Ainsi pourrait-on qualifier son livre “cette ortie folle…” [sic] publié l’an dernier aux éditions des cendres [re-sic]. Ce collaborateur de Jazz Magazine, n’y parle ni de Coltrane, ni même de foot, mais de son histoire avec le surréalisme qui l’attira, jeune adulte, à Paris où il fréquenta André Breton et les activistes de ce mouvement artistique.

François-René Simon. Quatre syllabes familières aux lecteurs de Jazz Magazine. Dans les rédactions comme dans tout milieu professionnel et/ou spécialisé, on tend vers le diminutif ou tout du moins à la contraction, à la concision. À Philippe, on préférait souvent “Carles”, mais Goaty est devenu “Fred” qui a fait de Bergerot “Tonton” et, concernant ses idoles, le jazzfan va au plus court et/ou au mieux sonnant : “Miles”, “Trane”, “Wes”, “Herbie”, “Monk”, “Mingus”, “Bird”, “Getz”, etc. Concernant François-René Simon, il eût été malvenu de faire de son patronyme un prénom. Mais il me tança vertement le jour où j’osais l’interpeler d’un bref “François”, une liberté qu’il interdit, le seul diminutif qu’il accepte étant FRS (prononcez frs… comme vous pouvez. Le résultat mérite le détour). Auparavant, il avait fait preuve d’une colère froide lorsque, tout juste passé de Jazzman à Jazz Magazine, je m’autorisai à lui supprimer quelques lignes en tête d’une chronique de disque, où il dénonçait l’appel à la délation contre les dépôts d’ordure sauvage dans la commune d’Eymet. Et j’imagine qu’il prendrait un malin plaisir à biffer d’un crayon rageur ces quelques digressions en introduction à la chronique de son livre sur le surréalisme.

Passé cet accroc dont l’origine n’était peut-être qu’une forme de bizutage de sa part en guise d’accueil au nouveau rédac-chef, notre collaboration m’a confirmé ce que j’avais deviné de lui auparavant : un bon camarade, une malice et un humour pince sans rire qui ne s’interdisait pas un franc esclaffement. Nous nous savions l’un et l’autre saxophoniste à peine plus médiocre l’un que l’autre, mais pour ne l’avoir entendu qu’une fois à la sauvette, je le savais plus affranchi que moi dans sa pratique de l’improvisation, la mienne se limitant en quelque sorte à de l’arpège d’accords enseigné par le bon professeur Fohrenbach. Je soupçonne FRS d’être avec moi le seul de la rédaction en possession des 800 pages et des 1,75 kilos de The John Coltrane, The Référence (ouvrage collectif dirigé par Lewis Porter), et il reste le Monsieur John Coltrane de Jazz Magazine pour ne s’être jamais remis de l’avoir vu et entendu à Antibes en 1965. Enfin, j’appréciais l’aisance, l’élégance de sa plume directe et sans coquetterie, parfois la rouerie pleine d’esprit avec laquelle il pouvait contourner une difficulté… et pour cela, à lire ses papiers toujours avec plaisir, j’ai appris à le jalouser un peu.

Pour le reste, je le savais amateur de foot, journaliste professionnel ayant touché à différents domaines, familier de la société Filipacchi… et on le disait versé dans le monde du surréalisme. So what !?

Or, récemment, au cours d’un échange de courriels, il m’en a dit un peu plus sur ce dernier sujet, à peine plus… suffisamment en tout cas pour que je m’empresse de commander son livre paru aux “éditions des cendres” sous le titre “cette ortie folle…” Notez ici l’absence de majuscules, car il se pourrait bien qu’à ne pas respecter la typographie de ce titre et de ce nom d’éditeur je me heurte à cette même colère qui inaugura notre collaboration à Jazz Magazine.

À vrai dire, je ne savais guère à quoi m’attendre en ouvrant les pages dont je vais parler, le mot surréalisme m’ayant toujours évoqué quelque secte secrète et très fermée jonglant avec la difficulté à ne pas faire de l’anti-dogmatisme un nouveau dogme. Sur la page de titre la mention d’éditeur AUX ÉDITIONS DES CENDRES est imprimée en capitales … mais donc, toujours sans majuscule, le titre également en capitales se voyant attribuer une majuscule à l’initiale du premier mot (distraction de maquettiste ?). Les deux lignes suivantes me plongèrent dans une grande perplexité :

Parvenu à la dernière page du livre, je viens de relire ce “papillon rose”… qui laisse deviner une sorte de jeu de piste… “papillon rose” (Note sur le millésime 1713) dont je n’ai toujours rien compris ou n’en ai pas eu la patience. À l’inverse, la lectures les premières pages – juste pour voir –, m’aura lancé sur la piste du jeu (du Je, c’est-à-dire Lui) avec une telle impatience que j’ai laissé en plan toutes mes autres lectures en cours. Et je me suis laissé happer par cette écriture malicieuse dont j’avais pressenti les charmes à la lecture de ses chroniques, quoiqu’il s’interdise ici toute référence au jazz hors de rares repères biographiques, puisqu’il s’agit d’autobiographie, donc principalement le concert de Coltrane à Antibes dont il ne dit d’ailleurs rien sinon qu’il y était.

Le reste est cet océan artistique qu’est le monde du surréalisme sur lequel il restait discret dans les locaux de Jazz Magazine. Ou plus exactement la passion qu’il en a conçu en toute candeur, jeune lycéen grandi à Chaumont, gros nœud ferroviaire au milieu d’une Haute-Marne située sur cette “Diagonale du vide” caractérisant la France dépeuplée; passion qui le décida un beau jour, à la lecture de Nadja, de “monter” à la Capitale pour rencontrer André Breton.

On peut y lire une initiation – celle de FRS que l’on voit, lycéen, naître à la lecture, à l’écriture, à un courant et à son histoire, celle qu’il vécut de l’intérieur à compter de 1965 (date sa première visite, âgé de 20 ans, à André Breton suite à un échange de lettres) à 1969 (la dissolution du mouvement), en passant par sa fréquentation assidue du cénacle et de ses réunions à La Promenade de Vénus. On s’y instruit, on y découvre des personnages, des œuvres, des débats esthétiques, des dissidences et des convergences, des jalousies et des trahisons, des histoires d’excommunication et de scission, la gestion, la récupération, la perpétuation d’un héritage, un sillage et ce problème qui fut peut-être fatal au courant : que faire de Mai 68. Le dogmatisme y voisine avec une libre pensée, un déverrouillage du mot, du verbe, du sens, de l’image, une imagination débridée, des feux d’artifice de bons mots, de calembredaines, de farces et attrapes, de grands œuvres et de coups de génie.

Ça pourrait être ennuyant – et ça l’est ici ou là pour le non initié à cet univers lorsqu’un chapitre verse dans le name dropping, parfois de prénoms sans leurs patronymes se succédant sans que l’on ne sache plus à qui on a affaire, sauf à progresser dans sa lecture muni d’un crayon et de petites fiches. Mais, quitte à sauter quelques lignes ou quelques pages, on peut se laisser guider en suivant ce regard passionné, fasciné, engagé, partisan, parfois dubitatif voire narquois de François-René qui nous tient en haleine ; l’aventure de ce provincial qui découvre Paris, le monde de l’art, des livres, de la pensée à travers ce courant de pensée et de création ; et c’est surtout cette fantaisie “surréaliste” qu’il fait sienne par son écriture, par son humour, sa rébellion intime, sa modestie, les initiatives qu’il rapporte et, confident pudique, la vie privée, amoureuse notamment, qui s’y rapporte ; la distance qu’adopte son regard sur ce qui est tout à la fois les petites histoires individuelles et l’Histoire d’un collectif (tiens, voici Daniel Filipacchi… il ne fait que passer non sans prêter à FRS un gouache historique de Jacques Hérold le temps d’une expo) et sa propre histoire, avec ce sentiment d’appartenance à un monde qui le dépasse, où pourtant il a été admis par le chef de file et fondateur en personne.

Aiguisé par la nouveauté et son aptitude au surréalisme, son regard de provincial est un régal, qu’il découvre Paris à travers l’œuf mayonnaise au comptoir et le « sec-beurre, une demie-baguette croustillante onctueusement beurrée et garnie, comme un jupon qui dépasse, de fines lamelles de rosette de Lyon semée de poivre noir », où qu’il considère « ses immeubles si hauts qu’on les croirait pendus au ciel, ses autobus à plateforme que l’on peut attraper à la course, ses feux rouges qui immobilisent les voitures comme des antilopes avant la traversée du gué, ses intellectuels à imperméable cassé, sa double trépidation diurne et nocturne, ses cinémas permanents sans publicité, ses cafés bordés de trottoirs comme l’écrivait l’encore surréaliste Aragon… » ; qu’il narre encore l’intimité des réunions, leurs rites, leurs disputes entre adoubements et disgrâces ou les séjours au sein du cénacle réuni l’été autour de la résidence d’été de Breton pour chasser le papillon ou la pierre de sagesse dans le cours du Lot ; qu’il brosse encore les portraits des disciples, des dissidents, de ceux qui furent ses amis, vrais et faux, ses fâcheux, ses traîtres… ou les amourées de sa vie de jeune adulte.

Mais peut-être m’aurait-il fallu commencer par cet avertissement que François-René Simon nous adresse en préambule: « Attention, ceci n’est pas un énième livre sur André Breton. C’est un premier livre sur moi. » Nous en promettrait-il un prochain qui ne serait pas un énième livre sur le jazz…? Je n’ai pas osé lui poser la question. Franck Bergerot

(3ème et dernière partie : far west drummer)

Comment, grandi à New York, Shelly Manne préféra vivre sur la côte Ouest, loin de New York, au profit d’une musique qui put agacer, tant par un succès disproportionné que par sa sophistication, mais qui n’en swinguait pas moins. Avec Stu Martin pour témoin clandestin.

Né en 1920 à New York, fils d’un timbalier (il lui restera quelque chose de cette culture de la percussion symphonique bien accordée) et neveu de deux batteurs, il se met à la batterie contre l’avis de son père après s’être laissé convaincre par ce dernier de jouer d’un saxophone qu’il abandonne rapidement. Ses premières idoles laisseront une profonde empreinte sur son développement : Jo Jones (le fondateur du swing à la Count Basie) et Dave Tough (avec Gene Krupa, l’autre batteur du swing à la Benny Goodman, le moins charismatique mais le plus musical des deux). À 18 ans, après quelques mois de pratique, il embarque sur un transatlantique comme batteur professionnel, profitant des escales new-yorkaises pour fréquenter la 52e Rue où il remplace en 1941… Dave Tough en personne ! Recommandé par lui au chef d’orchestre et clarinettiste Joe Marsala, il enregistre sous le nom de ce dernier quatre faces de 78-tours. Mobilisé comme garde-côte sur Manhattan Beach, donc sans trop s’éloigner de La Rue, il poursuit son ascension sur la scène new-yorkaise. De retour en studio en 1943, il a l’honneur de “balayer” en solo les quatre mesures d’introduction et la suite d’un The Man I Love d’anthologie sous la responsabilité d’un Coleman Hawkins hors d’haleine quoique sur un tempo medium. On le retrouve encore associé au pianiste Eddie Heywood, balayant avec fermeté auprès de Barney Bigard, Johnny Hodges ou Don Byas. Mais bientôt l’influence du bop, notamment à travers Max Roach, se fait sentir ; et c’est Manne lui-même qui, lors de l’inaugural Be-bop de Dizzy Gillespie en janvier 1945, tient le tempo, d’ailleurs à peine audible à part quelques coups pendant le solo du leader. On appréciera mieux ses tambours lors de la séance suivante de février sur Blue’n’Boogie, mais c’est avec Sidney Catlett, le passeur de génération, sur Salt Peanuts, que la discographie du bop commence vraiment. Toujours est-il que la carrière de Shelly Manne est lancée.

Vers l’Ouest

Après que ses baguettes et balais aient été requis par Coleman Hawkins pour la séance du 27 février 1946, il entre dans l’orchestre de Stan Kenton dont les ambitions encourageront son goût de l’écriture et de la forme, notamment à travers sa place de soliste dans les concertinos pour batterie de Pete Rugolo (Artistry In Percussion, 1946) et du chef en personne (Shelly Manne, 1950). Ponctuée d’escapades avec le JATP et l’orchestre de Woody Herman – autant d’occasion d’échapper aux surenchères sonores recherchées par Kenton –, l’aventure kentonienne s’achève, comme pour beaucoup d’anciens membres des orchestres de Herman et Kenton, sur la Côte Ouest où Shelly et son épouse s’installent dans un ranch de la San Fernando Valley (Los Angeles) pour élever leurs chevaux. En 1955, il mesurera dans la revue Metronome sa qualité de vie sur le côte Ouest à la distance le séparant de New York, et donc de l’effervescence permanente que la scène de la Grosse Pomme fait peser sur les musiciens. « À New York, seule comptait la musique, du lever au coucher. On se retrouvait autour d’un café, et ça parlait musique et rien d’autre. Je pense qu’avoir d’autres centres d’intérêt aide un musicien à imaginer plus clairement ce qu’il veut faire musicalement. Ici, une fois levé, je peux prendre une pelle pour jardiner, parler avec mon voisin qui n’aura peut-être jamais entendu prononcer le nom de Stan Kenton, puis aller jouer le soir en toute décontraction. » Cool !

Ainsi, tout en participant à l’aventure du Lighthouse de Hermosa Beach, aux formations de Shorty Rogers, Jimmy Giuffre, Barney Kessel, Chet Baker et Lennie Niehaus, commence-t-il à monter ses propres formations (Shelly Manne & his Men, du quintette au septette) avec le soutien de Contemporary Records. Il mène ainsi de front une vie de gentleman farmer (il en a l’allure) et de chef d’orchestre (il en a la prestance scénique), qui le conduira jusqu’à posséder son propre club à Hollywood de 1960 à 1972, le Shelly’s Manne-Hole, où se produiront les grandes figures tant de la côte Ouest que de la côte Est.

L’exemple de la musique classique

Entouré de ces musiciens issus en bonne partie de l’orchestre de Stan Kenton (et celui de Woody Herman) où certains se sont illustrés comme compositeurs et arrangeurs dans une veine souvent très progressiste, le batteur ose des formes et des formats imaginés par Shorty Rogers, Jimmy Giuffre, Bill Russo, Bill Hollman, Bob Cooper et Marty Paich. Ainsi parle-t-il de ses “hommes” : « Ils sont compositeurs, des plus modernes, chacun a étudié Bach et l’atonalité, et ça se sent dans leur jeu. Ils introduisent dans le jazz un nouveau système de réflexes redevables des habitudes formelles du classique. » Et il évoque la présence sur la côte Ouest de compositeurs classiques et pédagogues, intéressés par le jazz, que ses musiciens ne manquent pas de consulter, notamment Wesley LaViolette, Ellis Kohs, Darius Milhaud. Sur les partitions de ses complices, Manne invente des parties de batterie taillées sur mesure avec l’autorité et l’enthousiasme musical qui lui est propre, parfois d’une dimension concertante, avec toujours un minimum de consistance mélodique. « Quand je joue, a-t-il déclaré dans Modern Drummer, je connais toujours les mélodies, les changements d’accords et leur distribution. Je ne sais pas quels rythmes je vais jouer ; je laisse les rythmes résulter de mon aptitude à réfléchir en mélodiste. Je pense au contrepoint classique. » Pensant ainsi, il reproche même aux batteurs de la côte Est de battre à tort et travers sans se mettre au service d’une authentique écriture orchestrale. On est certes aux antipodes de Philly Joe Jones donnant la réplique à Miles Davis sur Dr. Jekyll – quoique ce qui réjouit là, ce soit moins la débauche de rythme que la complicité télépathique le trompettiste. Mais j’imagine qu’en faisant ce reproche, Shelly Manne a probablement d’autres batteurs en tête, plus médiocres que Philly Joe, et cette dimension bruyante et survoltée de la scène new-yorkaise qu’il a fui.

Élitisme et succès à l’Ouest et rancœur à l’Est

Or ce sont justement ce sens de l’architecture, ce contrôle et cette apparence de préméditation qui font tiquer Stu Martin dans le blindfold test accordé à Jean-Louis Ginibre pour Jazz Magazine en 1965 que j’évoquais dans la seconde partie de la présente étude. On peut imaginer que cette espèce d’aristocratie incarnée par les musiciens blancs de la côte Ouest ait pu s’attirer l’inimitié de la scène afro new-yorkaise dévalorisée de façon disproportionnée au profit de la West Coast dans les référendums de lecteurs de la presse spécialisée américaine. Considérons que Shelly Manne lui-même occupa la première place dans la catégorie “batterie” des référendums de lecteurs de Down Beat de 1947 à 1960 (sauf en 1952-53 où il est deuxième derrière Gene Krupa ! Et en 1955 derrière, enfin, Max Roach !). Il y avait de quoi susciter la rancœur des jazzmen afro et des boppers new-yorkais. Et l’on peut imaginer que cette rancune ait pu être encore partagée par leurs collègues blancs et leurs fans de la côté Est jusqu’au milieu des années 1960, en pleine ascension du “Black Is Beautiful” lorsque Jean-Louis Ginibre tendit ses « pièges” à Stu Martin.

Il faut dire que, à la fin des années 1940-début 50, en faveur de cette disproportion, les feux du bebop avaient commencé à pâlir, laissant le champ libre à l’épanouissement du jazz cool. Après le coup de théâtre de son irruption en 1945, le bop tournait un peu en rond à force d’imitations plus ou moins adroites de Bird et Dizzy. « On avait les doigts collés au quintes diminuées » confia Miles Davis, tandis que Fats Navaro déclarait avant sa mort : « Quand il maîtriseront les progressions harmoniques, alors ils pourront vraiment jouer du jazz moderne. » À se singer lui-même, le bop tendait l’autre joue à ses détracteurs comme le dénonça Lennie Tristano en 1947 dans son brûlot publié par Down Beat intituléWhat’s wrong with the Beboppers ?”. Certes, un avenir s’esquissait avec le big band de Dizzy, le Big Ten de Tadd Dameron, le nonette de Miles (qui servit de modèle aux arrangeurs californiens, combiné-contrebalancé par l’exemple de l’octette de Count Basie), mais sans succès, sur une scène décimée par la drogue. Pour Thelonious Monk qui avait presque dix ans d’avance, l’heure n’était pas encore venue. Quant à l’école tristanienne, sise à l’Est, on voyait en elle une sorte d’élitisme intellectuel blanc.

Une relève

Au début des années 1950, on observa l’émergence d’une génération fourbissant ses armes, reprenant des études musicales financées par le GI Bill (allocation versée au jeunes gens ayant servi sous les drapeaux pendant la guerre), prêtant l’oreille aux compositeurs occidentaux du 20e siècle : on découvrait les charmes de la quarte sur les partitions d’Hindemith, on s’entrainait en improvisant sur les disques de Belá Bartók, on étudiait le Thesaurus of Scales and Melodic Patterns du musicologue Nicolas Slonimsky, George Russell peaufinait son Lydian Chromatic Concept of Tonal Organization. Cette génération commence à se faire connaître notamment au sein de l’orchestre de Tadd Dameron qui renaît en 1953. Dans un article publié en avril 1954 par Down Beat, Nat Hentoff signale « une nouvelle école de jazz sise à l’Est parce qu’ensemble ils y ont souvent travaillé et discuté sérieusement de l’avenir du jazz et de la place qu’ils y occuperaient. N’étant pas amateur d’étiquettes, je préfère donner les noms de quelques-uns d’entre eux (Quincy Jones, Clifford Brown, Art Farmer, Gigi Gryce). » S’esquisse ici un hard bop, étiquette trompeuse où l’on a trop souvent voulu ne voir que, d’une part, un retour aux fondamentaux du bebop original (pour grand partie subvertis par ce “bop dur”) et, d’autre part, une musique essentiellement préoccupée des racines du blues et du spiritual que Dizzy, souvent présenté comme le théoricien du bebop, avait sciemment ignorées.

Atonalité, dodécaphonisme et impro libre

Ces racines, pas plus que cette énergie très spéciale de la scène new-yorkaise qu’il avait fui, n’étaient pas à l’agenda de Shelly Manne et ses arrangeurs. Et tandis qu’Art Blakey déclarait au public du Birdland « Vous avez tous ces étudiants assis, essayant de trouver dans leurs petits bouquins pourquoi ils doivent faire ceci ou cela, ils pensent trop. Ils pensent faux. Ils devraient juste décompresser et laisser parler leur instinct. » (mais alors que dire des très savants Benny Golson, Wayne Shorter, John Coltrane, etc.) ; tandis que Horace Silver renchérissait : « Nous sommes là pour vous donner du plaisir. Nous pouvons revenir en arrière et retrouver l’entrain du jazz des bastringues du bon vieux temps avec juste un soupçon d’accentuation sur les temps faibles. » Shelly Manne, lui, enregistrait en 1954, “The Three”, avec Shorty Rogers et Jimmy Giuffre qui étudiaient chez Wesley LaViolette. Ni piano, ni contrebasse. Des compositions atonales, dodécaphonique, de l’improvisation libre et une batterie dialoguant à part égale avec les deux instruments “mélodiques”, à “fleuret moucheté” si l’on veut, la part belle étant donné à la mailloche et surtout à la “tapette à mouches” utilisé avec ce sens du détail et son exactitude sous le flou des apparences digne des plus grands impressionnistes. Manne allait redoubler d’audace quatre jours plus tard sur “The Two” en duo avec son pianiste, Russ Freeman, complicité dont la plaidoirie d’Alain Gerber fait de son lecteur le témoin privilégié. Parus séparément en 25cm, les deux albums furent réunis en 30cm sous le titre unique “The Three and the Two”, mais le partenariat des des deux hommes née au sein du Chet Baker Quartet déborde largement de ces deux occurrences, au sein des septettes et quintettes de Manne de la deuxième moitié des années 1950.

Abstractions selon deux trios

Dommage que Jean-Louis Ginibre n’ait pas choisi de soumettre plutôt l’un de ces trios et duos à Stu Martin. Mais peut-être les aurait-il trouver encore trop apprêtés. Accordant ses peaux très haut, lui qui confie à Ginibre l’importance qu’un batteur doit prêter à leur réglage, je l’aurais espéré plus sensible à l’accord précis des tambours de Manne ; mais, en optant pour une tension maximale des peaux, il est probable que Martin recherchait plus un type de fréquence qu’une hauteur de note précise. Pour ma part, pour avoir découvert le jazz, au rebours de son histoire, en concert avec The Trio (John Surman, Barre Philips et Stu Martin, le 16 mars 1970, Gerber y était), j’avais été ainsi préparé à accueillir – quelques dix années plus tard – sans plus de surprise que ça, mais avec un enthousiasme immédiat “The Three”.

Tiens, si nous réécoutions In Between sur le double “The Trio” où Stu Martin privilégie les balais et Pas de trois sur “The Three”. Ça n’a évidemment rien à voir et Gerber hausserait avec raison les épaules à pareille suggestion et jugerait probablement que ma lecture de son livre aura été bien veine. Mais un peu de déraison n’a jamais fait de mal. Pas de trois est quelque peu cravaté, In Between se jouait en col ouvert ou roulé et pantalon pattes d’éph, voire en jeans et t-shirt. Mais l’un ne préparait-il pas l’auditeur à accueillir l’autre ? L’un et l’autre avait l’avantage, il y a une bonne cinquantaine d’années, de faire enrager les quelques amateurs de jazz de mon lycée qui me rabattait les oreilles des noms d’Oscar Peterson et Ed Thigpen. Six ans après “The Three”, alors qu’Ornette Coleman et Cecil Taylor avait déjà largement rebattu les cartes, Shelly Manne s’amusa encore à les brouiller sur “2 3 4” où il diversifie les effectifs du quartette au duo et confronte les esthétiques, avec Coleman Hawkins, Hank Jones ou Eddie Costa et George Duvivier (Hawk passant même du piano au saxophone sur une forme libre de six minutes) en passant par un trio vibraphone-basse-batterie aux rôles interchangeables.

Swinging Sounds

Et le swing dans tout ça ? Et bien justement, Shelly Manne savait ce que swinguer veut dire. On peut difficilement lui dénier ça. Il le faisait avec un sérieux, un enthousiasme, une bonne humeur qui me vont encore droit au cœur. Et d’ailleurs Stu Martin, qui ne donne que 2 étoiles à The Dart Game de l’album “Swinging Sounds”, en accorde 5 pour le solo de son ami Charlie Mariano… mais aussi pour l’accompagnement de la rythmique ! C’est que le swing était une priorité pour Manne. Et s’il prône un effet de stimulation entre jazz et classique-contemporain, il précise : « Ça ne veut pas dire que nous boudions notre plaisir à jouer un arrangement de Count Basie. Le principal, c’est que ça swingue. » Et c’est ce qui fit le succès tout simple du trio des Poll Winners – Barney Kessel, Ray Brown, Shelly Manne –, trois hommes réunis par ce prétexte premier : swinguer.

Ceci dit, comme le pensait Manne, il n’y a pas que le jazz dans la vie. J’ai justement un coup de pelle à donner dans mon jardin. Je vous laisse, en compagnie de Gerber, ses ”tapettes à mouche” et ces merveilleux disques sur lesquels, retiré dans son cabanon, il a traqué des heures durant « l’onctuosité » du tempo de Shelly Manne, sa manière « l’articuler sans marteler » et les mille façons qu’il avait de caresser, brosser et frapper ses peaux à l’aide de faisceaux de brins métalliques, rétractables dans un manche creux, voire même deux petits bouts de bois. Cernant en Écrivain qu’il est, tant l’âme que la matière. Franck Bergerot

(2ème  partie : retour à Shelly Manne et ses balais)

Où l’on retrouve Alain Gerber en son cabanon soulevant le couvercle du grand art et enchainant des ronds sur ses peaux ; et où l’on reprend lecture de son livre Le Destin inattendu de la tapette à mouches évoquant quelques batteurs illustres ou moins illustres… dont Shelly Manne. Et où surgit celui que l’on n’attendait pas : Stu Martin. Une empêcheur de tourner en rond ?

Les concepts d’Écriture et d’écrivance effleurés dans la première partie de cet essai m’ont été en partie inspirés par quelques échanges téléphoniques ou par mail avec Alain Gerber. Il y faisait référence (au moins implicitement), en retour à de certains de mes livres, et particulièrement le dernier en date (André Hodeir & James Joyce / éloge de la dérive). Les chaleureux éloges qu’il m’accordèrent s’accompagnèrent souvent, formulé ou suggéré, de ce distinguo  entre son œuvre à lui, œuvre d’Écrivain, et mon travail d’écrivant (ce dont je ne pris nul ombrage). Lui-même ne cherchait pas par là à dévaloriser mon travail mais semblait plutôt s’excuser de n’être pas compétent dans l’exercice que je me suis donné. Ou de n’avoir pas cet intérêt qui est le mien, à mes risques et périls, de soulever ce qui en musique est l’équivalent du capot de voiture ou en cuisine du couvercle de casserole sous lequel on tente d’entrevoir “comment ça fonctionne” et “de quoi c’est fait”. Exercice que je considère comme un effort de médiation, voire de vulgarisation pas forcément “vulgaire”, entre un art et son public ; en l’occurrence, concernant Jazzmag, un public déjà spécialisé tout comme celui de la presse scientifique, sportive ou de jardinage.

Si l’on reprend les premières études de Gerber pour Jazz Magazine évoquées dans ma première partie, c’est bien le rôle qu’il endossait alors, moment de son œuvre que, dans le premier de ses deux ouvrages consacrés à la batterie (Deux petits bouts de bois), il semble dénigrer, ainsi que ses romans du siècle dernier. Comme si, se détournant du factuel, il aspirait à se rapprocher de l’âme des choses et des êtres, notamment des musiciens, basculant progressivement de la pratique de l’étude à celle du récit et enfin à l’art du Roman. Et moi-même, d’abord admirateur de la première heure, après que ses grandes biographies me soient tombées des mains, j’ai fini par succomber à l’enchantement en lisant Insensiblement (Django) (2010) et Je te verrai dans mes rêves (merveilleuse fantaisie autour d’Emmet Ray, le guitariste “révélé” par Woody Allen dans son film Accords et désaccords, 2011), pour ne rien dire des derniers romans que j’ai lus de lui, Le Central (2012) et La Hache (2019).

Des ronds, des huit et des ellipses dans un cabanon

Cependant, outre une certaine érudition et la fréquentation assidue, jusqu’à une certaine époque, des scènes où il ne manquait pas d’observer et questionner notamment les batteurs tant sur leur manière de faire que sur leur matériel, on découvre (et ce dès son précédent Deux petits bouts de bois) un Alain Gerber qui, aujourd’hui encore et plus que jamais, fait bien plus que soulever les couvercles, puisqu’il pratique lui-même. Certes depuis le plus jeune âge, selon un apprentissage personnel et solitaire dont il se plaît à moquer le caractère erratique au fil des pages de Deux petits bouts de bois, comme pour faire bonne mesure au Grand Art de ses idoles, apaisant parfois les conséquences de l’autoflagellation de quelques compliments adressés à lui par l’un ou l’autre de ses amis musiciens.

Mais bien plus, depuis qu’il a pris sa retraite dans le Sud de la France, il a mis en application ce qu’il avait appris en humant sous ces couvercles. Certes, il cuisine pour lui seul, et s’interdit les recettes les plus savantes des grands chefs. Pas de parfait de chou-fleur en gelée d’hibiscus et sa jardinière de légumes. Pas plus que de mille-feuilles à la fraise des bois. (Qu’il dit, car nul n’a jamais témoigné de ce qu’il fomente dans ce cabanon au fond du jardin dont nous allons parler). À l’en croire, voici une grosse décennie qu’il s’applique, avec la rigueur d’un disciple zen, à parfaire sa maîtrise des fondamentaux : la réalisation de la pâte brisée, du roux, voire de l’œuf sur le plat. Autrement dit, pour parler vrai, le ding-tigui-ding frappé de la baguette et le da-chaba-da brossé à l’aide de balais.

Pour ce faire, dans sa retraite méridionale, il s’est donc aménagé un cabanon où s’isoler avec sa batterie. Lorsqu’il l’évoque, s’impose à ma paillardise naturelle le souvenir de la guérite puante au fond du jardin de ma grand-mère où je m’attardais sur la presse locale mise à disposition de l’utilisateur à fin d’hygiène élémentaire ; ou cet autre “lieu” où, Bloom s’isole, au quatrième chapitre d’Ulysse, profitant de ce moment d‘aisance pour lire le journal déplié sur ses genoux dénudés. Il faut évidemment imaginer le cabanon de Gerber d’une toute autre nature. Ni lieu d’aisance ni réserve à outils de jardin, car c’est là que, fort de l’écoute des grands maîtres de la batterie et des conseils de son ami Georges Paczynski, il pratique assidument la découpe idéale du temps sur la cymbale ou le tambour, ou la réalisation des ronds, ellipses et huit balayés sur la peau de la caisse claire selon des stratégies qu’il nous détaille tout au long de son Destin inattendu de la tapette à mouches.

Jo, Elvin, Philly Joe et les autres

Le premier dont il nous fait observer le geste tantôt plus horizontal, tantôt plus vertical, c’est Philly Joe Jones sur huit des titres de l’album “Meet Betty Carter and Ray Bryant”, mais pour rapidement dériver, énumérant : Denzil Best auquel il le compare ; le lateral motion promu par Jeff Hamilton ; la combinaison de staccato et legato où excella Jake Hanna ; l’idéale fluidité de Jo Jones ; non sans avoir rappelé qu’avant la commercialisation des premiers balais en 1912, les batteurs de la préhistoire de l’instrument eurent recours, lorsqu’ils voulaient adoucir leur jeu, à… des tapettes à mouches, que voici donc opportunément annoncées par le titre de son livre. Soit en l’espace de trois pages, un survol en tous sens d’un demi-siècle.

S’il revient ensuite au Philly Joe de la séance de Miles Davis du 4 février (“Milestones”), c’est pour s’attarder sur la plus discrète de ses contributions à ce disque : l’exposé et le ré-exposé de Billy Boy sur le pont duquel Philly Joe donne à Gerber « l’illusion d’entendre davantage d’accents et de syncopes qu’il n’en place en réalité […] modèle de simplicité offrant toute l’apparence d’une combinaison complexe. » Page opposée et les suivantes, voici Elvin réconciliant le précis et l’improbable sur “Overseas” de Tommy Flanagan, où les “bombes” de grosse caisse font irruption au cœur du balayage, toujours inattendues, jamais au mauvais endroit.

On en oublierait presque que, du joueur de balais, on disait avec une pointe d’ironie qu’il “tournait la mayonnaise”. Ce qu’au béotien il pouvait donner l’impression de faire. Mais ce que l’exemple d’Ed Shaughnessy exposé par Gerber permet de contredire, tant sa main gauche, assignée à l’apparence d’une dessin gestuel immuable, raconte à elle seule une histoire, juste par « la pression des doigts, les mouvements du poignet, le poids que l’avant-bras ajoute ou retire à l’instrument, à la hauteur et à la puissance de la frappe, à l’inclinaison sans cesse corrigée des fils métalliques. » Et voilà qu’un batteur jusque-là inconnu de vous passe au premier plan d’une page qui lui est entièrement dévouée ; plus un autre encore plus “inconnu”, le scandinave Nils-Bertil “Bert” Dahlander partageant la vedette d’un chapitre entier avec Shelly Manne.

Shelly Manne enfin, avec un détour par Stu Martin

Tiens, au fait, Shelly Manne ? Il tardait à paraître dans cette Célébration de  balayeurs céleste du jazz avec Shelly Manne en point de comparaison (sous-titre de Le Destin inattendu de la tapette à mouches). Gerber y fait de perpétuel allers-venues-retours d’un batteur à l’autre, des plus illustres (Kenny évidemment, Max, les deux Art, Chick, Baby, Tony, Mel, Jack, Paul, Stan, Cozy, Big Sid, Chico, Daniel, Vernell,…) aux plus obscurs ou oubliés (Burman, Spencer, Tough, Lamond, Isola, Mac-Kac, Paraboshi, Powell…), mais avec Shelly Manne pour “point de comparaison” voire de “mètre-étalon”. Quelle meilleure méthode pour décrire l’indescriptible que de multiplier les comparaisons avec un objet de référence ?

On aura compris qu’un tel livre doit s’assortir d’autant d’écoutes que celles auxquelles il invite (et plus encore) et qu’il ne se lit pas en une semaine. Il serait plutôt de l’ordre de la Bible, du Coran ou du Tao Te Ching que les plus mystiques gardent sur la table de chevet ou de ces ouvrages que les plus gourmands serrent sur leurs étagères de cuisine, de Ginette Mathiot à Hervé Thys en passant par Ali-Bab et Freddy Girardet. Et il en va ainsi particulièrement de la partie consacrée au seul Shelly Manne dont l’exemple rayonne largement au-delà du chapitre intitulé My Man Manne.

Or, il se trouve que le dernier CD que j’ai concocté pour les abonnés de Jazz Magazine (numéro 785 daté septembre 2025) a rappelé our man Manne à mon souvenir d’une troublante façon. Ma sélection reprend un blindfold test proposé en 1965 par Jean-Louis Ginibre au batteur Stu Martin, batteur qui, à l’époque, ne s’était pas encore rapproché de l’avant-garde européenne et s’était plutôt fait une réputation de batteur de big band (Maynard Ferguson, Quincy Jones) et qui, avant de s’installer sur notre continent, enregistra également avec les formations de Curtis Fuller, Carmen McRae et Sonny Rollins. Or ce blindfold test commençait avec Shelly Manne and his Men sur l’album de 1956 “Swinging Sounds”. Tout en saluant « un musicien très créateur », « un contrôle complet de l’instrument », Stu Martin lui reprochait un manque de spontanéité et une propension à ne jouer que ce qu’il a prévu de jouer sans que jamais « quelque chose qu’il ne connaisse déjà, lui vienne brusquement à l’esprit, quitte à faire une faute. » Cette remarque n’était pas sans me chagriner, tout en me donnant à réfléchir.

A Manne is born

Sans bien connaître cet homme – car il y a de “l’homme” là-dessous –, Manne m’a toujours inspiré une immense sympathie. (Stu Martin aussi d’ailleurs, et bien avant que je ne connaisse Manne, car je puis dire que Stu – au grand risque d’interloquer les inconditionnels de la chronologie – fut “mon premier” batteur !) Je n’ai vu ce Man(ne) qu’une seule fois, le 11 novembre 1977 à Saint-Quentin-en Yvelines, pour un concert de son trio de l’époque (l’“evansien” Mike Woftord et le “gomezien” Chuck Domanico) avec Lee Konitz en guest star. Il en résulta une diffusion sur France Musique par André Francis que j’avais conservée sur bande magnétique avant d’en acquérir la publication sur disque (“French Concert”, Galaxy). Si j’avais mené jusqu’à Saint-Quentin quelques copains dans ma cahotante 2CV, ç’avait été pour Konitz, mais j’en avais gardé une immense sympathie pour ce batteur enthousiaste, chaleureux, précis, volontaire, déterminé, positivement lumineux. Quelque chose de très Wasp dans la présence scénique, mais du genre sympathique. Qu’aurait pensé Stu Martin de ce concert ? Je l’ignore (il allait mourir deux ans et demi plus tard, âgé de 42 ans). Mais le livre de Gerber et quelques disques embarqués avec moi dans mon été breton m’ont invité à revisiter un peu la vie et l’œuvre de Manne. Franck Bergerot (À suivre)

Shelly Manne est au centre de l’ouvrage qu’Alain Gerber a consacré à l’usage que les batteurs font des balais. Titre : Le Destin inattendu de la tapette à mouches. Sous-titre : Célébration des balayeurs célestes avec Shelly Manne en point de comparaison. Éditeur : Frémeaux et Associés. Ce qui a suscité chez Franck Bergerot l’ouverture d’un éventail de souvenirs, de réflexions et digressions inattendues sur sa vocation de critique de jazz déclenchée par un portrait de Chick Corea signé Alain Gerber il y un demi-siècle. À suivre en trois parties qui reviendront plus tard sur Shelly Manne et ses balais.

En quelques mois, l’éditeur Frémeaux & Associés a contribué à une soudaine inflation de la production bibliographique française sur le jazz qui a quelque peu débordé les habitudes et les capacités de pagination de Jazz Magazine ; Alain Gerber étant à lui seul responsable de cinq d’entre eux, dont deux consacrés à la batterie. Et tout semble s’être passé comme si, le premier des deux – Deux petits bouts de bois, une autobiographie de la batterie de jazz – ayant été chaleureusement chroniqué par Pascal Anquetil, nous nous étions sentis affranchis de chroniquer le second, Le Destin inattendu de la tapette à mouche (autrement dit les balais, lorsque les « deux petits bouts de bois » désignait les baguettes); d’autant plus que cette autobiographie de la batterie – présentée un peu comme une autobiographie de son auteur – ne semblait trouver dans le second que son volume 2. N’ayant pas reçu de commande spécifique de la rédaction, j’y ai trouvé excuse pour me consacrer à la poursuite d’autres lectures déjà en cours, avec l’intention de revenir à Gerber et ses balais, non en chroniqueur, mais pour le plaisir de la connaissance et de la Littérature, libéré de l’injonction d’une quelconque deadline assortie d’un nombre de lignes ou de feuillets à respecter.

Dès 1965, une boulimie d’écriture

Peut-être aussi éprouvais-je le besoin de prendre du recul, après ce “premier volume” – Deux petits bouts de bois qui m’avait plongé dans un relatif désarroi, sa partie autobiographique toute savoureuse fût-elle consistant entre autres, de la part de Gerber, en un aveu de roublardise concernant ses premières années de critique musicale (et il ne s’y montre guère plus tendre pour ses romans de jeunesse, voire plus tardifs). Ainsi, celui dont je fus un lecteur assidu il y a cinquante ans, se décrit-il notamment en jeune carriériste tirant à la ligne, trichant avec l’exactitude, motivé qu’il était alors par le seul souci de boucler ses fins de mois et de faire ses gammes d’écrivain en herbe.

Je découvre la première publication de Gerber dans Jazz Magazine n°111 (octobre 1964) avec un courrier de protestation envoyé de Belfort (12, rue des Regrets) : « Ce que je lis sous la plume de Jean-Louis Comoli dans le compte rendu du dernier festival d’Antibes-Juan-Les Pins est bien sot. » À 21 ans, on ose, et c’est parfait, puisqu’il s’agit de prendre la défense de Daniel Humair. Et l’on voit que la batterie est son domaine puisque, invité à rejoindre aussitôt l’équipe de Jean-Louis Ginibre alors rédacteur en chef, il signe moins d’un an plus tard Tony the Kid sur Tony Williams (n°119, juin 1965), ce tout jeune batteur que l’on venait de découvrir deux ans auparavant. Suivront aussitôt L’Apport d’Elvin (n°120) et Roy Haynes, le déniaiseur de la banalité (n°121, août 1965). Soit trois longues “études” – gros mot dans la presse d’aujourd’hui – sur la batterie moderne au milieu des années 1960. Après quoi, ses sujets d’études se diversifient (Getz/Lester, Phineas Newborn, Anita O’Day, Carmen McRae, Don Cherry, Lee Konitz, Denny Zeitlin, Zoot Sims, John Handy, Gerry Mulligan, Steve Kühn, Clifford Brown, Bobby Hutcherson, Milt Jackson, Sam Rivers, Martial Solal, Herbie Hancock, Lennie Tristano, Pharoah Sanders, Sonny Rollins, Wes Montgomery, Richard Davis, Ahmad Jamal), mais toujours aussi balais et baguettes (Chick Webb, Philly Joe Jones, Frank Butler, Baby Dodds, Art Blakey, Ed Blackwell, Pete LaRocca, Zutty Singleton)…

On n’en est qu’en 1969. Sur des artistes qui ne sont pas tous de ces stars abondamment documentées, pareille boulimie nous laisse aujourd’hui rêveur, alors que nos bibliothèques et nos connexions internet mettant à notre disposition une documentation sonore et imprimée, hors de portée à l’époque, on ose rarement dans la presse spécialisée d’aujourd’hui dépasser trois feuillets bien calibrés. J’étais, je reste admiratif.

Où l’on se gaverait de macaronis trop cuits

Gerber dans Deux petits bouts de bois évoque ces études avec quelque ironie, en rappelant la critique qu’en avait fait Delfeil de Ton qui en comparait le style à du « macaroni trop cuit ». Au moins, Gerber avait-il pris soin, concernant les batteurs, de soulever le couvercle de la casserole du sujet “batterie” en pratiquant lui-même tant bien que mal (j’y reviendrai dans mes troisième quatrième partie) et en glanant ses informations auprès des praticiens eux-mêmes parmi les plus grands rencontrés dans les clubs qu’il fréquentait alors assidument. Trop cuits ou pas, de ces macaronis j’avoue m’en être gavé, loin des fourneaux. Et qu’aurait dit Delfeil de Ton de ce feuilleton en quatre parties que je m’apprête à publier ?

Mes premiers Jazz Magazine, ceux où la plume de Gerber fut à l’origine de mon désir d’écrire sur la musique, datent de 1969, avec Prelude to a Keith consacré à Jarrett (n°168 de juillet 1969) et surtout C’est ça qu’est Chick (n°171 d’octobre). J’avais 16 ans lorsque je lus C’est ça qu’est Chick… J’en répète le titre à dessein, pour le plaisir de ce joli jeu de mot qui m’incita à acheter “Now He Sings, Now He Sobs” (de Chick Corea, comme vous l’aviez compris). Le souvenir que j’en ai c’est que Gerber était parvenu par la sensualité de sa plume et tout de même une rigueur dans son essai d’analyse et de description à me faire comme toucher du doigt le phrasé de Corea. J’ai gardé en mémoire, non un discours de musicologue, mais plutôt ce choix de mots et comparaisons qui viennent à l’amateur d’art éclairé pour traduire et partager ses impressions devant le modelé d’une sculpture. M’est resté particulièrement à l’esprit, la comparaison des ponctuations du piano de Chick derrière les solistes à quelqu’un expulsant des pépins d’entre ses lèvres. Il y avait de la sensualité, du pulpeux dans cette métaphore qui me fit acquérir également dans la foulée “Tones for Joan’s Bones”.

Pour quelques petits pépins

Reste que ces quelques pépins crachés me ravirent et furent, pour faire court, à l’origine de ma vocation de critique de jazz. Avant même d’être invité à publier dans la presse, mais aimant déjà partager mes goûts musicaux, notamment dans un abondant et envahissant courrier adressé à mes amis, je découvrais sous la plume de Gerber le pouvoir de la Littérature comme medium de communication, de partage, de transmission d’une passion musicale. J’en abusais jusqu’à l’enfumage de mes correspondants ; puis – la presse spécialisée m’ayant ouvert ses pages dix ans plus tard – jusqu’à prendre conscience des limites de ma plume. C’est ainsi que je déplaçais progressivement mes ambitions du domaine de l’Écriture (j’y mets intentionnellement une majuscule) à celui de l’écrivance, distinction faite par Roland Barthes qui qualifiait l’écrivance comme un acte de rédaction privilégiant l’énoncé (ce dont on parle) sur l’énonciation (la façon dont on en parle… qui est la priorité de l’Écriture). Je l’interprète ainsi : le pouvoir poétique des mots, des connotations qui en constituent la richesse, de leurs sonorités, de leur agencement dans la phrase qui les font interagir et résonner entre eux rendrait l’Écriture plus à même de révéler l’essence de l’objet décrit par-delà les apparences premières, que l’écrivance, simple énoncé restant à la surface des choses. Au risque parfois assumé de L’Écriture de s’affranchir de toute réalité. Face aux exigences de L’écriture, j’optais donc pour l’écrivance et ses autres rigueurs qui n’étaient pas sans m’exposer à certains risques, ne m’interdisant pas d’empiéter ponctuellement sur le domaine L’Écriture pour résoudre la difficulté de rendre compte d’un objet aussi sensible et insaisissable que la musique.

J’avais perdu le numéro 171, peut-être tout simplement mis en pièce pour en glisser pieusement dans la pochette de “Now He Sings, Now He Sobs” les coupures correspondantes depuis égarées, l’équivalent de trois pages entières et bien pleines, si l’on fait abstraction des photos de Giuseppe Pino, Hans Harzheim, Fred Seligo et des blancs imaginés par le ou la maquettiste (ou à l’époque le rédac chef adjoint, Philippe Carles ou encore la secrétaire de rédaction Andrea Bureau ?). Et je viens de relever dans ma boîte aux lettres, ce numéro 171, acheté d’occasion sur internet. J’y trouve, dans l’étude de Gerbert, une foule d’indices, d’observations et de remarques assez précieuses pour qui découvrait alors le grand Chick (en 1969, c’était encore la majorité des lecteurs de Jazz Magazine voire même des collaborateurs de Jazzmag) et, pour cela, Gerber s’imposait alors comme l’une des signatures incontournables de la presse spécialisée française, d’ailleurs encore plus « écrivant » qu’« Écrivain », cette dernière compétence s’imposant par la suite et progressivement dans ses efforts à cerner l’œuvre et, plus encore, l’âme d’un musicien.

À trop vouloir comprendre, décrire, déduire, ce premier Gerber infligeait-il à son lecteur l’indigestion dont Delfeil de Ton s’était trouvé victime ? Mes réserves viennent plutôt de ce qui m’avait séduit à ma première lecture, cette sensualité de la métaphore. Ainsi retrouvées « les petites explosions étranglées de ses notes piquées comme autant de pépins éjectés des lèvres » m’amusent désormais plus qu’elle me convainquent. Sa formulation même me déçoit, sans correspondance avec le souvenir de “pulposité” que j’en avais gardé, d’une expérience et d’une expression plus sensuelle du phénomène qu’il décrivait. Ne serait-ce que cet “éjectés” qui me déçoit ? Si la métaphore a ici un sens – je n’en suis plus certain – “expulsés” que j’avais gardé en mémoire m’aurait mieux convenu, pour le pulpeux de ces trois consonnes percussive, liquide et sifflante enchainées dans ce seul phonème dynamique “puls”.

En outre, avec le recul du temps, Alain Gerber aurait-il peut-être mieux discerné dans ce mélange de fébrilité, de retenue et de propulsion dont Corea accompagnait Woody Shaw et Joe Farrell sur Litha (“Tones for Joan’s Bones”), ce que Corea devait à l’héritage afro-hispanique mis à profit dans les orchestres caribéens de ses débuts de carrière et qui irriguerait toute son œuvre à venir. Mais en 1969, on n’en avait pas encore la conscience qu’on en aurait par la suite. Et en le relisant, je réalise qu’en quelques mots dont je ne retiens pas tout (supposés africanismes et orientalismes), il m’avait fait prendre conscience de ce que Corea devait à McCoy Tyner tout en mettant de la vivacité là où il y avait de la corpulence chez ce dernier. En quelques mots que je suppose plus inspirés par l’écoute que par la lecture d’articles antérieurs, et qui relèveront de l’évidence pour l’auditeur surinformé d’aujourd’hui, il modela ma jeune écoute plus efficacement que ne l’avaient fait ces quelques pépins.

Basse bougonnante ou renfrognée ?

Je vais avouer autre chose : je me suis surpris un jour à reprendre un formule déjà venue plusieurs fois sous ma plume en qualifiant de « bougonnante » la contrebasse de Miroslav Vitous. Prenant conscience de cette facilité récurrente, je m’étais dès lors interdit le recours à ce « bougonnement », dans la mesure où je ne voyais pas moi-même à quoi il renvoyait. Ou plus exactement en quoi il rendait compte de ce phrasé, de cette articulation particulière adoptée par Vitous notamment dans ses solos sur Steps-What Was, Matrix et Now He Sings No He Sobs. « Haletant » aurait été peut-être plus adéquat, mais encore trop vague et trop polyvalent, au risque de faire sourire mes amis contrebassistes (comme j’avais fait sourire ou hausser les épaules à quelque pianiste auquel j’avais vanté les « pépins éjectés » de Gerber). Il faudrait que je prenne un jour le temps de les interroger, afin de mieux entendre et nommer plus précisément, ce que “j’entendais” par « bougonner » ; voire vérifier si mon impression de « bougonnement » est propre au jeu de Vitous sur “Now He Sings, Now He Sobs” ou si je la retrouve sur ses enregistrements ultérieurs.

Or, que lis-je sous la plume de Gerber dans mon numéro 171 retrouvé : « Miroslav Vitous, spécialiste des solos vindicatifs et renfrognés. » Nommant, qualifiant finalement mieux cette impression que m’avait fait éprouver le phrasé de Vitous. Comme si conquis par cette image qui m’aidait à l’entendre et à le distinguer d’autres contrebassistes, j’avais contourné la formulation de Gerber pour éviter le larcin, mais en lui faisant finalement perdre de sa chair. Je n’en reste pas moins insatisfait. Probablement entendions nous la même chose – que Gerber m’avait fait entendre – mais que nous ne savions par nommer. Et de toute évidence, nous étions bien loin de rendre compte de la réalité. Misère de la critique ! Franck Bergerot

(À suivre)

Avec Le grand Michel, A Journey with Michel Legrand, Giovanni Ceccarelli et Ferruccio Spinetti réaffirment leur maîtrise du minimalisme musical, proposant une interprétation délicate de compositions emblématiques de Michel Legrand.

Plus qu’une simple réinterprétation, ce projet est une véritable recréation musicale. Pour enrichir cette ballade, Giovanni Ceccarelli et Ferruccio Spinetti ont réuni une constellation d’artistes : André Ceccarelli, Enrico Pieranunzi, Camille Bertault, Guidoni, Chiara Civello, Jody Sternberg et David Lewis. Le grand Michel, est un disque lumineux ou « comment transformer un joli duo intimiste en un brillant hommage au grand Michel. (Philippe Vincent)» (extrait de sa chronique 4 étoiles publiée dans le n°783 de Jazz Magazine).

“Avec Le grand Michel, A Journey with Michel Legrand” est disponible en CD via le label Bonsaï Music.

A quelques semaines de l’édition 2025 du plus ancien festival de jazz au monde, qui aura lieu à Nice du 24 au 27 juillet, l’adjoint au maire, délégué à l’Evénementiel, à la Jeunesse et à l’Egalité des chances a répondu à nos questions sur cet événement majeur qui revendique sa riche histoire tout en regardant vers l’avenir.

Votre festival fut le premier au monde à se consacrer à cette musique pourtant venue des États-Unis. Comment cela s’est-il produit ?
C’est une histoire incroyable, l’un des rares héritages heureux de la Seconde Guerre mondiale. Les troupes américaines ont aidé à libérer la ville devenue un lieu de vacances pour beaucoup d’entre eux. Ils nous ont laissé le chewing-gum, la cigarette, et le jazz ! En 1948, pour les remercier est organisé un concert extraordinaire de Louis Armstrong, au magnifique Opera de Nice, conçu par Garnier, entré depuis dans la légende. Louis Armstrong, en formidable ambassadeur, a parlé de Nice à beaucoup de ses collègues de La Nouvelle-Orléans. Bien plus tard, ça nous a permis d’accueillir des têtes d’affiche comme Nina Simone, Herbie Hancock et bien d’autres, et de vivre cette aventure géniale. C’était la première fois que le jazz était démocratisé et positionné comme le divertissement qu’il est devenu en France et en Europe.

Depuis, les lieux de votre festival ont souvent évolué et vous avez beaucoup travaillé sur l’expérience festivalière. Est-ce que le cadre est aussi important que la programmation ?
Aujourd’hui cette dimension est très importante, et certains festivals vont parfois jusqu’à reléguer leur programmation au second plan par rapport à ça. Ma vision, c’est que l’expérience est à égalité avec la dimension artistique et esthétique du festival, mais il y a aussi beaucoup d’autres choses qui comptent : s’assurer que les festivaliers ne fassent pas la queue pendant 25 minutes à la buvette, penser une décoration avec des thèmes et des couleurs, installer des sanitaires propres et accessibles… Un festival réussi, du moment où vous arrivez jusqu’à votre départ, c’est une addition de bonnes nouvelles. Si tout est compliqué et que la scénographie et la thématique ne sont pas abouties, même si vous assistez au concert d’un artiste que vous adorez, l’expérience sera contrastée voire négative !

Quelle est la philosophie de votre programmation, et est-ce que l’attractivité touristique de la région niçoise joue un rôle dans ce que vous proposez ?
Le Nice Jazz Fest, comme le festival de Montreux ou d’autres, est une institution. Les habitués représentent une grande part de notre public, et il m’arrive de croiser des gens dont c’est la 20 ou 25ème édition. La part de spectateurs venus principalement pour faire du tourisme doit être de 10 à 15%.
Notre philosophie, c’est d’abord de proposer souvent des choses avant les autres, et de trancher par certains choix avec ce qu’il se fait ailleurs. On a souvent fait des paris sur l’avenir, par exemple en faisant jouer très tôt Gregory Porter. Cette année, on sera un des rares festivals à programmer, dans un tel cadre, Freddie Gibbs & El Michels Affair, ou Raye qui ne tourne pas beaucoup cet été en Europe, et en qui on croit beaucoup. Je pourrais aussi citer Mustard, qui a produit pour Kendrick Lamar. On a l’exigence de ne faire que des artistes live et pas d’electro ou de DJ set ce qui est devenu très rare. Et quand on invite des artistes qui vont aussi se produire dans d’autres festivals, c’est avec un spectacle qu’on ne verra pas ailleurs. Avec des artistes comme Daoud ou Monsieur Mâlâ, on va chercher une scène qui incarne une nouvelle tendance. Enfin, on monte des concerts sur-mesure, comme le Jazz Celebration avec China Moses, Hugh Coltman ou Pablo Campos, un autre pour le centenaire d’Oscar Peterson au théâtre de Verdure avec le trio de Sullivan Fortner. Tout ça participe d’une offre inédite.

Découvrez toute la programmation du Nice Jazz Fest 2025 et réservez vos places ici !

Les exigences du public ont-elles évolué avec l’accessibilité grandissante de la musique en ligne, et ressentez-vous également un besoin d’être accompagné dans leurs découvertes ?
On sent une envie culturelle forte et un besoin de passer du temps ensemble, de se retrouver. Sur l’ensemble des événements que j’organise, j’observe des taux de remplissage excellents alors que c’était beaucoup plus dur il y a quelques années. En même temps, il y a une exigence qui n’existait pas hier, notamment sur le soin apporté à l’esthétique du festival et la qualité du son. C’est aussi dû à la richesse de l’offre de spectacle vivant, les gens comparent. C’est pour ça que l’enjeu est de proposer quelque chose d’unique. Le Nice Jazz Fest a une histoire, une âme, une signature. A l’inverse, la standardisation des festivals n’est pas la voie à suivre, notamment parce que ça encourage la surenchère sur les cachets des artistes.

Comment envisagez-vous l’avenir du festival, notamment compte tenu des menaces qui pèsent sur la culture aujourd’hui ?
Je suis résolument optimiste : le jazz, mais aussi la soul et même le funk qui se font aujourd’hui sont d’un très haut niveau. Il faut garder l’esprit ouvert, car même quand on produit du hip-hop, dès lors qu’il y a un groupe live, c’est compatible avec le jazz. Le public nous a souvent surpris par son envie d’écouter aussi des choses assez pointues, de découvrir. Ces derniers temps, je vois se mélanger des publics séniors avec des gens beaucoup plus jeunes sur certains concerts.
Pour organiser un festival, il faut être passionné et avoir une bonne équipe mais aussi être un peu business(wo)man. Il y a des modèles à penser et des paris à faire. On a l’ambition de faire du Nice Jazz Fest l’un des 5 plus gros festivals de jazz au monde à moyen terme. On compte passer des 40-50 000 spectateurs actuels à 90, 100 ou 110 000. On veut enrichir l’offre artistique – cette année, on passe de 3 à 4 artistes par soir au Théâtre de Verdure –, j’ai créé un nouvel espace expérience, La Merenda (le casse-croûte en niçois) que j’ai confié à Joey Starr et les Live Soldiers, j’ai créé une scénographie autour de La Nouvelle Orléans et les Caraïbes, mais aussi un espace de garderie pour les festivaliers qui ont des enfants. Nous avons une très grande offre de restauration, une plage horaire qui va de 17h à 4h du matin, des jams ouvertes au public où les artistes se retrouvent après les concerts. Actuellement, les partenariats public-privé sont très rares dans les festivals et c’est une vraie piste. Il faut aussi décloisonner et s’associer à d’autres, et je pourrais très bien travailler avec un autre producteur ou un autre festival par exemple. On va entrer dans une phase de consolidation des festivals où il faudra structurer une offre encore plus forte. Si la France est ambitieuse et bien organisée sur le jazz, les artistes du monde entier voudront y venir en tournée et les amoureux de musique ont tout à y gagner. Au micro : Yazid Kouloughli. Photo : X/DR

Avec son troisième album, la chanteuse donne la pleine mesure de ses talents de compositrice et affirme vraiment son identité entre jazz, r&b et soul. Elle présentera “Promises” le 11 juin à Paris, au Studio de l’Ermitage.
par Yazid Kouloughli / photo :

Ce concert ne sera pas son premier estampillé Jazz Magazine : après avoir fait partie de Women In Jazz, notre événement anniversaire au Théâtre du Châtelet, et de notre tournée des Divas du jazz, Estelle Perrault est connue du public de nos spectacles. Mais ce pourrait être le plus personnel. Son troisième album, “Promises”, elle l’a voulu comme le plus fidèle à sa personnalité, loin des codes visuels de la chanteuse de jazz apprêtée que montrait la pochette de son précédent disque, “Dare That Dream”, qui avait beaucoup contribué à la faire connaître : « Je n’en étais pas du tout satisfaite et je me suis promis de ne pas sortir un nouveau disque sans être contente du résultat. L’univers visuel du précédent album, qui ne me représente pas du tout, était une idée du producteur du disque. Mais j’étais jeune, nouvelle dans le métier surtout, c’était la première fois que je chantais mes propres compositions et j’étais moins à l’aise que sur mon tout premier album, sur lequel je chantais des standards. »

Cette fois, que des compositions originales, mélodiques et accrocheuses, pour réaliser son rêve « de faire aimer le jazz à des gens qui n’en écoutent pas. C’est un peu ce que Samara Joy a fait : grâce à elle, beaucoup plus de jeunes vont s’intéresser au jazz. ». Elle s’est défaite derrière elle le complexe de l’autodidacte paralysée à l’idée de ne pas pouvoir faire aussi bien que ses artistes préférés. « C’a été une leçon d’humilité. J’ai écrit des choses qui me parlaient et que je pouvais faire. Certains des musiciens qui m’entourent, comme Rob Clearfield, l’arrangeur et directeur artistique, ou encore Matt Chalk, sont des virtuoses, et je tiens à souligner le rôle clé qu’ils ont joué dans l’élaboration du disque. » Intimistes, les paroles le sont aussi, avec un style conversationnel qui pourrait vous donner l’impression troublante qu’elle vous parle, ou qu’elle raconte quelque chose de votre vie. Là aussi, celle qui a voulu faire des morceaux auxquels on pourrait s’identifier a réussi quelque chose. Et pour aller jusqu’au bout de cette démarche d’authenticité, photo de pochette de prise dans un marché taiwanais sur le stand d’une couturièrecomme celui où travaillait sa grand-mère. «J’habite à Paris pour le jazz mais toute ma famille est à Taiwan. Je voulais mettre en lumière cette partie de mon identité, surtout avec ce qu’il se passe avec la Chine en ce moment, qu’on soit représentés et reconnus car on a une histoire très complexe. ».

Réservez dès maintenant vos places pour le concert d’Estelle Perrault le 11 juin prochain !

 

Le dessinateur Fred Beltran les  avait réunis sur notre couverture fin 2022, mais dans la vraie vie, Miles Davis et Jimi Hendrix se sont-ils croisés ? Ont-ils joué ensemble ? En tout cas, Miles Davis et Jimi Hendrix ont chacun à sa manière révolutionné le jazz et le rock au tournant des années 1960, et il nous avait semblé important de demander à Yazid Manou de raconter ce qui les a rapproché à cette époque d’intense créativité musicale.

Au nombre des fantasmes qui gravitent autour de Jimi Hendrix, l’évocation de Miles Davis est un des plus tenaces. Mais aucune photo ni aucun son n’ont à ce jour été révélés. Quant à une hypothétique rencontre phy-sique, on ne trouve que des rumeurs et quelques témoignages invérifiables. Pourtant, les liens mystérieux entre ces deux icônes semblent fasciner de façon exponentielle avec les années. La disparition de Betty Davis, témoin clé, empêche définitivement tout éclaircissement. Cependant, il y a bien longtemps que la chanteuse volcanique s’était volontairement effacée de la vie publique sans jamais avoir apporté aucun élément concret sur la réalité de la relation entre “son” Miles et Jimi Hendrix. En définitive, le seul matériau qui pourrait subsister se présente sous la forme d’un simple bout de papier, qui a relancé tous les fantasmes, et dont voici l’histoire.

Miles Davis (© Bernard Leloup)



PAUL D’ATTRACTION
Nous sommes en 2005,  et tandis que je surfe sur le site du Hard Rock Café  après une petite recherche hendrixienne, je tombe  sur la page de l’enseigne  de Key West en Floride, indiquant que l’établissement exposait un télégramme envoyé à Paul McCartney le 21 octobre 1969 où était mentionné l’enregis-trement d’un album le week-end suivant, et lui proposant tout sim-plement s’il voulait y participer. Avec en guise de signature : « Peace Jimi Hendrix Miles Davis Tony Williams. » Je tombe des nues ! Comment se fait-il qu’un tel document n’ait jamais fait parler de lui au-paravant ? Le site ne pré-sentait pas de photo de l’objet, juste son contenu. Je ne connaissais personne qui puisse faire un saut à Key West afin de récupérer un cliché. J’ai tout de même tenté de faire un peu de bruit autour de la “décou-verte” avec un mailing, mais à l’époque mes destinataires étaient peu nombreux et sans pièce jointe, les réactions furent insignifiantes. Seul le rock critic américain Charles R. Cross reprit succinctement l’information dans sa biographie de Jimi Hendrix, Room Full Of Mirrors, sortie en juillet 2005. Un rebondissement inattendu et décisif sur-vint sept ans plus tard. En flânant comme à l’accoutumée sur la toile, j’étais retourné sur le site du Hard Rock Café et là, deux énormes surprises m’attendaient : le fameux télé-gramme était maintenant exposé à Prague – plus facile d’accès – et il y avait eu une réponse au message, ce que ne spécifiait pas le site de Key West en 2005 ! Le bureau d’Apple à Londres avait envoyé aussitôt une réponse le lendemain, le 22 octobre 1969, par l’intermédiaire de Peter Brown, membre du conseil d’administration d’Apple Corps, signalant que Paul McCartney était en vacances ! Incroyable ! Je tenais mon scoop. Dans la foulée, j’étais parvenu à récupérer le visuel des télégrammes grâce à une employée du bureau parisien. Elle me révéla que la firme américaine avait acquis les lots dans une vente aux enchères chez Sotheby’s en 1995.
Début 2012, j’eu la possibilité de faire une vraie communication sur ces documents. Cette fois les retours furent conséquents, d’autant qu’à la fin de mon texte j’avais conclu être per-suadé que Paul McCartney n’avait jamais été au courant de toute cette affaire, sinon il s’en serait fait l’écho depuis très longtemps. En fait, le 22 octobre 1969, jour de la réponse de Peter Brown, il était réfugié dans sa ferme écossaise avec sa famille, tentant vainement d’échapper aux médias qui le harcelaient à propos de la rumeur insistante de son décès ! Peter Brown ne lui avait donc jamais transmis ni parlé du télégramme.

ALAN DOUGLAS À LA MANŒUVRE
Le 30 janvier 2013, je suis parti pour Londres avec quelques journalistes pour l’écoute privée de l’album inédit de Jimi Hendrix, “People Hell And Angels”. Une réception avait été organisée par Sony Music dans le club Bag O’Nails réouvert, fréquenté autrefois par le guitariste, et lieu de rencontre en 1967 entre Paul McCartney et Linda Eastman, sa future femme. Le fidèle et légendaire ingénieur du son Eddie Kramer se prêta à la traditionnelle opération question/réponse de la presse internationale lorsqu’un journaliste anglais l’interrogea en citant Miles Davis. Plus tard dans la soirée, je me présentai au reporter et lui racontai ma “découverte”. Il me répondit que cela l’intéressait et me tendit sa carte de l’Associated Press, une des plus grandes agences. C’est la dépêche qu’il publia quelques semaines plus tard qui a véritablement déclenché le buzz mondial sur ce rendez-vous manqué et enflamma les forums musicaux.
Il fallut attendre octobre 2013 pour obtenir la première réaction du Beatle grâce à une journaliste de l’Express, Paola Génone, qui l’interviewa à Londres pour la promotion de son album “New”. Il fut totalement abasourdi par la nouvelle : « C’est à la fois mon plus grand rendez-vous raté et une incroyable nouvelle, qui m’inspire déjà de nouvelles chansons. » McCartney reparla du télégramme sur le réseau américain SiriusXM le 8 octobre au micro de l’agitateur-star de la radio satellite, Howard Stern.
En se penchant plus attentivement sur le télégramme, on comprend que c’est le producteur de jazz Alan Douglas qui était à la manœuvre. Son numéro de téléphone figurait au bas de la page. Il avait rencontré Jimi Hendrix une première fois, deux mois plus tôt, backstage au festival de Woodstock, en août 1969. Les deux hommes n’allaient pas tarder à se rapprocher. Le temps de sa collaboration avec le guitariste, Douglas produira entre autres une jam de quatorze minutes le 30 septembre avec un remarquable Jimi à la basse accompagné par Stephen Stills, Buddy Miles et le guitariste John Sebastian. Le résultat, “Live And Let Die”, sera plus tard mixé sur un discours à propos de la légalisation des drogues par le gourou du LSD, Timothy Leary. Le disque est sorti en 1970 sous le titre “You Can Be Anyone This Time Around”. Puis en novembre, Douglas a été à l’initiative de la rencontre d’Hendrix avec Jalal Nuriddin, alias Lightnin’ Rod, membre fondateur des Last Poets pour le morceau Doriella Du Fontaine (publié en 1984). Le producteur aura également été très impliqué dans la formation du Band Of Gypsys avec Billy Cox et Buddy Miles.



MONSTRES SACRÉS
À New York, dans le quartier de Manhattan, Jimi avait commencé à fréquenter une boutique de vêtements branchés ouverte au printemps 1969 et tenue par Stella Douglas, la femme d’Alan, avec son amie Colette Mimram. Le musicien y venait régulièrement, accompagné de sa petite amie Devon Wilson. Il aimait leurs créations et en utilisa même certaines pour la scène, comme la célèbre veste à franges portée à Woodstock. Il est probable que Jimi et Miles aient pu s’y croiser puisque le couple Davis était aussi un habitué de l’endroit. On se doute bien qu’Alan Douglas avait en tête de rassembler les deux monstres sacrés du jazz et du rock mais la tâche s’avérait ardue. C’est peu de dire que Davis n’était pas commode et Hendrix, bien que respectant le trompettiste, était embarrassé face à ce géant de la musique. En fait, chacun se sentait plutôt intimidé vis-à-vis de l’autre. Il faut se rappeler la façon dont Miles parlait du guitariste lors d’un entretien avec le journaliste Don DeMicheal pour le magazine Rolling Stone en décembre 1969 : « Jimi Hendrix peut prendre deux blancs et les faire jouer à fond. Il faut avoir un groupe mixte – l’un a une chose, et l’autre une autre. Pour moi, un groupe doit être mixte. Pour avoir du swing, il faut qu’il y ait des Noirs. » Nous savons bien que la connotation raciale a toujours été très présente chez Miles. Il avait des réticences sur les deux premiers albums d’Hendrix. Noel Redding et Mitch Mitchell était bien moins sa tasse de thé que la paire noire Billy Cox et Buddy Miles. Mais il a quand même été particulièrement bluffé par le jeu du guitar hero, comme le décrit si bien cette anecdote de John McLaughlin qui l’avait amené au cinéma voir le film du festival de Monterey : « J’étais assis à côté de Miles, je regardais Jimi jouer et Miles disait “damn, damn”… » On dit que Miles assista en fin d’année à l’un des concerts du Band Of Gypsys au Fillmore East. L’influence de l’enfant vaudou sera profonde si on en juge par la longue liste des guitaristes qui ont collaboré par la suite avec le trompettiste : Sonny Sharrock, Dominique Gaumont, Pete Cosey, Reggie Lucas, Larry Coryell, Mike Stern, John Scofield, Robben Ford, Garth Webber, Hiram Bullock, Jean-Paul Bourelly et Foley.

L’ANNIVERSAIRE DE JIMI
Les propos de Miles Davis sur Jimi Hendrix ont toujours semé le trouble, notamment dans sa biographie publiée en 1989. A cette époque, la cote du Voodoo Child était bien remontée grâce au travail d’Alan Douglas sur le catalogue. Il aurait mieux fallu sérieusement interroger directement le jazzman vingt ans plus tôt, parce que le livre a été entièrement écrit par le poète Quincy Troupe suite à ses multiples rencontres avec Miles. Il est par exemple difficile de connaître la réalité au sujet du trio formé par Jimi, Miles et Betty. Miles, lui, n’y va pas par quatre chemins et balance ses phrases coups de poing sur les coucheries des uns et des autres. Nous sommes loin de la musique mais il faut aussi tenir compte de cet aspect. Quand j’ai interrogé Quincy Troupe sur la relation des deux musiciens, il a été incapable de répondre. Je pense qu’il a brodé à l’avantage de Miles. À le lire, on a réellement l’impression d’une grande complicité entre Jimi et Miles alors que le doute est encore permis sur le fait qu’ils se soient vraiment rencontrés ! À ce sujet, il faut évidemment parler ici du titre non officiel Ships Passing Throught The Night qui a pu faire rêver les néophytes parce qu’on y entend une trompette bouchée et un piano joués par des musiciens dont n’avons pas l’identité. Certains ont cru toucher le Graal en pensant que… Mais non, ce n’était pas du tout Miles Davis. L’enregistrement provient d’une longue série de jams du 14 avril 1969 réalisée au studio Record Plant, à New York. D’ailleurs Douglas est catégorique : il n’existe aucun enregistrement de Jimi avec Miles. Il aurait naturellement été le mieux placé pour mettre la main dessus ! Sur la toile, les débats sont toujours vifs entre fans. Voici par exemple ce que m’écrivait le journaliste Thierry Pérémarti, vivant depuis longtemps aux Etats-Unis : « Jimi était trop intimidé par les jazzmen en général, et par les “musiciens éduqués”. Ça l’impressionnait beaucoup, et il pensait n’être pas à la hauteur. (…) Ce qui aurait pu se passer, c’est une rencontre à la maison, tranquillement, pour tâter le terrain. Or Miles n’a jamais rencontré Hendrix ! Il me l’a dit. Bien qu’il dise le contraire dans son autobiographie pour faire bien. Il n’existe aucun témoin d’une rencontre entre les deux. Ils se sont parlés au téléphone une fois, c’est tout. (…) Tu connais l’anecdote où Miles offre une partition à Jimi pour son anniversaire ? Ils sont sensés se rencontrer à une soirée, et Miles s’en va car Jimi est à la bourre. Il trouve le document et passe un coup de fil à Miles pour lui dire que “c’est très gentil mais je ne sais pas lire la musique”… »

LA VOIX DE MILES
Voici un fait particulièrement intrigant sur la relation entre les deux hommes. En mai 1969, précisément les 14 et 20, deux sessions pour un album de Betty Davis sont produites par son mari dans les studios Columbia à New York. Les bandes seront malheureusement refusées par le label et ne verront le jour qu’en 2016 (“The Columbia Years 1968-1969”). Dans le livret, la chanteuse répondait aux questions de son grand ami John Ballon, en 2014. Au sujet de la participation du guitariste aux sessions, elle répond ne pas se rappeler que Miles ait proposé à Jimi d’en être, alors que ses musiciens Mitch Mitchell et Billy Cox ont été réquisitionnés, ainsi que sa copine Devon.  À ces dates, nous savons qu’il était dans les parages puisqu’il enregis-trait au Record Plant à New York. L’inclusion de Jimi aurait forcément totalement changé la donne de toute l’histoire ! Mais c’est bel et bien Miles qui était aux manettes et décidait qui jouait. Le label de réédition Light In The Attic, à l’origine de la sortie inespérée de ces enregistrements, a distillé par endroits de très courts extraits de la voix de Miles. Au début de la plage 5, on entend soudainement ceci : « Quel est le nom du batteur de Jimi Hendrix ? Celui qu’on appelle Mitch. » Juste après ces mots, il éclate de rire. Mais l’ombre de Jimi était déjà présente dès les premières rencontres entre Miles et Betty. Au moment de leur mariage en septembre 1968, le trompettiste enregistre le titre Mademoiselle Mabry en référence au nom de naissance de Betty. On y perçoit dans l’intro les notes de The Wind Cries Mary. L’album “Filles de Kilimanjaro” paraîtra en février 1969. Revenons au télégramme. J’avais posé la question à Douglas mais il avait répondu n’en avoir bien entendu aucun souvenir. C’est naturellement lui qui était à la manœuvre lorsque l’idée d’une rencontre phonographique avait failli voir le jour entre Miles et Jimi, mais nous savons qu’elle a malheureusement avortée dès que Miles exigea la somme de cinquante mille dollars avant toute chose, aussitôt imité dans sa demande par Tony Williams ! Le journaliste du New Musical Express Roy Carr avait affirmé avoir pu converser avec Jimi au Ronnie Scott’s, soit deux jours avant sa soudaine disparition, et ce dernier lui aurait parlé de ses plans pour enregistrer avec Miles Davis et Gil Evans, ainsi que ses bandes avec John McLaughlin et Larry Young. Pour avoir une petite idée d’une des directions musicales vers laquelle évoluait Jimi, vaste sujet, il faut écouter l’album “Nine To The Universe”, produit par Alan Douglas et publié en 1980 : c’est une succession de jams avec les participations de Buddy Miles, Larry Young, Jim McCarty et Dave Holland, entre autres.
Hendrix avait annoncé dans une interview qu’il aimerait qu’à sa mort Roland Kirk et Miles Davis viennent jammer. Le guitariste est parvenu à jouer à plusieurs reprises en privé avec Kirk, qu’il appréciait énormément. Là encore, la rumeur d’une bande enregis-trée ne s’est jamais concrétisée. Et dans les invités venus assister à ses obsèques le 1er octobre 1970 à Seattle, un certain Miles Davis fit le déplacement.

Photo d’ouverture : X/DR, Bernard Leloup

Tandis que notre playlist “The Other Sides of Bill Evans” vous invite à découvrir les faces cachées du génial pianiste, il est temps de (re)découvrir l’homme derrière le musicien, tel qu’il se révélait en mars 1965 dans Jazz Magazine au micro de Jean-Louis Ginibre.

Bill Evans, avez-vous déjà lu, dans des revues ou des magazines, des articles sensés  écrits sur vous ?
Oui. Et même, une ou deux fois, j’ai le des critiques que j’ai prises à cœur. J’ai pensé qu’elles étaient justifiées et j’ai modifié certains aspects de mon jeu à la suite de ces critiques. En ce qui me concerne, tout le monde a raison. C’est simplement une question de point de vue. Presque tout ce qui a été écrit sur moi était brillant et intelligent. La presse a été très gentille à mon égard. Mis à part un ou deux articles sur deux cents, tous les autres ont été très élogieux. J’ai eu beaucoup de chance.

Parfois, on dit que votre musique est impressionniste. Qu’en pensez-vous ?
J’adore les impressionnistes. J’adore Debussy, il est un de mes compositeurs favoris. Je ne suis pas très emballé par la peinture, mais si je l’étais, je préférerais la peinture impressionniste. Mais je ne prétends pas à quelque chose de cet ordre. Je ne sais pas avec quoi je me retrouve à la fin. C’est à quelqu’un d’autre de juger cela, pas à moi. Je ne sais pas ce que c’est. J’ai l’impression de vivre deux cents ans en arrière, au dic-huitième siècle et non au vingtième, aussi je ne sais pas si je suis impressionniste ou non. Je veux changer mais j’ai le sentiment que je ne peux pas tant que je ne suis pas capable de remplacer ce que je fais par quelque chose de mieux. Je n’ai rine trouvé de mieux pour le moment, aussi je me contente de ce que j’ai.

Cherchez-vous délibérément ou vous contentez-vous de vous laisser aller ?
Je me laisse aller. Je trouve au fur et à mesure. J’ai la sensation d’avoir appris de beaucoup de monde et, cepdendant, les gens me disent que j’ai influencé d’autres musiciens… J’ai peine à le croire. Je ne crois pas avoir autant de talent que d’autres. Quelqu’un qui a du talent possède une certaine facilité et joue bien dès l’âge de seize ou dix-sept ans, beaucoup mieux que moi au même âge. J’ai dû travailler énormément et passer beaucoup de temps à chercher, plonger et extraite avant d’arriver à quelques chose. Et à cause de cela j’ai été beaucoup plus clairvoyant dans ce que j’ai fait par la suite. Ce n’était pas une imitation : je n’avaios pas assez de talent pour imiter et je me suis retrouvé avec une synthèse du jeu de très nombreux musiciens. De cela est sorti une chose et je pense qu’elle est personnelle. C’est ce qu’on me dit mais je ne sais pas vraiment.

Votre succès vous vous surprend-il ?
Oui, il me surprend. J’ai travaillé sur pour l’obtenir et j’y avais mis tous mon espoir… Mais je vois tant de gens talentueux qui n’ont pas de succès !

Quand vous avez débuté, quels pianistes admiriez-vous ?
Je crois, d’abord, Nat King Cole. Il ne joue plus aujourd’hui, mais c’est un très grand pianiste. Et puis Earl Hines, Bud Powell. Bud a été ma plus grande influence parce qu’il possède le sens de la forme. Aussi dave Brubeck, George Shearing, Oscar Peterson, Al Haig, Lou Levy.

Pourquoi Dave Brubeck ?
Voyez-vous, on apprend de tout le monde. De Nat King Cole je prendrais le rythme et l’éconimie, de Dave Brubeck un certain voicing, de George Shearing un voicing encore, mais d’un autre genre, d’Oscar Peterson un swing puissant, d’Earl Hines une forme de structuration. Bud Powell est très complet mais, même de lui, je ne prendrais pas tout : je n’écouterais pas un disque de Buf en essayant de jouer en même temps, d’imiter. J’écouterais le disque en tenterais plutôt d’en absorber l’essence pour la mettre en pratique sur autre chose… Et puis, ce ne furent pas seulement les pianistes mais ausis les saxes, les trompettes, tout le monde… C’est plutôt l’esprit qui pense jazz que l’instrument qui joue jazz qui m’intéressait.

Et Monk ?
Pas trop. Il me plaît beaucoup. Ce qui vient de Monk, d’autres l’ont absorbé aussi. C’est une personnalité individuelle si forte et si belle que l’imiter est une insulte pour lui et une erreur pour celui qui le fait. C’est aussi une insulte pour vous si vous l’imitez car vous ne respectez pas si vous le faites.Vous renoncez à votre propre personnalité si vous l’imitez et même si vous imitez qui que ce soit.

Pensez-vous parler de vos recherches dans le domaine du rythme ?
Non. En vérité, ce n’est que du feeling. J’ia fait mes débuts professionnels à douze ans et demi. Alors j’ai senti ce qu’était la forme et j’ai commencé à apprendre le langage harmonique de la mélodie. Tout le monde veut jouer du jazz après l’école, et dur des centaines de milliers de gens, seuls quelques-uns émergent. Ce n’est pas comme si quelqu’un décidait ce qu’il va faire et qu’il s’enfermait dans un placar pour travailler. Je pense au jazz comme à la musique folklorique de notre pays et je crois qu’il va s’étendre et se développer davantage. Je n’aime pas ce qui n’a pas de tradition : je pense que tout doit se développer à partir d’une tradition. Mais je n’ai pas de plan en ce qui concerne le rythme.

Quand vous aviez seize ans, vous avez fondé un orchestre avec votre frère…
C’était au collège. J’avais déjà joué avec des musiciens plus âgés dans des orchestres de danse, aussi avaisje un bon bagage. Nous avons monté avec mon frère cet orchestre qui était uniquement composé d’étudiants teenagers. Aux Etats-Unis, ça fait partie de la croissance. Jai commencé à jouer du piano à six ans. Je jouais de la musique classique et uniquement ce qui était écrit. Si on m’avait demandé de jouer Star Spangled Banner je n’aurais pas pu le faire sans la partition. A l’âge de douze ans, je commençai à jouer en orchestre. Je jouai ce qui était écrit jusqu’au jour où je découvris quelque chose qui n’était pas écrit. Ce fut merveilleux de trouver quelque chose qui n’était pas écrit et qui sonnait bien ! C’est cela qui m’a véritablement conduit nu jazz.

Parmi ces jeunes étudiants qui jouaient avec vous, y en atil un qui soit devenu jazzman professionnel ?
Non, mais, mon Dieu, l’Amérique est si grande ! Chaque collège a un orchestre ou deux. Tout le monde veut jouer et joue un peu. A New York, c’est pathétique de voir tant de musiciens superbes qui meurent de faim ! Peutêtre ailleurs seraient-ils les rois mais à New York, ils ne sont rien. J’ai dû me battre longtemps moi-même. Quand je suis arrivé à New York, j’ai dû attendre trois ans avant de percer. Mais une fois qu’on perce à New York, c’est gagné ! Et je le savais. Mais c’est très dur. Si vous réussissez facilement, vous risquez de retomber aussi facilement, mais si vous y mettez le temps et que votre talent est valable, ça dure.

Vous avez joué, lors de vos débuts, avec le guitariste Mundell Lowe…
Oui. Quand j’étais au collège, en Louisiane, Mundell vint dans la ville où j’étais pour régler des affaires de famille. Quelqu’un du collège lui demanda de m’écouter. J’étais un « junior » à ce moment-là et il m’écouta. Plus tard, je reçus un télégramme : « Voulezvous travailler avec moi cet été ? » J’acceptai bien entendu et travaillai avec lui et Red Mitchell. Je voulais quitter le collège mais il me conseilla de terminer mes études. Par la suite, grâce à Mundell, je fis la connaissance de Tony Scott. Quand je sortis du collège, Tony me trouva du travail avec Herbie Fields. Je restai dix mois avec Herbie Fields puis je fus appelé dans l’armée. Après trois ans d’armée, j’allai chez moi à New Jersey et y restai un an et demi. Puis je me rendis à New York où j’en ai bavé pendant deux on trois ans. Et ça a commencé à bien marcher. Ce n’est en fait que depuis deux ans que je peux respirer. Je puis obtenir les choses que je veux et je ne veux pas beaucoup.

Herbie Fields s’est suicidé…
Il s’est suicidé il y a deux ans. En quelque sorte, il avait été le précurseur du rock and roll : il se trémoussait, il gesticulait… Le rock and roll est arrivé, a rapporté des billions de dollars mais rien pour Herbie Fields. Puis sa femme l’a quitté en emmenant ses enfants. Il buvait sec, ii n’avait plus rien. Alors il s’est tué. C’est mieux pour lui. Je préfère le savoir mort que vivant en souffrant ce qu’il a souffert.

Vous avez joué avec Eddie Costa…
Nous étions très amis. Nous avons enregistré une fois ensemble mais nous n’avons pas souvent joué côte à côte. Nous aimions beaucoup nous retrouver. Nous aimions tous deux le sport. Une heure avant qu’il ne se tue, j’étais avec lui.

Comment Miles vous a–til engagé ?
Il m’a téléphoné. Je l’avais simplement rencontré une fois au Composer. On nous avait présentés. Six mois plus tard, il m’a appelé pour nie demander si je voulais travailler avec lui pendant le weekend. Ça a dû lui plaire puisqu’il m’a engagé.

Avec la formation de Miles, répétiezvous beaucoup ?
Non, jamais. Et je ne fais jamais répéter mon trio non plus. Nous nous comprenons très bien. Si on connaît le thème, on doit pouvoir le jouer. Chaque musicien a assez de musicalité pour cela. Nous n’avons, depuis le début, jamais répété avec le trio et, chez Miles, nous ne répétions pas non plus.

Pourquoi avez-vous quitté Miles ?
J’étais très malheureux quand j’étais avec Miles. Je ne sais pas exactement pourquoi mais j’ai senti qu’il était temps pour moi de partir. Je l’ai dit à Miles et il a accepté. Nous sommes restés bons amis.
Miles vous atil demandé de jouer dans un certain esprit ? Il avait commencé à me le demander mais je ne l’ai pas laissé faire. Miles peut vous marcher sur les pieds si vous le laissez faire. Mais, si vous réagissez, il vous en aimera davantage.

Que pensez-vous de votre expérience avec Scott LaFaro ?
Cc fut merveilleux. Cc ne fut d’ailleurs pas seulement une expérience musicale. Scott était une des personnes les plus vivantes que j’ai connues. Il fut toujours pour moi une source d’inspiration. Je ne sais pas ce qui se serait passé s’il n’avait pas trouvé la mort. Il avait progressé si vite ! Je ne pense pas qu’il serait allé beaucoup plus loin.

Avezvous cru ne jamais pouvoir le remplacer au sein du trio ?
Oui. Je ne pense pas qu’il soit remplaçable : jamais je ne pourrai trouver quelqu’un comme lui mais je pourrai trouver quelqu’un qui offre d’autres qualités. Chuck joue superbement et offre des choses que Scott n’avait pas. Mais je ne pourrais pas trouver quelqu’un comme Scott, ni quelqu’un comme Chuck ou comme Peacock.

Avec Gary Peacock, pourquoi cela n’at-il pas marché ?
Gary traverse une crise personnelle et je ne veux imposer mes pensées et mon style à quiconque. Je respecte trop le talent de Gary pour lui imposer quoi que ce soit et je voulais lui donner une chance de se trouver. Plus il jouait avec moi, plus il aimait ce que nous faisions, plus il y croyait. Cependant, j’ai senti qu’il voulait faire autre chose et je ne voulus pas le forcer. D’autre part, je ne pouvais pas modifier mon jeu peur lui. Nous nous sommes séparés.

Comment vous êtes-vous séparé de Paul Motian ?
C’est lui qui s’est séparé de nous ! A Los Angeles. Nous y étions il y a à peu près un an. Il est parti parce qu’il souffrait d’être séparé de sa femme et aussi parce qu’il y avait de petites divergences de vue dans le groupe, divergences que je n’essaierai pas de vous expliquer. J’aime beaucoup Paul. Il est resté longtemps avec nous.

Écoutez-vous du classique ?
Oui, et j’en joue pour mon plaisir.

Quel est votre compositeur favori ?
Tous les grands maîtres : Bach, Brahms, Debussy, Beethoven, Bartok, Stravinsky. J’ai la sensation de ne pas très bien comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans la musique classique. J’essaie de comprendre mais ça ne me touche pas…

Vous avez enregistré avec Gunther Schuller et George Russell, Quelles sont vos impressions ?
Je les admire tous les deux mais je ne suis pas d’accord avec une grande partie des opinions de Schuller et avec quelquesunes de George Russell. Mais je considère George Russell comme un des rares sinon le seul bon compositeur de jazz. Schuller a beaucoup de connaissances et il est un merveilleux musicien mais j’attends toujours quelqu’un. Je ne sais pas qui mais j’attends toujours.

Vous avez joué dans la bande sonore du film « Odds against tomorrow » (Le coup de l’escalier). Que pensezvous de cette expérience ?
J’ai été un peu déçu. Il y a, dans le film, une scène de séduction entre Robert Ryan et Gloria Grahame. J’ai improvisé là-dessus. Je regardais le filmpendant que j’improvisais et je coordonnais mes improvisations avec ce qui se passait sur l’écran. Quand j’ai vu le film terminé, je me suis aperçu qu’ils avaient monté la musique avec quatre secondes d’écart et ça n’allait plus du tout. Ça ne voulait plus rien dire.,,

Que représente pour vous, en musique, le mot “liberté” ?
Pour moi, la liberté, c’est de trouver de la place là où il n’y en a pas au départ. Vous prenez une page de partition : il semble qu’il n’y ait pas de liberté là-dedans muais si vous prenez le temps, et si vous comprenez cc qu’il y a sur cette page, vous trouverez autant de liberté que vous voudrez. Vous pouvez aussi jeter cette page de musique, la déchirer, vous asseoir sur le piano, jouer avec vos coudes et dire : ça, c’est la liberté. Pas pour moi. La liberté la plus valable est celle qui a de la force, un peu parce qu’elle est gagnée contre quelque chose de solide, quelque chose de rigide.

Ecoutezvous la musique d’Ornette Coleman ?
Nous étions au même programme que lui à New York, pendant deux semaines, avant de venir ici. Je ne peux nier qu’il y ait des gens qui semblent aimer ça mais ce n’est pas du tout mon approche de la musique. Je ne suis pas Ornette Coleman et il serait inutile pour moi d’essayer de faire de la musique de cette façon. Parce qu’il me faudrait revivre ma vie et être quelqu’un de différent. C’est tout ce que je puis dire.

Au cours de cet engagement, jouait-il aussi du violon ?
Oui, du violon, mais on pourrait appeler ça du viol !

On dit souvent que vous êtes le meilleur pianiste révélé depuis dix ans. Quelle impression cela vous fait-il ?
Je ne sais pas. Au fond de moi-même je suis resté le même. Je joue les mêmes standards de la même façon et je suis aussi bon qu’avant sans tenir compte de ce qu’on peut dire. Aussi, pour moi, cela ne faitil aucune différence sauf une, s’il se trouve assez de gens pour dire ça : peut-être gagnerai-je plus d’argent. Mais en vérité, ce que les gens disent n’a pas d’importance. Je sais ce que je suis, quelqu’un de très simple et très élémentaire. Et je sens que j’ai eu beaucoup de chance.

Aimez-vous les gens ?
Oui, mais je ne communique pas trop bien avec eux…

Est-ce important de communiquer avec les gens ?
Je dédie ma vie à cela.

Vous arrive-t-il de ne pas avoir de succès, en concert ou en cabaret ?
Bien sûr. Comme dans n’importe quelle autre profession. Il y a des bons et des mauvais moments.

Êtes-vous triste à ce moment-là
?
Bien sûr, et je me sens responsable.

Croyezvous en une puissance supérieure ?
La seule chose supérieure dont j’aiefait l’expérience est la musique.

Y a-t-il un autre art que vous placiez plus haut que la musique ?
Non, et même pas s’en approchant.

Etes-vous indulgent dans la vie ?
J’essaie de l’être mais peut-être au fond de moi ne le suisje pas du tout. En d’autres termes, je ne veux faire de mal à personne mais je dois être très strict avec moimême pour me maintenir. Lorsque vous m’avez demandé ce que je pensais d’Ornette Coleman, je vous ai répondu vous savez quoi, mais au fond de moimême il se pourrait que je sois très fortement contre.

Chuck Israels semble être beaucoup plus affirmatif que vous dans ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas…
Je ne connais pas très bien Chuck. Je n’y suis jamais parvenu. Nous nous entendons très bien. Je crois qu’il est difficile de le connaître mais je l’aime beaucoup. Musicalement, nous nous comprenons très bien.

Vos premiers disques personnels furent enregistrés par Riverside, firme que dirigeait Bill Grauer. Etiez-vous un ami de Bill Grauer ?
Pas tellement. Bill Grauer s’occupait du côté administratif et Orrin Keepnews du côté artistique. Aussi avaisje très peu affaire à Grauer et le peu que noua avons eu à voir ensemble ne fut pas très satisfaisant. Il était très fruste. J’ai été désolé d’apprendre sa mort, mais de son vivant, je n’avais rien de bon à dire sur lui.

Pensezvous que sa mort ait provoqué ou précipité la faillite de Riverside ?
Non. Je pense plutôt que c’est la faillite imminente de Riverside qui a précipité la mort de Grauer. Il avait très probablement endetté Riverside à un point tel qu’ils n’ont pas pu s’en sortir. Ils travaillaient avec un très petit capital et ils ont emprunté aux banques pour essayer de s’agrandir : ils sont allés si loin qu’ils n’ont pas pu s’en sortir. Cela a provoqué la faillite.

Aimez-vous votre album “Conversation With Myself” ?
En partie seulement. Il y a quatre plages qui ont été éditées sans ma permission : Hey There, Blue Monk et deux autres. J’avais décidé de ne pas les inclure dans l’album. Mais j’aime Spartocus, Round about Midnight, Stella by Starlight et How about you. Ce disque a remporté plusieurs Awards dont le Grammy. L’idée était bonne, je crois.

Êtes-vous parfaitement satisfait de votre groupe actuel ?
Très satisfait. Chuck joue superbement. Larry, bien sûr, est un musicien complet et un très grand batteur. Tons deux sont très sensibles, compréhensifs et je pense qu’à n’importe quel moment nous pouvons expérimenter quelque chose de nouveau. Le potentiel est là.

Quelle question vous pose-t-on le plus souvent ?
« Comment appelez-vous ce que vous jouez ? », et je n’ai aucune réponse à cette question.

À quoi vous intéressezvous en dehors de la musique ?
Au sport. Je ne suis pas en forme en ce moment mais j’en ai toujours fait et j’adore ça.

Quels sports ?
Le baseball, le football. Bien sûr, on ne peut plus jouer eu prenant de l’âge mais j’adore le golf, le bowling, etc.

La politique vous intéresse-t-elle ?
Pas du tout.

N’auriez-vous pas aimé être député ou sénateur ?
Non… Le plus drôle, c’est qu’au collège j’ai toujours été élu pour ce genre de choses. J’étais toujours président d’une association quelconque. Mais je pense que j’acceptais souvent parce que ça flattait mon orgueil. Je voulais être accepté. Cc n’était pas pour la position. Si le monde dépendait de gens comme moi, nous vivrions dans des caves.

Quelle fut votre plus désagréable expérience ?
C’est difficile à dire. Dans ma vie, c’est l’armée qui m’a le plus marqué. J’étais si malheureux… Je ne m’en suis pas encore remis. D’ailleurs, je fais souvent le même rêve : je rêve qu’ils ont perdu mes papiers, qu’ils ne peuvent pas me démobiliser et qu’il faut que je fasse encore trois ans !

Lorsque vous pensez au futur, comment envisagezvous votre carrière ?
Je ne pense jamais audelà d’après-demain Et Et encore ! Mais, si je rêvais, je penserais à composer. Mais ce n’est qu’en rêve car, en réalité, je ne vois pas plus loin qu’après demain.

Avez-vous peur de vieillir ?
Non, la seule chose dont j’aie peur, c’est la mort. Quand j’avais 18 ou 19 ans, j’aurais pu mourir. J’étais prêt pour la mort. Aujourd’hui, je ne suis plus prêt : j’ai déjà perdu trop de temps…

Photo © Paul Minsart





1ère partie / Disciple et affranchi (1927-1960)

A l’occasion de l’article consacré, dans le numéro 781 de Jazz Magazine (mai 2025), à l’album “I Concentrate On You” de Lee Konitz sur le label SteepleChase, album qui marqua le rebond de sa carrière en 1974, Franck Bergerot a brossé un panorama plus large de son œuvre, en 3 épisodes à suivre sur jazzmagazine.com.

Né le 13 octobre 1927 à Chicago, Leon “Lee” Konitz se met à la clarinette à l’âge de onze ans sous l’influence de Benny Goodman, puis au ténor après s’être entiché de Lester Young, influence décisive, même s’il échange rapidement le ténor pour l’alto. Il fait bientôt la connaissance de Lennie Tristano. Né le 19 mars 1919, Leonard Joseph “Lennie” Tristano a perdu la vue au cours de son enfance et étudié dans un institut spécialisé. Outre le piano adopté à l’âge de quatre ans, il y étudie divers instruments (anches, trompette, guitare, violoncelle…). À 19 ans, il entre à l’American Conservatory de Chicago, se passionnant particulièrement pour Johann Sebastian Bach, tout en s’initiant au jazz. À partir de 1943, il enseigne à la Christensen School of Music où il a Lee Konitz pour élève.

Le bop selon Tristano

En 1946, Lennie Tristano gagne New York où il se fait rapidement remarquer pour la qualité de son oreille et pour l’originalité de ses conceptions harmoniques et rythmiques. Au sein du trio piano-guitare-contrebasse sur un répertoire de standards, il demande à son guitariste Billy Bauer de laisser tomber la pompe régulière au profit d’une partie indépendante en matière d’harmonie, de contrechant et d’accentuation. Aussi, dans une étude commandée au pianiste Lou Stein par Down Beat, il est noté que Tristano recourt au contrepoint, à des extensions harmoniques, à la dissonance et aux rythmes croisés sollicitant les découpes impaires à trois, cinq, voire sept temps, superposées à la carrure à quatre temps propre au répertoire du jazz de l’époque. Quant au musicologue Gunther Schuller, il signale, chez Tristano, un recours à la bitonalité frisant l’atonalité.

Durant l’été 1947, Tristano lui-même prend la plume dans la revue Metronome où il signe un article intitulé What’s wrong with the Beboppers ?(Qu’est-ce qui ne va pas avec les beboppers ?)Il ne s’agit nullement d’une charge contre la nouvelle musique à laquelle il consacrera un second article sous le titre What’s right with the Beboppers ? Il est en effet un admirateur de Charlie Parker et de Dizzy Gillespie. Mais il s’inquiète du peu d’exigence de leurs suiveurs qu’il qualifie de « little monkey-men » se contentant de singer leurs idoles par l’emprunt de quelques tics mal assumés. Et recourant à l’expression “cool” qui servira bientôt à désigner les dérivés du bop imaginés majoritairement par les jazzmen blancs, il écrit : « Il faut bien comprendre que le bebop est diamétralement à l’opposé du jazz qui précède, swing et dixieland. Le swing était brûlant, bruyant. Il cognait et soufflait comme une locomotive. Le bebop est cool, léger, fluide. Son rythme est plus subtil, sous-entendu. Ce volume plus discret permet d’y introduire d’intéressants accents plus complexes. » Point de vue bientôt partagé, notamment par le jazz critic Leonard Feather qui écrira en 1949 que la caractéristique rythmique du bop nous fait passer du “hot jazz“ au “cool jazz”, et qui désigne Lester Young comme le grand novateur à l’origine de cette évolution. Une remarque résonnant avec les “bulles” émises par le “pape” de la critique jazz en France, qui qualifiait pareillement Lester Young et les boppers d’anti-jazz, tout en bénissant Coleman Hawkins qui fut pourtant l’un des inventeurs du langage harmonique du bop. Paradoxe qui pourrait ici nous entrainer vers des digressions pas totalement hors de propos dans une discussion sur l’art de Lee Konitz. Mais poursuivons…

À l’école de Tristano

Lorsque Lee Konitz débarque à New York en 1948, il y rejoint son ancien professeur pour se placer sous son aile. Tristano devient une espèce de gourou musical, alors que son trio se fait quintette avec l’adjonction de Konitz et de divers batteurs, puis sextette avec l’arrivée de Warne Marsh, un saxophoniste ténor dont la sonorité se fondait si mystérieusement à celle de Lee Konitz que l’on pouvait les prendre l’un pour l’autre. Une caractéristique qui inspira à certains l’expression de ténor en mi bémol (les saxophones étant des instruments dits “transpositeurs”, le ténor est en si bémol et l’alto en mi bémol).La discipline à laquelle les soumit Lennie Tristano consistait notamment à leur faire apprendre les solos de Lester Young sans l’aide de l’instrument ni même du papier-crayon, juste en les chantant. Ainsi seraient-ils mieux en mesure d’entendre ce qu’ils improvisaient eux-mêmes, et plus à même d’improviser intérieurement ou à voix haute sans l’aide de l’instrument. Il poussait la logique jusqu’à les faire à improviser collectivement sans thème ni grille harmonique. Il en est resté deux brefs exemples Digression et Intuition 1, le coffret “Lennie Tristano, Personal Recordings 1946-1970” (Mosaic, 2021) révélant des exemples plus conséquents enregistrés en public dès 1948, autant de préfigurations du free jazz avec une décennie d’avance.

Pour les encourager à improviser en contrepoint, en s’écoutant les uns les autres, il leur faisait jouer également des fugues à deux voix de Johann Sebastian Bach dont on retrouve l’esprit (début et fin de Fishin’ Around 2,final de Jazz Of Two Cities 1et Dixie’s Dilemna 1,réexposé de Sound-Lee 2, plus d’autres exemples lors des retrouvailles de Konitz et Marsh) sinon la lettre lors des tournées européennes de 1975-76 (“Live at the Montmartre Club, vol.2” et “London Concert”). De manière générale, compositions et improvisations étaient démarquées des standards de la comédie musicale, de nouvelles mélodies se substituant aux airs originaux. C’est ainsi que You Can Depend On Me devint Wow ! 1, Cherokee fut métamorphosé en Marshmallow 2et What Is This Thing Called Love travesti sous le titre Subconscious Lee 1. Autant d’occasions de se livrer à des chromatismes acrobatiques et de s’affranchir des symétries de la découpe prosodique des refrains d’origine en chevauchant les barres de mesure selon des métriques superposées aux structures standards en 32 mesures… le tout en totale décontraction.

L’émancipation discrète

C’est cette décontraction que s’empressèrent de dénoncer les afficionados du bop qui envisageaient les urgences parkériennes ou gillespiennes comme métaphores de la tension sociale pesant sur la communauté noire. Mais c’est cependant cette décontraction, non dépourvue d’intensité, qui décida Miles Davis à choisir Lee Konitz plutôt que Sonny Stitt, lorsque Charles Parker s’avéra indisponible à la création du fameux nonette en 1948. Première incitation pour Konitz à s’émanciper du clan Tristano au risque d’en être plus ou moins excommunié, ce qui n’interdira pas d’épisodiques retrouvailles avec Marsh et/ou Tristano jusqu’en 1964.

De parents travaillant dans le milieu artistique hollywoodien et donc à l’abri du besoin, Warne Marsh restera longtemps dans le giron tristanien, et même lorsqu’il s’en affranchira, il campera sur un rigorisme refusant toute compromission, peu soucieux de sa notoriété, mais vénéré durablement pour sa conception du mètre, notamment, et de façon très contrastée, par Anthony Braxton et Mark Turner. Plus folâtre, Konitz s’affranchit de tout dogmatisme, pétri par la culture des standards qu’il revisite à l’envi jusque dans les moindres recoins connus de lui seul, voire méconnus de lui-même au moment de les aborder. Au début des années 1950, il court le cacheton dira-t-on ; il court en tout cas le monde. On le croise en Suède en 1951, avec Charles Mingus en 1952 avant qu’il n’embarque au sein de la formation de Stan Kenton pour la côte Ouest où il se joindra au “pianoless quartet” de Chet Baker et Gerry Mulligan (“Konitz Meets Mulligan”, Pacific). Toujours avec Kenton, il est en Europe en 1953, constituant un réseau de relations pour sa carrière free lance à venir. En 1954, il monte un quartette avec quelques disciples tristaniens (les pianistes Ronnie Ball ou Sal Mosca, le guitariste Billy Bauer, les contrebassistes Peter Ind ou Arnold Fishkin et les batteurs Jeff Morton , Al Levitt ou Dick Scott, etc.). Une carrière vagabonde, avec le soutien discret d’Atlantic, puis Verve, sans véritable traits saillants pour ponctuer une excellence réelle mais sans histoire, quasiment hors du temps de l’Histoire, plus de ponctuelles collaborations orchestrales avec Gil Evans, Gerry Mulligan, et surtout Jimmy Giuffre avec qui il cosigne “Meets Jimmy Giuffre” et  “You & Lee”.  Franck Bergerot

À suivre : 2ème partie (disponible à partir du 24 mai) – De l’oubli à la renaissance (1961-1976)

1. Lennie Tristano & Warne Marsh “Intuition” (Capitol)

2. Lee Konitz “Suconscious Lee” (New Jazz / Prestige)