très posé, entièrement centré sur la répétition et la création d’une seule œuvre.
Avec ma monteuse, Caroline Detournay, on s’en est rendu compte en regardant les images que j’avais filmées. On avait tous les deux à cœur de ne pas refaire le même film, de ne pas se complaire dans une admiration sans fin. Lors du dérushage, j’ai vu que cela disait quelque chose de ce qu’est la responsabilité d’un compositeur. Il y avait aussi ces scènes où je le filmais à l’orgue tous les soirs, seul avec lui, cela m’a inspiré des réflexions sur sa trajectoire personnelle. Comment on réussit une vie, finalement ? Comment ne pas se poser les mauvaises questions ? Comment être avec les gens avec qui on a envie d’être ? John est quelqu’un d’impressionnant dans sa manière de se concentrer sur l’essentiel, de prendre des décisions rapides et simples. Il rassemble les musiciens, compose, improvise, s’occupe des ventes de disques, des salaires… Je crois beaucoup à ça. Si j’ai fait ces films moi-même, sans aucune subvention, cela a certainement à voir avec la manière dont lui-même gère la production de ses disques et de sa musique. Un geste gratuit, c’est une chose si difficile à atteindre dans le cinéma : il faut faire des rendez-vous, chercher des financements, c’est une lutte. C’est d’ailleurs pour ça que John, qui voulait faire du cinéma dans sa jeunesse, lui a finalement préféré la musique. Ce que je trouve sublime lorsque je filme ses musiciens, c’est que toute cette masse de travail, de connaissance et de technicité, n’est finalement là que pour aboutir à un geste, à une présence dans l’instant. Je suis amoureux de ça, je me nourris de ça, dans la vie, dans mes amours, dans tout. Ç’a m’a modifié.
Depuis l’origine, ces films sont un work-in-progress permanent : où en êtes-vous de Zorn IV ?
J’ai filmé des choses, notamment les concerts à l’Elbphilharmonie de Hambourg en 2022, où Zorn III a été montré pour la première fois. Je n’ai pas encore regardé les rushes, mais dans mon souvenir, j’en avais marre de filmer le travail, j’avais simplement envie d’écouter de la musique. Donc, je crois que je n’ai filmé que face à la scène, pendant les concerts, en spectateur. John m’a suggéré de finaliser le film en vue de ses concerts à Vienne en juillet 2024, mais je crois que c’est trop tôt pour moi.
Pourriez-vous imaginer de rentrer plus intimement dans le processus de création de Zorn, par exemple en le filmant davantage en studio, ou même chez lui en train de composer ?
En fait, le plus important, c’est ce qu’on ne filme pas. La dernière fois qu’on s’est vu, j’ai passé une semaine à New York : je n’ai rien filmé. On était là, assis sur un banc, à parler de l’importance de ne rien faire. Ne rien faire, lui ! Je trouve que l’intimité de ce qu’il m’a donné pour ces films est déjà insensée : ces paroles incrustées à l’image dans Zorn II, ces échanges de mails avec Barbara Hannigan que je lis en voix off dans Zorn III, ces moments de répétition… J’avais déjà peur d’aller un peu trop loin. Jamais les films ne mettront en danger cette amitié.
Fondé l’année dernière seulement à La Haye, ce jeune festival néerlandais à la programmation dense et éclectique mérite qu’on s’y arrête.
Siège historique du North Sea Jazz Festival durant trois décennies, la ville de La Haye a dû se résoudre en 2006 à laisser partir cette manifestation emblématique dans la métropole voisine de Rotterdam. À ce titre, la création du Mondriaan Jazz Festival pourrait bien apparaître comme une modeste revanche façon David contre Goliath, d’autant que les parallèles ne manquent pas entre les deux événements : même unité de temps et de lieu, un ticket à la journée donnant libre accès à une multitude de concerts se déroulant sur des scènes parallèles, mêmes choix cornéliens imposés à un spectateur qui ne sait plus où donner de la tête, même organisation au cordeau aux horaires impeccablement respectés. Bref, une conception toute hollandaise du festival de jazz. Pour autant, le gigantisme du North Sea n’est pas ici de mise : un seul jour de festival au lieu de trois, « seulement » quatre scènes en simultané, et des spectateurs qui se comptent plutôt en centaines qu’en dizaines de milliers. Quant à la programmation, elle fait l’impasse sur les mastodontes du circuit pour privilégier les découvertes, qu’elles proviennent d’Amérique, d’Europe, ou même d’Australie ! Évidemment, tout ceci n’est pas pour nous déplaire…
Brooklyn Raga Massive (photo : Parcifal Werkman)
Début des festivités à dix-sept heures précises dans la grande salle du Paard, lieu dédié aux musiques actuelles situé en plein centre-ville. Au menu : le Brooklyn Raga Massive emmené par le batteur et percussionniste Sameer Gupta, un nonette mêlant instruments occidentaux et traditionnels indiens dans un hommage non dénué de panache à John et Alice Coltrane, la présence d’une harpiste dans le groupe n’étant évidemment pas fortuite. Fleurant bon les années 60-70, voilà une musique à même d’étancher la soif de spiritual jazz propre à notre époque, mais c’est au final lorsqu’il quitte les rivages coltraniens pour célébrer Ravi Shankar que le groupe affirme sa vraie singularité.
Ambrose Akinmusire (photo : Parcifal Werkman)
Enchaînement implacable des horaires oblige, on est parti un peu avant la fin pour ne pas rater le début du concert d’Ambrose Akinmusire annoncé au Korrenhuis, centre culturel situé juste de l’autre côté de la rue. On attendait beaucoup du trompettiste, et le moins qu’on puisse dire est qu’il ne nous a pas déçu: constitué sous sa forme actuelle depuis maintenant plus de sept ans, son quartette s’affirme décidément chaque jour un peu plus, comme l’un des groupes incontournables du moment. Musique de paradoxes, à la fois sereine et inquiète, lyrique et mystérieuse, mais toujours poussée en avant par le drive indéfectible du phénoménal batteur Justin Brown, dont la frappe puissante dominait souvent le son de l’orchestre, comme le faisait dit-on celle d’Elvin Jones lors des prestations live du quartette de John Coltrane.
Nate Wood Four (photo : Parcifal Werkman)
De batterie, il fut à nouveau question par la suite, et pas qu’un peu. Drummer de renom (Kneebody, Tigran, Wayne Krantz, Donny McCaslin…), Nate Wood présentait sur la plus petite scène du festival, le Paardcafé, son nouveau projet solo ironiquement baptisé Nate Wood Four, où notre homme joue simultanément de la batterie, des claviers et de la basse électrique, le tout en chantant ! Le genre de performance qui fait fureur sur YouToube mais fait aussi son petit effet en live, même si l’on s’éloigne nettement du jazz au profit d’un registre, disons, électro-pop (ou quelque chose du genre). Autre batteur-phare de la génération montante, Marcus Gilmore n’affiche pas un choix esthétique aussi marqué. Si le petit-fils de Roy Haynes fait lui aussi vrombir les infrabasses avec son projet Silhouwav, il ne rompt pas tout à fait les amarres avec la tradition, au risque de brouiller un peu son identité : ici, des passages où les grooves synthétiques sont au premier plan, là des envolées de David Virelles au piano acoustique dans un registre « jazz contemporain », ailleurs encore une improbable version robotique de Body and Soul… La musique se cherche un peu, non sans fulgurances passagères. Quant à Casey Benjamin, déjà repéré aux côtés de Robert Glasper, il se révèle un saxophoniste inventif, mais finit par lasser à force de filtrer sa sonorité à travers les mêmes effets électroniques.
Judi Jackson (photo : Vouter Wellekop)
Le temps d’avaler un dîner, et me voilà reparti, errant de scène en scène au gré de ma curiosité, attrapant deux morceaux de fin de set par-ci, un demi-concert par là… Parmi les moments forts : l’incroyable duo entre le barde folk Marc O’Reilly et le contrebassiste Jasper Høiby, la musique à la fois lyrique et abstraite du groupe norvégien Time Is a Blind Guide (demandez leur album ECM à votre disquaire favori), l’improbable funk adulescent de Cory Wong (sur fond de projection de jeux vidéo vintage !), ou encore l’abattage impressionnant de Judi Jackson, soulwoman de ving-quatre ans révélée par sa collaboration avec Snarky Puppy. Du pointu et du populaire, du festif et du sérieux, du jazz et du moins jazz : que demande le peuple ?
Pascal Rozat
Déjà repéré aux côtés de Terence Blanchard ou de Mark Guiliana, ce brillant pianiste d’origine cubaine donnera ce samedi son premier concert sous son nom en France : une découverte à ne pas manquer ! (suite…)