Chaque jour jusqu’au 23 août, Fred Goaty & fredgoatylapepitedujour (le compte Instagram qui aime les mêmes musiques que vous) vous présentent un “Disquindispensable” à (re)découvrir d’urgence.


“Tom Cat”
Tom Scott & The L.A. Express
Ode

1975

Ils étaient félins pour l’autre ces cats à la patte et à la griffe sans égal, jazzmen fous de pop, de folk, de soul, de funk et de blues. Comme les Crusaders, le L.A. Express était un groupe avec lequel beaucoup d’artistes, et pas des moindres (Joan Baez, Barbra Streisand, George Harrison, Joni Mitchell…), voulaient faire de la musique. Dans sa première incarnation, le L.A. Express était composé de Tom Scott au saxophone, Larry Carlton à la guitare, Joe Sample aux claviers – yep, appelez ça la “Crusaders connection” si vous voulez –, Max Bennett à la basse et John Guerin à la batterie. Dans notre premier Disquindispensable du week-end (votre nouvelle rubrique hebdomadaire), Sample et Carlton furent respectivement remplacés par Larry Nash et Robben Ford, et ce dernier signe quelques solis mémorables, sur les grooves à la fois funky et sophistiqués prodigués par Bennett et Guerin. Cerise sur le gâteau, Joni Mitchell chante le refrain de Love Poem.

PS : Un peu à la manière des Headhunters sans Herbie Hancock, le L.A. Express a continué d’exister (et enregistré deux albums) sans Tom Scott au saxophone, mais c’est une autre histoire…

PS II : J’adore la pochette de ce Disquindispensable, illustrée par David McMacken – mais si, vous ne connaissez que lui : les pochettes de “200 Motels” de Frank Zappa, de “Black Market” de Weather Report”, de “Leftoverture” de Kansas ou encore de “Raised On Radio” de Journey, ça vous dit quelque chose, non ?

Réédité pour la première fois, ce reportage paru dans le n° 52 de Jazz Magazine en octobre 1959 nous fait revivre l’aventure new-yorkaise de l’enregistrement de la BO du film de Roger Vadim, les Liaisons Dangereuses. Avec le grand producteur Marcel Romano, et Thelonious Monk, Art Blakey, Barney Wilen…

Quand Roger Vadim commença à préparer la réalisation du film Les Liaisons dangereuses, il pensa en illustrer les séquences au moyen de musique symphonique. Plusieurs amateurs de jazz connaissaient son projet et regrettaient qu’il ne pensât pas à faire appel, pour la bande sonore, à des musiciens de jazz. Il leur semblait que le jazz s’imposait, d’autant que le film était une transposition, à notre époque, de l’action du célèbre roman de Choderlos de Laclos. Certes, Vadim n’avait aucune prévention contre cette musique, bien au contraire ; il l’avait, du reste, brillamment prouvé avec le fameux Sait-on jamais. Plusieurs de ses amis lui dirent combien des musiciens comme [Thelonious] Monk, par exemple, pouvaient fournir, en marge de la mise en scène, une musique riche et fascinante.

Un jour, Vadim arriva chez Marcel Romano, au moment où celui-ci écoutait des disques de Monk. Roger connaissait assez peu ce pianiste, mais dès le premier disque qu’il entendit, ses oreilles découvrirent un univers musical nouveau. Quand tous les disques de Monk furent entendus (certains même plusieurs fois consécutives), Vadim déclara qu’il ne saurait plus concevoir une autre base musicale à son film que des mains de Thelonious. Le tournage commençait en février et devait s’achever vers le début du mois de mai. Comme il était question de faire venir Monk justement à cette époque pour une tournée européenne, tout semblait donc s’accorder à merveille.

Vers la fin du mois de mars, Romano eut d’ailleurs l’occasion de faire un voyage éclair à New York dans le dessein de ramener à Paris Kenny Dorham et Duke Jordan dont Edouard Molinaro avait besoin pour son film Un témoin dans la ville. Il profita du voyage pour rendre visite à Monk et à son imprésario Harry Colomby. Il leur raconta le scénario des Liaisons et comprit rapidement que si, dans le principe, Thelonious accepterait de collaborer avec plaisir à cette production, en revanche serait-il très difficile de lui faire signer le contrat relatif à cette affaire. Pour bien comprendre la terrible inhibition que subit Monk à la vue d’un contrat, il faut se souvenir qu’il avait été frustré voici une quinzaine d’années, de ses droits sur l’une de ses compositions les plus fameuses, par les suites d’une signature hâtive au bas d’un perfide engagement. Cette imprudence et ses conséquences fâcheuses l’ont marqué au point qu’un stylo qu’on lui tend est devenu pour lui un objet de crainte douloureuse. De plus, il semblait que Monk ait déjà un emploi du temps assez chargé dans les premiers jours de mai.

Art Blakey, Barney Wilen et Marcel Romano en studio. (Photo © X/DR)

Rentrant à Paris, Romano expliqua à Vadim qu’on ne pouvait compter, en toute sécurité, sur la venue de ce musicien, et qu’il serait plus sage d’aller l’enregistrer à New York. Mais comme Duke Jordan et Kenny Dorham étaient à Paris, et que le tournage des Liaisons comportait des scènes de surprise-party avec un orchestre visible, on tourna les plans en question avec Duke Jordan, Kenny Dorham, Paul Rovère, Barney Wilen et Kenny Clarke. Le rôle de ces musiciens devait rester purement figuratif, puisque la séquence n’est pas essentiellement musicale et sert surtout le dialogue. Le tournage du film se poursuivit en mars et avril et s’acheva le 15 mai. Il restait donc, et c’est là que les difficultés commencèrent, à partir de nouveau pour New York avec un découpage précis du film, c’est-à-dire l’indication exacte des minutages des diverses scènes, et à décider Thelonious Monk à commencer le travail.

Monk est l’homme le plus déroutant d’entre tous les jazzmen. Il semble toujours vivre dans un univers qui n’appartient qu’à lui, et dont les voies d’accès semblent impénétrables au commun. Lui-même ne fait que de rares incursions dans le monde extérieur, et toujours de manière imprévisible. Profondément timide, méfiant aussi, il semble se placer dans une position constante de défense, dont le silence et l’apparente indifférence sont les formes les plus fréquentes. Extrêmement intelligent, il reste paradoxalement fermé à la conversation, et seuls ses intimes peuvent avoir avec lui des dialogues cohérents. Pour ce motif, ce n’est pas lui, mais son ami Harry Colomby, qui annonça les excellentes dispositions de Thelonious pour l’enregistrement, et aussi ses craintes d’avoir à signer une cession de droits sur sa musique. Pour aggraver la situation, sa femme Nelly annonça que Thelonious devait partir sous peu à Chicago pour trois semaines. C’est ce qui se produisit au moment où arrivaient des télégrammes inquiets du producteur et de Vadim. Sachant que Monk désirait voir le film avant d’en composer la musique, Romano répondit à Paris que le plus urgent était d’obtenir les autorisations nécessaires pour qu’une copie de travail puisse lui être expédiée. Il mit à profit l’absence de Monk (qui se prolongeait anormalement) pour aller à Newport ou il le retrouva, a son grand étonnement, le 3 juillet. Le travail n’avait pas avancé depuis un mois, et les télégrammes de Paris trahissaient une fièvre bien compréhensible. Il ne fallait donc plus lâcher Monk d’une semelle. La bande de travail étant enfin arrivée, on fixa rendez-vous à l’insaisissable pianiste dans un studio de projection. Il ne vint pas. Une deuxième tentative, le surlendemain, eut plus de succès. Monk vint voir le film en compagnie de sa femme, de son manager et de celle qui devait être la plus efficace des médiatrices : la baronne Nica de Kœnigswarter. Le film eut le bonheur de plaire à tous, d’autant que, par une attention à laquelle Monk fut sensible, les passages ou il devait jouer comportaient déjà des musiques (provisoires) de sa composition, prises sur des disques. Il parut à tous que l’enregistrement ne tarderait plus. En fait, Monk allait faire vivre à son entourage la nuit la plus hallucinante qui se puisse imaginer. Nica avait invité Monk dans sa superbe propriété de Wee Hawken, près de New York, pour s’entendre avec lui sur les compositions qu’il devait préparer.

Barney Wilen et Thelonious Monk (Photo © X/DR)

Ce soir-là, vers dix heures, pour Thelonious, sa femme et ses enfants, la journée venait à peine de commencer. Ils ont choisi de vivre en effet selon une règle à la fois simple et surprenante : les besoins vitaux, tels que le sommeil, l’alimentation, la musique, les jeux, sont satisfaits au fur et à mesure qu’ils se font sentir, sans considération d’horaire. Les deux enfants de Monk, un garçon et une fille ravissants, fort bien accoutumés à ce régime, étaient de la partie. Nica avait décidé de faire accepter le fameux contrat à Thelonious coûte que coûte, et toute la soirée elle ne se sépara plus des documents, pour pouvoir les lui présenter à la seconde où il semblerait disposé à les signer. C’est alors que commença une ronde infernale, qui correspond à l’accomplissement de la vie idéale et libre telle que Monk la conçoit. La maison de Nica comprend, entre autres pièces, une salle de ping-pong au rez-de-chaussée, une salle de musique au premier étage et un salon de télévision au second. A peine arrivé, Monk, qui est passionné de ping-pong, commence avec son hôtesse une partie acharnée. Soudain, il interrompt la partie, monte jusqu’au premier, s’installe au piano, improvise. Nica lui tend timidement le contrat.Il s’enfuit alors vers le salon, mais ne reste qu’une minute devant la T.V. Les enfants ont faim, le disent, et en père prévenant qu’il est, il redescend à la cuisine, pour leur préparer un dîner. A ce sujet, il faut dire que le dîner-type de l’amateur de télévision est, en Amérique, conçu scientifiquement : le repas complet, qu’on achète tout prêt, est fixé entre deux feuilles métalliques serties, qu’il suffit de passer au four pendant quelques instants. On arrache ensuite la feuille supérieure, l’autre servant de plateau. Les aliments contenus dans des alvéoles sont alors prêts pour la consommation et sont choisis de telle sorte qu’il n’est pas besoin de s’aider du regard pour les manger. Thelonious, donc, surveille le dîner des enfants, puis joue à nouveau au ping-pong, puis encore piano, T.V., ping-pong… Nica n’osait même plus sortir la liasse des contrats.

A l’aube, la signature tant espérée n’y figurait toujours pas. Dans l’après-midi, rendez-vous au studio, mais en vain. Certes, Thelonious s’y rendit, mais ne se montra toujours pas disposé à signer. Le surlendemain, nouvelle soirée chez Nica, dans le même style que la précédente. Et enfin, à l’aube, réfugié dans sa voiture mais cerné par tous ses amis, voyant qu’il ne pouvait plus reculer, Monk signa les neuf exemplaires du contrat à la lueur d’une lampe de poche. La détente qui s’ensuivit fut délicieuse ; les embrassades durèrent un bon quart d’heure. Ceci se passait à l’aube du 26 juillet et la musique était attendue à Paris avec anxiété pour le 31.

L’enregistrement eut lieu dans les nuits des 27 et 28 juillet ; au studio, les techniciens avaient pris le parti de laisser tourner constamment une bande magnétique sur les appareils, de façon à ne pas manquer les départs de Monk, rigoureusement imprévisibles. Dans le film, la musique qu’on entendra “en commentaire” de l’image provient de ces deux séances. Celle que l’on entendra “en situation” est jouée par les Jazz Messengers, notamment dans les scènes de cabaret et de surprise-party. C’est Bobby Timmons qui joue (avec des rythmes afro-cubains) dans la séquence de L’Esquinade. Roger Vadim, heureux de voir revenir Romano avec l’enregistrement dans sa valise, l’a été encore plus d’entendre la musique merveilleuse qu’il avait tant attendue.

Cet article est l’un des bonus de notre dossier consacré à la plus grande année du jazz, 1959. Notre n°772 est en kiosque dès aujourd’hui ! Découvrez le nouveau projet de Pierrick Pédron autour de la musique d’Ornette Coleman, l’aventure de Wayne Shorter avec les Jazz Messengers, l’ultime séance de Lester Young, le dernier album de Billie Holiday, et bien d’autres choses encore !

« Je suis fier de Take Five »

Vers la fin de sa vie, Joe Morello avouait ne pas avoir écouté “Time Out” depuis des lustres. Le disque d’or est bien à l’abri dans son cadre, accroché au mur par sa bienveillante épouse, Jane. Interview téléphonique avec un truculent personnage.

Par Christophe Rossi

« Je me souviens de la première fois où j’ai vu jouer Dave Brubeck : il se produisait au Birdland. J’ai été surpris que sa section rythmique reste dans l’ombre. Les projecteurs étaient seulement braqués sur Brubeck et Paul Desmond. Le batteur se contentait de tenir le tempo, le plus sobrement possible, ne jouant qu’aux balais. Lorsque Dave m’a demandé de rejoindre son quartette pour une tournée, je l’ai prévenu : pas question de jouer comme ça, de manière mécanique. Je voulais pouvoir m’exprimer. Il m’a rassuré en me disant que je pourrais jouer comme je l’entendais. Il a tenu promesse et m’a toujours laissé une totale liberté. Ce qui a fini de me convaincre de rejoindre Brubeck, c’est lorsqu’il m’a demandé : “Joe, crois-tu que l’on puisse jouer du jazz avec d’autres rythmes que le 4/4 ?” Je lui ai répondu : “Bien sûr ! Avec des rythmes en 5/4, 6/4, 7/4, 7/8, tout ce que tu veux !”. Plus jeune, j’avais expérimenté avec toutes ces métriques, et j’avais eu un mal fou à trouver des musiciens à l’aise avec ce type de rythmes. Ce qu’il m’a demandé rejoignait mes concepts et c’était finalement très simple pour moi.

“mon solo de batterie était quelque chose de nouveau. Il se développait tout en restant sur un rythme en 5/4, et personne ne l’avait fait auparavant. Je me suis beaucoup amusé en jouant ça, mais pour moi c’était naturel.”

Notre premier gig était pour une émission de télé. Dave était étonné que je n’utilise pas de partitions. Nous avons donné ensuite une série de concerts au Blue Note, et il m’a proposé de prendre un solo. Le public est devenu complètement dingue, une standing ovation, ce qui n’était jamais arrivé avec ce quartette ! Mais ça a profondément déplu à Paul Desmond. Il a alors fait du chantage à Dave : “C’est lui ou moi, s’il s’avise de reprendre un solo, je m’en vais.” Les choses se sont finalement arrangées, et nous avons joué ensemble pendant une douzaine d’années. 

Nous avons fait tellement de disques ensemble qu’il m’est difficile de me souvenir du titre de certains morceaux… Je ne les écoute plus. “Time Out”, je me souviens que Columbia ne voulait pas le sortir. Ils prétendaient que ça ne se vendrait jamais, avec ces rythmes inhabituels, et qu’il n’y avait aucun swing là-dedans. Je suis fier de Take Five, parce que mon solo de batterie était quelque chose de nouveau. Il se développait tout en restant sur un rythme en 5/4, et personne ne l’avait fait auparavant. Je me suis beaucoup amusé en jouant ça, mais pour moi c’était naturel. Lorsque les gens parlent de technique, ils confondent souvent avec la vitesse. Mon solo dans Take Five n’a rien à voir avec la vitesse, j’utilise plutôt l’espace et une certaine façon de jouer, au-delà de la mesure. Je voulais simplement faire des choses inédites. »

Cet article est l’un des bonus de notre dossier consacré à la plus grande année du jazz, 1959. Notre n°772 est en kiosque dès aujourd’hui ! Découvrez le nouveau projet de Pierrick Pédron autour de la musique d’Ornette Coleman, l’aventure de Wayne Shorter avec les Jazz Messengers, l’ultime séance de Lester Young, le dernier album de Billie Holiday, et bien d’autres choses encore !

« L’amour planait sur ce groupe »

“Time Out” a aujourd’hui soixante-cinq ans. En 2009, qu’est-ce qui faisait encore courir Dave Brubeck ? Retour sur une carrière entamée… en 1942 !

Par Jean Levin

Il semble que, comme pour Thelonious Monk, la pensée musicale et la force des compositions l’emportent chez vous sur les canons traditionnels du toucher de piano.

Il a une grande similitude entre improvisation et composition. Les opposer est artificiel. Cela tient à la manière dont fonctionne la pensée créatrice. La manière d’avancer, le processus, le “work in progress” sont aussi importants que le résultat final.

Est-ce pour cette raison que vous donnez toujours autant de concerts et vos enregistrements live sont nettement plus nombreux que les séances en studio ?

C’est l’une des raisons. On ne sait jamais à quel instant de l’improvisation le profil d’une nouvelle composition va surgir, une idée de développement à laquelle je n’avais jamais pensé jusque-là, ou une solution inédite pour résoudre une question harmonique ou rythmique. C’est d’ailleurs pourquoi je prends souvent comme titre de mes albums le lieu du concert, celui de “l’expérience”. À commencer par “Jazz At The College Of Pacific” en 1953. Il y a eu “ Carnegie Hall ”, “ Berlin Philharmonie ” et des dizaines d’autres. Ce moment-là et cet endroit-là sont totalement spécifiques. À condition d’être intensément “présent”.

Vous avez étudié avec Darius Milhaud au Mills College d’Oakland. Qui d’autre vous a marqué aussi profondément ?

Je me sens redevable à Jean-Sébastien Bach. Et au chant grégorien qui l’avait précédé. Mais sur le plan du développement personnel, l’influence la plus forte est celle de Milhaud.

Vous avez publié un texte dans DownBeat en 1950 qui apparait singulièrement visionnaire aujourd’hui. Vous y annonciez l’émergence de la world music et espériez que le jazz sache y puiser une inspiration… Le fait d’avoir grandi dans une ferme, où votre père élevait des chevaux, vous a-t-il aidé à ressentir cette universalité ?

Les philosophes prétendent que l’on ne peut connaître le monde que si l’on sait explorer un mètre carré de terre près de chez soi. En ayant grandi dans un ranch, j’étais dans une totale proximité avec la nature et les animaux, mais aussi avec ceux qui venaient travailler là avec des cultures et des trajectoires différentes. C’est comme ça que j’ai pu tomber amoureux d’un classique du Far West comme The Red River Valley et reprendre des chansons mexicaines, portugaises ou des Indiens d’Amérique que chantaient les cow-boys de mon enfance.

L’importance donnée à l’élément rythmique de votre musique est-il la clé de votre reconnaissance par la communauté afro-américaine ?

L’une des influences les plus déterminantes de ma jeunesse a été l’écoute des enregistrements réalisés au Congo Belge lors de l’expédition de Dennis Roosevelt. J’ai tout de suite compris que le jazz avait beaucoup à apprendre de la complexité des rythmes africains.

Pourrait-on dire que vous appartenez à la même famille pianistique que Duke Ellington ou Thelonious Monk ? Ceux qui n’oublient jamais qu’il s’agit d’un instrument de percussion…

Je le revendique totalement !

Un mot s’impose lorsque l’on considère l’ensemble de votre carrière, c’est celui de fidélité : Paul Desmond, le clarinette Bill Smith, le quartette actuel, la formation avec vos fils, votre épouse Iola rencontrée au College… Il y a là un sens de la famille, au sens large.

Je ressens une profonde fraternité avec les jazzmen que j’ai pu admirer. Je me suis toujours senti humainement très proche des musiciens de mon orchestre. Tenez, aujourd’hui par exemple, je suis impatient de retrouver Bill Smith à Seattle où le quartette va bientôt aller jouer. Je sais que je vais lui demander de jouer avec nous. Je l’ai rencontré en 1946 au Mills College d’Oakland. Nous sommes toujours restés très proche. Quant aux membres de mon quartette ou à mes fils, j’éprouve à leur égar un profond mélange de respect, d’admiration et d’amour. Et je sais que c’est réciproque…

Les dix premières années de votre carrière ont été particulièrement difficiles. Est-ce dans cette adversité que vous avez bâti une inébranlable détermination et confiance en vous ?

Beaucoup d’autres amis musiciens de San Francisco étaient tout autant dans la panade et nous étions toujours prêts à partager une boîte de haricots. Ce sont des circonstances qui vous forgent le caractère ou vous brisent à jamais. Mais c’est l’occasion d’affirmer votre identité et cette lutte apporte une profondeur à ce que vous créez.

Photo © X/DR

“Ce fut difficile de trouver une rythmique qui comprenne ma démarche. Le jour béni où j’ai pu assembler Joe Morello et Eugene Wright, tout est devenu possible”

Deux autres mots semblent vous avoir servi de fil conducteur : “innovation” et “créativité”. Après plus de soixante ans de carrière, comment garder la fraîcheur ?

C’est une discipline intellectuelle permanente. J’essaie de ne pas me défiler quand je suis confronté à un problème au quotidien, qu’il s’agisse de musique ou des choses de la vie. Le prendre à bras le corps et le résoudre. Autant que possible…

Dès l’Octet de vos débuts, vous avez familiarisé le jazz à “l’art de la fugue” hérité de J.S. Bach. Était-ce plus facile d’“oser” sur la West Coast, où l’expérimentation musicale était une constante quasi philosophique ?

Dans l’Octet, nous étions plusieurs élèves de Darius Milhaud. Nous avions énormément appris de lui sur le plan de l’intégration des éléments classiques. Il nous encourageait à développer notre créativité tous azymuths. Qu’il s’agisse d’oratorios, d’opéra, de musique pour ballet, etc. On s’en inspirait pour appliquer ensuite ces idées dans un contexte de jazz. Nous adorions improviser en contrepoint, par exemple. Milhaud nous encourageait à étudier les chorals de Bach et son utilisation du contrepoint. Et il nous faisait écrire des fugues.

Vous avez mis du temps à trouver une rythmique régulière.

Mon premier batteur, celui du Trio, Cal Tjader, était extrêmement doué. Herb Barman et Bull Ruther ont amené un vrai sens du swing comme dans l’album “Look for the Silver Lining”.  Lloyd Davis aussi a apporté sa marque, comme en témoigne “Jazz at Oberlin”.  Et j’ai pris du plaisir avec la paire que constituaient Norman ou Bob Bates avec Joe Dodge. Mais ce fut difficile de trouver une rythmique qui comprenne ma démarche. Jusqu’au jour béni où j’ai pu assembler Joe Morello et Eugene Wright. À partir de là, tout est devenu possible. Pour pouvoir enregistrer “ Time Out ”, il me fallait un Joe Morello !

Paul Desmond, Gene Wright, Joe Morello et vous : dix-sept ans de vie commune ! Parvenez-vous à analyser cette alchimie ?

L’amour planait sur ce groupe. D’ailleurs ma collaboration avec Paul n’a pas cessé lorsque le quartette s’est dissous. Nous avons joué notre premier concert commun dans les années quarante et j’étais à ses côtés pour sa dernière apparition sur scène, au Lincoln Center de New York, quelques semaines avant sa mort, lorsqu’il se savait condamné.

Paul Desmond a utilisé le concept d’Extra Sensorial Perception pour définir votre relation. Le duo n’était-ce pas le format idéal pour vos échanges ? 

Enregistrer en duo était une idée de Paul. Il était convaincu que nous n’avions pas besoin d’une section rythmique. Par instant cette ESP était d’une telle intensité que chacun de nous était dans un état second.

Vous avez joué devant huit Présidents des États-Unis, dans les plus grandes salles des cinq continents, pour toutes les télévisions…

La chance y est pour beaucoup. Je n’aurais jamais joué pour John Kennedy s’il n’avait pas eu Pierre Salinger comme attaché de presse : il venait souvent m’écouter au Geary Cellar de San Francisco quand il était journaliste au S.F. Chronicle. Salinger était un excellent pianiste classique et, du coup, ma démarche l’intéressait. Barack Obama raconte dans son autobiographie que le premier concert de jazz auquel il assista, lorsqu’il avait dix ans, fut celui du groupe que j’avais avec mes fils lorsque nous sommes allés jouer à Hawaii.

Les nombreux prix et décorations que vous avez reçus à travers le monde n’ont-ils pas altéré votre goût de l’innovation ?

Ma plus récente composition, Ansel Adams: America, devrait vous rassurer… Il s’agit d’une commande pour orchestre symphonique destinée à accompagner la projection des photographies d’Ansel Adams. J’ai eu à penser en termes visuels. Juste avant, j’ai écrit un mini opéra pour le festival de Monterey à partir du roman de John Steinbeck, Cannery Row. Il fallait se projeter dans des époques et des contextes différents. Les récompenses dont vous parlez saluent une œuvre passée, mais je continue à me projeter sur les futures !

En 1974, votre discographie comporte une curiosité, votre association avec Lee  Konitz et Anthony Braxton.

C’était Michael Cuscuna eut envie de voir ce qui pourrait naître d’un tel assemblage. Anthony Braxton m’avait manifesté son amitié et m’avait vigoureusement défendu à un moment où je faisais l’objet de violentes critiques. Y compris à Paris…

Pourquoi avoir choisi Gerry Mulligan lorsque vous avez dissous le quartette avec Paul Desmond ?

Entre Gerry et moi, c’est une longue histoire. J’avais trouvé son tout premier engagement professionnel et je lui avais permis d’enregistrer dans la foulée pour Fantasy. Nous avions toujours eu une profonde estime réciproque et il s’est imposé naturellement après le départ de Paul : George Wein voulait organiser une tournée au Mexique avec moi. Gerry était dans mes bagages. Wein a suggéré Alan Dawson comme batteur et j’avais déjà joué avec Jack Six. On est parti comme ça pour le Mexique et le groupe a duré sept ans ! Un quartette formidable : réécoutez l’enregistrement de la “Berlin Philharmonie”.

Avec Jerry Bergonzi, en 1979, l’expérience fut plus courte…

Certes, mais il m’a emmené dans un feeling plus contemporain. Soir après soir, l’aisance et l’inspiration d’un musicien aussi jeune m’éblouissaient. Dans les choses qui comptent, il y a eu également par la suite une section rythmique sur laquelle je me suis rarement exprimé, celle qui réunissait mon fils Dave à la basse électrique et Randy Jones à la batterie. Bill Smith était le clarinettiste. Écoutez la complexité de Tritonis, enregistré en concert à Moscou. J’ai dû le retirer du répertoire, car Chris est le seul bassiste qui arrivait à se sortir de ce cinq temps…

Votre quartette actuel comprend le saxophoniste Bob Militello, le bassiste Michael Moore et le batteur Randy Jones. Comment expliquer le peu de reconnaissance dont ils bénéficient encore à titre individuel au regard de leur talent ? 

C’est une vraie question. Ça fait trente ans que je joue avec Randy et Bobby. À chaque concert ils font un triomphe. Mais peut-être n’ont-ils pas le loisir – ou l’envie – de développer une carrière personnelle. En tout cas, je mesure ma chance de les avoir à mes côtés.

Cet article est l’un des bonus de notre dossier consacré à la plus grande année du jazz, 1959. Notre n°772 est en kiosque dès aujourd’hui ! Découvrez le nouveau projet de Pierrick Pédron autour de la musique d’Ornette Coleman, l’aventure de Wayne Shorter avec les Jazz Messengers, l’ultime séance de Lester Young, le dernier album de Billie Holiday, et bien d’autres choses encore !

En septembre 1999, Philippe Carles et Fred Goaty avaient rencontré le grand producteur Michael Cuscuna, disparu le 20 avril dernier. Un entretien passionnant réédité pour la première fois.

Depuis la fin des sixties, tout s’enchaîne naturellement pour Michael Cuscuna : animateur radio, critique spécialisé, organisateur de concerts, discographe puis producteur. Et non content de superviser ses propres séances, il réédite celles de ses confrères depuis le milieu des seventies : Blue Note, Impulse… Il a même créé sa firme : Mosaic. Rencontre avec un jazzfan qui a réalisé tous ses rêves.

Depuis quand travaillez-vous pour Blue Note ?
1975. J’ai toujours été un fan de Blue Note. Quand j’ai commencé de produire des disques, au début des années 1970, j’entendais souvent les musiciens, pendant les enregistrements, lors des pauses, parler de leurs séances pour la firme d’Alfred Lion. Selon eux, certaines n’avaient jamais été publiées… Je me suis mis alors à prendre des notes sur un carnet spécial. En 1973, j’ai décidé de partir à la recherche de ces enregistrements oubliés, de fouiller les archives pour écouter toutes ces bandes. Dans ces années-là, aux Etats-Unis, il se passait peu de choses dans le domaine du jazz, au niveau phonographique. Et je me suis dit : « Trouver plus d’Hank Mobley, d’Andrew Hill ou de Lee Morgan serait formidable ! ». Mais ça n’intéressait personne. Finalement, ayant produit un disque de Chico Hamilton pour Blue Note, nous sommes allés en Californie pour le mastering, là j’ai rencontré Charles Lourie qui venait d’être nommé responsable de Blue Note. A peine lui avais-je montré mes notes qu’il m’a dit : « Vas-y, fonce, tu peux commencer demain… ». Et je me suis plongé dans les archives, qui se trouvaient sous les anciens studios Pacific Jazz, à Los Angeles, 3e Rue. Je pensais que ce serait facile, croyant que toutes les informations seraient sur place… En fait, il y avait des centaines de boîtes de bandes master avec pour seule indication « Jackie McLean, 17 avril 1962, bande un, deux, trois ». Aucun nom de sidemen, ni de thèmes, rien… L’exploration a donc duré longtemps. J’envoyais des copies sur cassette aux musiciens, qui me répondaient : « Là, ça sonne comme Elvin, je lui envoie la cassette… ». Peu à peu, j’ai réuni toutes les informations dont j’avais besoin, en procédant comme si je soumettais chaque musicien à un blindfold test… Cinq ans plus tard, quelqu’un a découvert un carnet tenu par Alfred Lion, avec les détails concernant des sessions inédites : je ne suis pas peu fier de dire que nous avions 98% de bonnes réponses… Je me souviens avoir demandé à Andrew Hill s’il avait lui aussi participé à des séances qui n’avait jamais paru, il m’a dit : « Oui, au moins douze ou treize ». Il en a établi une liste, avec le personnel pour chacune, mais pour deux il s’est trompé de contrebassiste et de batteur… Le plus difficile, dans ces recherches, a été de trouver le titre de chaque composition.
Ces enregistrements inédits, je les ai publiés jusqu’en 1981, avec plus ou moins de régularité. Quand nous avons cessé, et qu’Horace Silver, le dernier artiste enregistrant pour Blue Note, est parti, ç’a été officiellement la fin du label, qui à l’époque appartenait à Emi. En 82 – j’étais sans travail – Charlie Lourie et moi avons fait une position pour seule indication à Capitol, qui faisait aussi partie d’Emi, pour réactiver Blue Note : nouveaux enregistrements, nouvelles rééditions, coffrets… L’idée de ces coffrets me vient des années 1970, quand je passais des journées à classer, trier, répertorier les enregistrements dans les archives Blue Note (et Pacific) : j’espérais que ce travail servirait à quelque chose, et un jour je suis tombé sur trente minutes vraiment exceptionnelles – morceaux inédits, versions alternate… – de Thelonious Monk. Comme ce n’était pas assez pour faire un album, je me suis dit que le mieux serait de prendre les autres morceaux de Monk du catalogue Blue Note – qu’Alfred avait parfois inclus sur des disques d’autres musiciens, comme Milt Jackson – et de les réunir chronologiquement.
Ce projet faisait partie de ma proposition de réactivation de Blue Note. Capitol nous a répondu qu’ils n’étaient pas prêts à refaire du jazz, préférant travailler sur le rhythm’n’blues, la country, mais ils nous ont promis qu’il se consacreraient au jazz plus tard. Charlie et moi, continuant de penser que cette petite idée des coffrets était peut-être une grande idée, avons alors jeté les bases pour créer Mosaic Records, de manière à approfondir cette idée du Complete Chronological Box Set. A l’époque, seuls Columbia (avec les coffrets “Swing Street”, Woody Herman ou Fletcher Henderson dans les années 1960) et Prestige (“The Complete Miles Davis On Prestige”) en avaient déjà publié. Mais nous étions en 1982 : l’industrie phonographique, comme la scène du jazz, n’étant pas en bonne santé, nous avons commencé très doucement. Peu à peu, les choses se sont mises en place.
Deux ans plus tard, Bruce Lundvall m’a appelé : ayant quitté Elektra, il créait un label pop pour Emi à New York, et avait inclu dans son contrat la volonté de faire renaître Blue Note. Il m’a invité à New York et je me suis mis au travail… J’avais alors deux boulots à temps complet : Mosaic et Blue Note. Mais vu la taille d’Emi, je pensais que le “nouveau” Blue Note allait disparaître au bout de deux ou trois ans – heureusement, j’avais tort…

Reste-t-il encore beaucoup d’inédits Blue Note ?
Je travaille à une nouvelle version de la discographie Blue Note avec Michel Ruppli. Il y a des additions et des corrections… Pour ce qui est des séances entre 1965 et 85, j’ai dû publier plus d’une centaine d’albums d’inédits. C’est quasiment exhaustif. Il y en a encore, mais, à mon avis, pas du niveau… Comme cette séance de Bobby Hutcherson de 1963, sa première pour la firme en fait, avec le groupe qui a enregistré “Idle Moments” de Grant Green : je n’avais pas été très excité en l’écoutant – peut-être avais-je tendance à la comparer au disque de Grant… Il y a aussi pas mal de Three Sounds inédits, mais tous dans la même veine, et je ne pense pas que ça intéresse beaucoup de gens… Il y a encore des inédits d’Andrew Hill que j’aimerais publier, mais à l’exception de “Point Of Departure”, ses disques ne se vendent pas bien du tout. J’ai publié tout ce qu’il a fait entre 1963 et 67 – qui compte pour moi parmi les plus belles musiques enregistrées – dans un coffret Mosaic, mais même sous cette forme, nous avons eu du mal à le vendre… Je ne sais pas pourquoi Andrew est sous-estimé à ce point, peut-être à cause de l’aspect “sombre” de sa musique. Beaucoup de gens ont du mal à y entrer… De toute façon, il est rare qu’un disque, quel qu’il soit, se vende mieux quand il est réédité que lors de sa première parution. “Kind Of Blue” de Miles Davis se vend toujours, alors qu’il a été réédité plusieurs fois, mais si vous rééditez “Miles Smiles”, même de la meilleure façon possible, il se vendra moins bien. On peut inverser la tendance, mais rarement : après le coffret Mosaic de Herbie Nichols, repris par Blue Note, je crois que jamais la musique de Nichols ne s’était si bien vendue. Cela dit, on réédite trop de disques aujourd’hui, les ventes globales en souffrent.

Michael Cuscuna dans les années 1970.

Quel est le “best seller” sur Blue Note ?
Sans doute “Blue Train” de John Coltrane, un de ces disques qui, comme “Kind Of Blue”, font partie de la discothèque de tout jazzfan, même celui qui n’a que huit disques. Depuis 1984, aux Etats-Unis seulement, près de 300 000 exemplaires de “Blue Train” se sont vendus, et au Japon il a été réédité six fois en dix ans… Après, la meilleure vente est “Somethin’ Else” de Cannonball Adderley, et ensuite “The Sidewinder” de Lee Morgan et “Song For My Father” d’Horace Silver.

Avez-vous eu des difficultés pour recréer une image, un style, un son Blue Note au milieu des années 1980, quand Bruce Lundvall a décidé de faire renaître le label ?
Nous avions une idée précise de ce que devait être Blue Note. Une de nos volontés était de ré-enregistrer tous les musiciens de l’ère “classique” du label encore en activité : McCoy Tyner, Freddie Hubbard, Kenny Burrell, Tony Williams… Nous voulions aussi faire des disques qui puissent se vendre, mais ni Bruce ni moi n’étions arrangeurs, et nous n’aimions pas le son des albums “pop-jazz” qui paraissaient alors, le style GRP notamment. Nous voulions signer des artistes vraiment originaux susceptibles de plaire, pas seulement aux purs et durs, des jeunes musiciens dans la tradition. Ce n’était pas facile.
Nous avons créé le groupe OTB [“Out Of The Blue” ]. Après les années “fusion”, il n’y avait pas beaucoup de jeunes musiciens de jazz susceptibles d’être enregistrés. Par chance, dans un genre plus “crossover”, Bruce avait entendu le guitariste Stanley Jordan (au JVC Jazz Festival), qu’il avait même contacté lorsqu’il était encore chez Elektra. Dianne Reeves aussi nous a impressionnés à cette époque, nous aimions ses disques Palo Alto et pensions qu’elle pouvait faire mieux dans ce genre – George Duke a accepté de produire pour elle. Peu à peu, nous avons eu un certain succès dans le jazz crossover, mais loin de ce jazz “lisse” qui nous déplaisait – je serais incapable de distinguer un “bon” disque des Rippingtons d’un “mauvais”… Heureusement, nombre de musiciens talentueux se sont révélés au cours des années suivantes.

Et Michel Petrucciani, ç’a été un miracle pour Blue Note…
Oui ! Il avait attiré notre attention quand il jouait dans le groupe de Charles Lloyd, et aussi avec ses disques produits par George Wein, comme “100 Hearts”. Il a été un des premiers artistes straight ahead à être signé sur Blue Note.

Il semble y avoir aujourd’hui moins d’artistes “d’avant-garde” sur Blue Note…
Pas d’accord… Il y a Greg Osby, Jason Moran…

Mais rien d’aussi “osé” qu’un David S. Ware sur Columbia…
Certes, mais nous avions Don Pullen il y a quelques années… Jadis, il y avait une scène, une vraie scène, Wayne Shorter, Tony Williams, Freddie Hubbard… Les musiciens s’entraidaient, puis à Paris, avec les séances BYG-Actuel, il y a eu aussi une vraie scène…

Quel artiste aimeriez-vous prendre sous contrat aujourd’hui ?
Il faudrait que je réfléchisse… Plus que tout, j’aimerais que nos artistes soient écoutés et acceptés par encore plus de monde. Mark Shim, Stefon Harris, Greg Osby surtout… Vous m’auriez posé cette question il y a huit mois, j’aurais répondu Andrew Hill, Joe Chambers, James Spaulding… Plus jeune ? Je dirais Mark Turner, mais il a signé pour Warner… Cette époque est frustrante : il y a beaucoup de musiciens talentueux, la scène jazz s’est à nouveau largement internationalisée, mais donner une audience sérieuse à tous est difficile.

Êtes-vous surpris par le succès de Cassandra Wilson aux Etats-Unis depuis qu’elle enregistre pour Blue Note ?
Nous l’avons signée parce que nous pensions qu’elle avait une voix unique, un feeling merveilleux. Nous ne pensions pas qu’elle allait avoir un tel succès. Je ne savais pas qu’elle était à ce point passionnée de blues, mais aussi par Joni Mitchell, Bonnie Raitt… Nous l’avons encouragée à être elle-même – « Tu n’as pas à être M-Base, ou à faire un disque de standards, sois Cassandra ! ». C’est une réussite complète : nous avons poussé une musicienne à être elle-même et, en plus, le succès commercial a été immense.

Il y a beaucoup de séries de rééditions différentes sous étiquette Blue Note : “Connoisseur”, “RVG” [ndlr: pour “Rudy Van Gelder”, ingénieur du son des séances Blue Note], digipacks français… Difficile de choisir parfois…
Je sais, je reçois des e-mails chaque jour à ce sujet ! C’est un peu confus… Entre l’Europe et les Etats-Unis, parfois, le son est identique, nous utilisons les mêmes masters. Le son est différent au Japon en revanche. La série “RVG” a été conçue par le responsable japonais de Blue Note, qui était là avant Bruce. Il m’a demandé d’appeler Rudy car il voulait avoir l’ingénieur du son original pour procéder au remastering. Je lui ai dit que j’essaierais, sachant que Rudy n’aime guère revenir sur le passé. Mais Rudy a adoré l’idée – plus il s’y plongeait, plus il l’aimait. Si j’ai finalement décidé de publier ces rééditions (à l’origine réservées au marché japonais) aux Etats-Unis puis en Europe, c’est que les titres les plus populaires ont été ceux qui ont été réédités au début du CD, alors que nous pouvons aujourd’hui aller plus loin en termes de qualité – la technologie progresse si vite. Aujourd’hui on peut se rapprocher du son des microsillons avec les avantages du CD. En fait, le meilleur du catalogue Blue Note avait souffert du plus mauvais traitement. Au début du CD, nous sommes allés trop vite, sans savoir ce que nous faisions. Si je devais acheter pour la première fois un classique Blue Note, quitte à payer un peu plus cher, j’opterais pour la série “RVG”… Mais le consommateur est en droit de s’interroger : « Dois-je acheter ce disque ? Ne va-t-il pas paraître l’an prochain en “RVG” ? »… Je n’ai pas de réponse. Il est quasiment impossible de coordonner tout ça – Etats-Unis, Japon, Europe… Et puis, dans un futur proche, vont arriver les “DVD-A”… [ndlr : nouveau format cd à capacité de stockage plus élevée – tout Andrew Hill sur Blue Note en un cd ? pos-sible…] Le travail de Rudy peut être considéré comme la dernière “étape”, la définitive.

Paradoxe : des gens achètent à nouveau des 33-tours, notamment sur Mosaic…
A partir de cette année, tout ne sortira pas automatiquement en LP sur Mosaic, comme c’était le cas jusqu’alors. Nous perdons de l’argent avec le format LP. Il y a deux catégories d’acheteurs : les audiophiles, plus concernés par la qualité du son que par la musique elle-même, – ils possèdent des LP Blue Note, qui ont la réputation d’avoir un son formidable, – et ceux qui n’aiment pas le son digital et veulent continuer d’écouter leur musique favorite en 33-tours. Je publie encore quelques Blue Note et coffrets Mosaic en LP, mais c’est de plus en plus difficile. Le LP est mort trop tôt, du moins aux Etats-Unis… parce que les magasins, n’ayant plus les meubles pour les ranger, ne voulaient plus perdre de place avec les 30cm ! Ils sont donc morts avant même que les gens aient renoncé à en acheter ! Si je publie un coffret Hank Mobley en LP, ça marche, mais si je sors un coffret d’Eddie Condon ou de Jack Teagarden, rien ! Les plus vieux jazzfans ne veulent plus être embêtés par les LP, alors que les amateurs de jazz plus moderne sont encore attirés par le 33-tours.

Aucun inédit d’Eric Dolphy ?
Rien en studio, mais j’ai trouvé une bande enregistrée par une station de radio universitaire en 1963 avec Herbie Hancock (p), Eddie Khan (b) et J.C. Moses (dm). Un étudiant, à l’époque, s’était fait une copie de la bande du concert.

N’êtes-vous gêné par le fait que des disques parus à l’origine sur un autre label (United Artists, Pacific…), comme “Money Jungle” de Duke Ellington, par exemple, soient réédités aujourd’hui sous étiquette Blue Note ?
Oui… Au moment où nous avons réédité “Money Jungle” en CD aux Etats-Unis, Blue Note était le seul label jazz disponible – ni Pacific ni Capitol n’étaient réactivés. Si aujourd’hui je devais rééditer ce disque, je le mettrais sur Capitol Jazz. Avec United Artists, le problème est simple : pour des raisons contractuelles, nous ne pouvions utiliser le nom. Or ces disques ont besoin d’un gite…

Blue Note et Mosaic ne constituent pas vos seules activités…
Je supervise aussi la série des rééditions Miles Davis sur Columbia – il y avait dans les archives Columbia tant de choses qu’on ne pouvait entendre… Peu à peu, nous avons supprimé ces horribles rééditions avec le cadre pourpre. Puis Steve Berkowitz et Kevin Gore ont décidé de repartir à zéro, de faire dans le style Mosaic. J’ai prévu sept “coffrets-concepts” de Miles, des débuts sur Columbia à 1971. Nous venons d’en achever deux, qui n’ont pas encore paru : l’un regroupant les enregistrements de Miles avec John Coltrane – l’intégrale studio, plus les live à Newport et “Jazz At The Plaza”, avec de nombreuses alternate takes inédites et formidables : Straight No Chaser, Milestones, Two Bass Hit, et quelques faux départs, notamment des séances “Kind Of Blue”…

N’est-ce pas une manière de voyeurisme de publier tout ce qui se passe dans un studio lors d’une séance, comme, par exemple, certains moments qu’on retrouve dans l’intégrale Verve de Billie Holiday ?
Oui, tout à fait. Pour Billie, c’était l’idée de Phil Schaap. Nous avons des philosophies très différentes. Ce n’est pas parce que les bandes ont tourné que le monde entier doit les entendre… C’est une atteinte à la vie privée. J’ai inclu une prise incomplète de Freddie Freeloader pour la beauté me semble-t-il incontestable, de l’introduction de Wynton Kelly. Il y a aussi l’enregistrement d’une conversation de deux minutes entre Miles et un musicien venu lui rendre visite en studio : Leonard Bernstein… C’est très intéressant. De plus, “Milestones”, depuis sa parution, n’était disponible qu’en mono, ou en horrible stéréo. Lors de mes recherches pour ce coffret, j’ai trouvé un master impeccable, en vraie stéréo d’un bout à l’autre. Le son est formidable.
L’autre coffret que nous avons terminé s’articule autour des sessions d’“In A Silent Way”, c’est-à-dire de “Filles de Kilimanjaro” à une séance inédite juste après “In A Silent Way”, avec Joe Chambers à la place de Tony Williams. Puis nous publierons un coffret qui pourrait s’intituler “Seven Steps To Berlin” : de “Seven Steps To Heaven” aux enregistrements se situant juste avant “Miles In Berlin”, quand Wayne Shorter rejoint le quintette. Ensuite, il y aura la “Jack Johnson Box”, les “groupes guitare” – John McLaughlin, Sonny Sharrock… – de Miles, juste après les séances “Bitches Brew” et jusqu’au milieu de 1971. Je pense qu’il y aura aussi deux doubles CD de Miles en concert au Blackhawk, avec Hank Mobley au sax, dont j’aimerais réévaluer la contribution, même si l’on dit souvent qu’il n’a pas spécialement brillé avec Miles – que pouvait-il y avoir de pire pour un saxophoniste que de succéder à Coltrane ? Je pense que Mobley est un des plus grands ténors.

Que pensez-vous du travail de Bill Laswell sur les bandes de Miles ?
Philosophiquement, je suis contre le fait de prendre une musique pour essayer de faire autre chose avec. Mais je suis content que certains rappeurs aient fait ce qu’ils ont fait : ils ont fait redécouvrir une partie du jazz dans le monde entier. Musicalement, le projet de Bill Laswell – qui au départ m’intéressait – m’a surpris par sa sagesse, je m’attendais à quelque chose de plus excitant, ça ne sonne finalement que comme de la new age ou quelque chose comme ça…

Et Impulse, dont vous suivez aussi l’évolution ?
Il y a du boulot ! Bien qu’il ne reste pas grand-chose qui soit complètement inédit. Concernant Coltrane, je pense qu’il y a encore des choses à faire. Ravi, son fils, possède des bandes dont les masters ont été perdus. Par ailleurs, j’aimerais publier des enregistrements de toutes ses tournées européennes : 1961, 62, 63, à partir des meilleures bandes possibles, et faire un coffret pour chaque tournée. Il y a trop de pirates de ces tournées, et si bien présentés parfois qu’ils ont l’air légitimes…

Et cette version de A Love Supreme avec Archie Shepp ?
Je l’ai écoutée : elle est incomplète, les masters sont introuvables, le son est mono, il n’y a que le premier mouvement, et un joueur de conga inconnu. Archie et John expérimentaient, ce n’est pas très bon, je dirais même que c’était… le bordel. Je pense que ça ne vaut pas la peine d’être publié. Moi aussi, je croyais que c’était la version complète de A Love Supreme, avec un nouvel arrangement, mais nous en sommes loin…

Traduction Frédéric Goaty

Repères
1948 Michael Cuscuna naît le 20 septembre à Stamford (Connecticut), où se trouve aujourd’hui le siège de Mosaic Records.
1960 Sa passion du jazz l’amène à étudier la batterie, puis le saxophone et la flûte.
1966 Conscient qu’il ne sera jamais musicien professionnel, il entre à la Wharton School of Business de l’Université de Pennsylvanie, avec l’idée de créer un jour sa propre compagnie de disques. Puis il suit des cours de littérature tout en animant une émission de jazz sur WXPN, la station de l’université, ce qui l’amène à travailler les disques ESP et à écrire dans Jazz & Pop et Down Beat.
1967 A Philadelphie, il organise des concerts (Paul Bley, Joe Henderson…). A Chicago, il produit, avec son propre argent, un enregistrement du guitariste George Freeman (qui paraîtra sur Delmark). Ses amitiés dans le milieu du blues lui permettent de produire des disques de Buddy Guy et Junior Wells pour Vanguard et Blue Thumb. A la fin des années 60, il s’impose comme un des pionniers des “radios libres”, puis, pour Atlantic, produit des enregistrements de Garland Jeffreys, Oscar Brown Jr., l’Art Ensemble of Chicago…
1979 Depuis que le magazine Down Beat a créé le référendum international des critiques, Cuscuna est élu “producteur de l’année” à plusieurs reprises.
1986 Il assure la coordination musicale du film Autour de minuit.
1989 Cosigne avec Michel Ruppli The Blue Note Label : A Discography (Greenwood Press).

Saxophoniste, compositeur, leader, Pierre-Antoine Badaroux est l’une des figures centrales du collectif Umlaut. Entre swing à danser des années 1920-1930 et avant-garde, il nous raconte comment il en est venu à creuser le terrain de la création tout en exhumant les perles du passé, et pourquoi ces deux pôles de son activité lui paraissent indissociables.

Par Franck Bergerot

« Je suis né en 1986 à Grenoble. Le saxophone est venu un peu par hasard mais, à l’école de musique d’Eybens, j’ai eu la chance de tomber sur un professeur extraordinaire avec qui je suis resté dix ans, Yves Gerbelot. Dès que j’ai su faire deux sons, il m’a fait improviser. En plus du saxophone classique, il m’a initié à la musique indienne qu’il pratiquait lui-même, m’a fait écouter Michael Brecker et étudier la Sequenza de Luciano Berio, etc. C’est devenu plus une relation musicale qu’un enseignement formel. On a même fait quelques concerts ensemble.

À l’école, il y avait un big band, le Little Big Band. J’y ai découvert ce que j’aimais : faire de la musique avec des gens. Par la suite, j’ai étudié l’arrangement avec Pierre Drevet à Chambéry et j’ai participé au Micromégas Brass Band de François Raulin, une fanfare amateur d’une trentaine de musiciens qui jouait sa musique et des arrangements de choses qu’il aimait comme Chris McGregor, souvent avec des invités tels Louis Sclavis, Eric Échampard, Marc Ducret, David Murray, des artiste à l’affiche du Festival de Grenoble. À 14 ans, j’ai vécu une expérience très forte avec cet orchestre, lors d’un séjour au Burkina Faso chez Adama Dramé, grand maître du djembé. Le contact avec cette oralité, ce rapport au public et à la danse a causé en moi un choc puissant.

Quand êtes-vous entré au CNSM ?

En 2003, âgé de 17 ans, et j’y suis resté quatre ans. Étant encore jeune, j’étais logé au conservatoire-même où j’ai noué une complicité durable avec Antonin Gerbal, qui restera le batteur de la plupart de mes projets. C’était la première année où le Département jazz accueillait des gens si jeunes. Dans la même promo, il y avait le saxophoniste Pierre Borel qui est parti rapidement faire un Erasmus à Berlin où je l’ai retrouvé par la suite ; et aussi Joachim Florent (b), Hugues Mayot (ts), Aymeric Avice (tp) qui ont fondé Radiation 10, Matthieu Bordenave (ts) qui vit en Allemagne aujourd’hui et enregistre chez ECM. Bruno Ruder (p) était déjà là depuis deux ans ; également membre de Radiation 10, il sera le premier pianiste de l’Umlaut Big Band de céder sa place à Matthieu Naulleau. Les autres membres sont arrivés au CNSM après moi : Sébastien Belliah (b), Antonin-Tri Hoang, Geoffroy Gesser, Benjamin et Jean Dousteyssier (saxes, cl), Michaël Ballue (tb), Gabriel Levasseur, Louis Laurain (tp), Brice Pichard qui venait du classique mais se joignait souvent en renfort à l’atelier de big band dirigé par François Théberge et qui deviendra le titulaire de la partie de première trompette de l’Umlaut.

Ce mot d’Umlaut, ç’a été d’abord le nom d’un collectif recouvrant des expériences musicales toute différentes.

C’est le contrebassiste suédois Joel Grip qui est a créé Umlaut, d’abord comme un label. En 2004, à l’issue d’un séjour d’études à Baltimore avec Michael Formanek, il avait enregistré en trio “Wolfwalk” avec le saxophoniste Gary Thomas et le batteur Devin Gray, et créé Umlaut Records pour produire le disque. Umlaut est le nom allemand du tréma, ces deux points que l’on ajoute au-dessus des voyelles pour en transformer le son. Cette fonction de transformation du son inspira à Joel ce nom que, de retour en Suède, il donna également au festival Hagenfesten créé en 2003 à Dala-Floda, ainsi qu’à un collectif d’organisation de concerts. Lorsqu’il s’est installé à Paris, je l’ai rencontré par l’intermédiaire d d’Ève Risser et l’on a créé le trio Peeping Tom avec Antonin Gerbal. Ève, nous a également présenté Joris Rühl de Colmar où ils avaient été à l’école ensemble. Joris connaissait très bien le jazz, mais venait avant tout de la musique contemporain qu’il avait étudié avec Jacques Di Donato au CNSM de Lyon.

Là, on aborde d’autres rivages esthétiques que ceux de la tradition du jazz.

J’ai toujours entretenu une certaine fluidité de l’un à l’autre. Sur ma quatrième année au CNSM, j’ai commencé à fréquenter la classe d’improvisation générative, qui avait été fondée par Alain Savouret et Rainer Boesch. J’y ai travaillé pendant deux ans, profitant de la dernière année de Savouret à la tête de cette classe, avant qu’Alexandre Markeas et Vincent Lê Quang ne prennent le relai. Ma rencontre avec Alain a été très marquante. Il nous racontait ses cours auprès d’Olivier Messiaen, de Pierre Schaeffer, nous ouvrait des portes sur Morton Feldman, John Cage, Karlheinz Stockhausen, Bernard Parmeggiani, Luc Ferrari, sans craindre de tirer des passerelles entre Iannis Xenakis et Cecil Taylor ; il évoquait encore ces rencontres des années 1970 où se côtoyaient des compositeurs, des bidouilleurs de synthétiseurs et des gens comme Anthony Braxton. C’était important d’avoir connaissance de ces histoires-là et d’entendre comme il en parlait.

Parallèlement, j’ai fait deux rencontres très marquantes : le contrebassiste Sébastien Beliah et Marc Baron qui était alors saxophoniste – aujourd’hui, il pratique plutôt les magnétophones – et enregistrait sur le label Chief Inspector avec Nicolas Villebrun (elg) et Emiliano Turri (dm). Je connaissais déjà Anthony Braxton, mais ils m’ont fait découvrir Julius Hemphill, John Butcher, etc.

Je me souviens d’avoir entendu en 2006 Sébastien Beliah présenter sur la scène du Concours de la Défense une composition de Julius Hemphill.

C’était plutôt un hommage, Hemph Field, par le quartette Wark avec Antoine Daures (tp), Marc, Sébastien et Emiliano [ou Guillaume Dommartin sur le CD “Wark”, Petit Label]. Une branche parisienne d’Umlaut a peu à peu pris forme autour de Sébastien, Joel et moi-même. Antonin Gerbal habitait rue Polonceau dans un immeuble où le peintre Bernard Thomas-Roudeix avait son atelier dans les caves sur deux niveaux. Il aimait le jazz, il aimait le free jazz, les musiques improvisées et il nous a proposé de nous y installer. C’est là qu’a eu lieu notre premier festival et qu’est né l’Umlaut Big Band et ses projets patrimoniaux notamment autour de Fletcher Henderson et Mary Lou Williams. Le collectif a travaillé presque dix ans à l’Atelier Polonceau-Thomas Roudeix, donné des concerts, enregistré des disques. On faisait tout, pochette, prise de son… mais on avait une plateforme avec notre label Umlaut.

Les premiers disques ça a été “File Under Bebop” enregistré au Périscope de Lyon en 2009 par Peeping Tom, d’abord un trio avec Antonin Gerbal, Joel Grip et moi, qui est devenu quartette lorsque Axel Dörner s’est joint à nous ; le CD suivant “#03” du trio r.mutt [signature de Marcel Duchamp sur son fameux urinoir] réunissait Antonin et moi cette fois-ci avec Sébastien Beliah. Ce fut le premier disque enregistré à l’Atelier Polonceau. Joel est alors parti à Berlin où il a monté une sorte de pôle berlinois avec Pierre Borel, le batteur-percussionniste Hannes Lingens et le clarinettiste et saxophoniste Florian Bergman. C’est le moment où Umlaut a eu une vraie dimension européenne, avec même un festival à Paris et un autre à Berlin. Cette réalité n’apparaît plus qu’à travers notre catalogue phonographique, notamment depuis l’installation de Pierre Borel à Marseille.

Si votre catalogue relève en grande partie de l’avant-garde, on y trouve de nombreuses reprises par l’Umlaut Big Band du jazz orchestral des années 1920-1940, mais qui sortent toujours des sentiers battus. Les big bands européens et leurs arrangeurs, le Casa Loma Orchestra et Gene Gifford, les McKinney Cotton Pickers et John Nesbitt, les Clouds Of Joy d’Andy Kirk et Mary Lou Williams, Fletcher Henderson et Will Hudson, le Mills Blue Rhythm Band et Benny Carter… et même lorsque vous vous intéressez à Don Redman (“The King of Bungle Bar, Umlaut Big Band Pays Don Redman”), vous ne vous en tenez pas à un simple “best of”.

Le relevé du répertoire de Fletcher Henderson pour faire travailler mes étudiants au Conservatoire de Lille m’a plongé dans le livre que lui a consacré Jeffrey Magee The Uncrowned King of Swing. Il y mentionnait l’existence de partitions qui m’ont conduit au Schomburg Center for Research in Black Culture de New York, ma porte d’entrée dans les archives du jazz aux États-Unis. Le premier objet de ma quête avait été Frantic Atlantic de Don Redman, une pièce composée pour orchestre symphonique en 1946 que tout le monde semblait ignorer. On connaît Don Redman comme le père de l’écriture pour big band, de ses codes, et on l’a un peu figé dans cette image-là. Or, on lui doit bien d’autres choses, des fins surprenantes, des tournures un peu folles, l’intégration de l’improvisation dans l’écriture, etc. J’ai donc conçu le programme de notre troisième album “Plays Don Redman” de manière chronologique, en commençant en 1924, mais j’ai surtout voulu montrer qu’au-delà de son départ de chez Henderson en 1927, il a continué à écrire, et ce jusqu’à sa mort en 1964. Soit des choses que l’on n’écoute jamais.

J’avais d’abord trouvé conseil auprès de Vince Giordano, musicien de dixieland, responsable de nombreuses musiques de film pour Scorsese, Woody Allen, etc., par ailleurs collectionneur de 78-tours, de partitions, de stock arrangements, de vieux instruments, etc. Il m’a présenté un musicien français qui vit là-bas, également intéressé par ces questions-là, le tromboniste Alix Tucou, qui se trouve être un ami de longue date de Fidel Fourneyron et qui m’a beaucoup aidé. De fil en aiguille, outre mon travail sur Mary Lou Willams et notamment dans le cadre de “Villa Albertine”, résidence itinérante soutenue par les Affaires Culturelles et les Affaires Étrangères qui m’a conduit à New York, Chicago et Washington, j’ai visité les archives de Duke Ellington, de Billy Strayhorn, de Charles Mingus, j’ai pu consulter les dépôts de copyright où j’ai notamment vu la première version de Round’ Midnight intitulée I Love You So. Lors de ce voyage, j’ai pris des tonnes de photos, mais il me reste à trier tout ça comprendre, analyser, etc.

[Au sujet des Jazz Series et des reprises du répertoire de Mary Lou Williams et notamment de la “Zodiac Suite” par l’Umlaut Big Band, lire cette partie de l’interview dans le numéro 770 de Jazz Magazine, avril 2024.]

Si ces programmes swing vous ont permis de sortir de l’underground, notamment en animant des bals sur les musiques des années 1920-1930, l’Umlaut Big Band s’est également penché, toujours de façon patrimoniale, sur des répertoires plus récents, telle la musique d’Alexander von Schlippenbach, pionnier du big band à l’âge du free.

Schlippenbach, c’était une création. On lui a commandé des partitions nouvelles. Après, il a réarrangé pour nous des morceaux qu’il avait écrit autrefois pour le Globe Unity créé en 1966 ou le Berlin Contemporary Jazz Orchestra fondé en 1988. Il est venu nous faire travailler, donner des concerts avec nous et on a enregistré un disque qui est quasi prêt, mais dont je ne suis pas encore totalement satisfait. Même avec Mary Lou Williams dont je restitue certains manuscrits qui sont incomplets, Umlaut est toujours un peu à la frontière du répertoire et de la création. J’essaie de ne pas trop faire cette distinction-là. Quand on va chercher de la musique du passé, ça ne veut pas dire que l’on ne va pas s’interdire de la jouer comme on a envie de la jouer aujourd’hui. D’où la fraîcheur notamment des Jazz Series. Mais rien n’est jamais forcé.

N’avez-vous jamais pensé à rejouer du Chris McGregor ? Il me semble que les jeunes musiciens d’aujourd’hui, particulièrement ceux de l’Umlaut Big Band, sont particulièrement bien équipés pour assumer cette liberté et donner toute sa richesse à cette musique. Le risque serait que ça devienne très propre, très policé, et ça n’est pas le but, mais il n’y a guère de risque avec des gens comme Fourneyron, les Dousteyssier, Louis Laurain ou Matthieu Naulleau. Il y aurait une façon de projeter cette musique avec plus de lisibilité qu’à l’époque et sans perdre la folie originelle.

C’est un peu ce qui s’est passé avec Schlippenbach. Pour ce qui est de Chris Mc Gregor, il serait intéressant de trouver des pièces inédites, s’il en existent. Aux États-Unis, on m’a montré un fonds d’archives de Steve Lacy encore non traité, toujours dans leurs cartons, telles que Irene Aebi les a envoyées par la poste. Il y a notamment de la musique pour big band. J’ai également vu un fonds Melba Liston. Il y a des choses à exploiter. Dans ce qu’elle a fait avec Randy Weston notamment, mais elle a aussi beaucoup écrit pour la Motown, elle a vécu en Jamaïque, travaillé dans le domaine du reggae, notamment avec Bob Marley.

Vous dîtes que les contrebassistes Sébastien Beliah et Joel Grip jouent sans ampli sur des cordes boyaux, à l’ancienne. Ça reste un principe ?

Oui… mais il est vrai que si l’on s’attaque au répertoire de la Motown ou du reggae, le dispositif orchestral devra être revu. Tout comme, pour Mary Lou Williams : l’Umlaut Big Band a connu différentes combinaisons, notamment l’Umlaut Chamber Orchestra pour la Zodiac Suite. Le principe, c’est plutôt de rester fidèle au format pour lequel la musique a été écrite. En ce qui concerne la partie création, il y a plusieurs projets en cours, diverses commandes pour big band notamment d’Alex Dörner, un cycle de petites pièces que j’ai commencé à développer au Jazzfest de Berlin, qui sont des sortes d’études pour big band. Nous travaillons sur un nouveau programme “Copasetic Jive”, avec pour prétexte les Territory Bands des années 1930 comme celui de Jay McShann, qui travaillaient oralement. L’objectif étant de partir de leurs méthodes de travail pour faire notre musique à nous, composée collectivement.

Le catalogue que l’on peut consulter sur umlautrecords.com approche de la centaine de références et reste très trans-européen. On y trouve des choses assez radicales, voire bruitistes, des abstractions pures, des expérimentations très savantes sur les vitesses ou les textures sonores comme matériau brut. Et pourtant, même si l’on fait abstraction des disques de l’Umlaut Big Band, la dimension patrimoniale revient souvent de façon plus ou moins lisible. Sur “Hakana”, le deuxième disque du duo Donkey Monkey (Ève Risser et Yuko Oshima), on trouve des références à Conlon Nancarrow, à Ligeti ou à Carla Bley. Le quartette Die Hochstapler (Louis Laurrain, Pierre Borel, Antonio Borghini, Hannes Lingens) a débuté par cet hommage hybride “The Braxtornette Project” avant de s’aventurer vers des choses moins référencées. Dans “Composition n°6”, une suite en sextette que vous avez signée vous-même, on entend se combiner les héritages d’Anthony Braxton, de l’AACM, de Cecil Taylor et Barry Guy. Plus récemment on a vu Sébastien Beliah s’aventurer du côté des musiques populaires de Pologne avec le groupe Lumpeks. On a surtout le sentiment que le premier bop occupe une place particulière dans votre patrimoine commun. Je pense à Un Poco Loco (Fidel Founeyron, Geoffroy Gesser, Sébastien Beliah) ou Peeping Tom dont le premier album s’intitule sans ambiguïté “File Under Bebop”. Je pense aussi au trio Schnell (Pierre Borel, Antonio Borghini, Christian Lilinger ) qui est publié chez Clean Feed.

Le point de départ de Peeping Tom, c’était de jouer ces thèmes – Koko, Donna Lee, Un Poco Loco – en accentuant ce que l’on perçoit nous, aujourd’hui, de cette musique-là : les ruptures et la vitesse, en accentuant les cassures, et en mettant en évidence une lignée Charlie Parker-Jimmy Lyons. Avec des ouvertures possibles vers le free. C’est ce que faisait déjà Post K avec les frères Dousteyssier, Matthieu Naulleau et Elie Duris, une génération qui sait se jouer de la musique du passé ou la jouer telle quelle. On retrouve un peu ce genre d’énergie avec Antonin-Tri Hoang qui a un fort ancrage dans le patrimoine du jazz combiné tout en faisant preuve d’une grande faculté de distanciation qu’illustre le quartette Novembre avec Romain Clerc-Renaud, Thibault Cellier et Sylvain Darrifourcq.

Comment Axel Dörner est-il arrivé dans Peeping Tom ?

Je l’ai rencontré lorsqu’il a fait une masterclass pour le cours d’impro générative au CNSM. Il comptait déjà beaucoup pour moi que ce soit ses disques en solo ou sa contribution à “Monk’s Casino” avec Rudi Mahal et Alexander von Schlippenbach. On y retrouvait ce rapport au répertoire et la culture de l’impro. Des années plus tard, je suis allé l’écouter en solo et il s’est souvenu d’un duo que l’on avait fait ensemble lors de cette masterclass. On a eu d’autres occasions de se rencontrer notamment au festival de Joel Grip en Suède où il jouait en duo avec Evan Parker. Nous y présentions le premier disque de Peeping Tom et nous l’avons invité pour le rappel. Je crois que l’on a joué Cool Blues de Charlie Parker. D’autres occasions ont suivi.

Axel connaît très bien le bebop et il nous a rejoint sur le second disque “Boperation” dont le titre est emprunté à un morceau de Fats Navarro, et où l’on reprend également Herbie Nichols, George Wallington, Elmo Hope, Jackie McLean, Bud Powell, Dodo Marmarosa et Eddie Costa. “Four Girls” est plus abstrait, avec des compositions originales, mais en puisant encore dans des matériaux du bop. Axel lui-même a produit l’été dernier “Jakot” qui est la captation d’un concert de 2019 à l’occasion d’un prix qu’il avait reçu de la ville de Berlin. Peeping Tom y invitait le pianiste Pat Thomas sur des compositions d’Axel, chacune basée sur un standard, comme le faisait Lennie Tristano, sans que la référence à l’original ne présente une quelconque lisibilité.

Vous êtes associé à la compagnie La Vie Brève au Théâtre de l’Aquarium depuis 2019.

Antonin-Tri Hoang y avait présenté alors son spectacle Chewing Gum Silence, mis en scène par Samuel Achache avec Jeanne Susin (piano préparé, voix) et Thibault Perriard (guitare, batterie, voix), puis le Concerto contre piano (les mêmes mais Ève Risser au piano). Ayant rencontré la directrice de la compagnie, Jeanne Candel, on a collaboré à son dernier spectacle, Baùbo, pour lequel j’ai travaillé sur la musique d’Heinrich Schütz [1595-1672] avec Richard Comte (b), Prune Bécheau (vln), Félicie Bazelaire (cello, b), Thibault Pierrard (dm), la chanteuse Pauline Leroy et moi-même au sax. Là-dessus, on nous a commandé un programme intitulé Fourbi créé en octobre 2020 entre deux confinements. C’est un peu le grenier d’Umlaut, d’où l’on tire répertoires anciens et modernes et que l’on a confié à la mise en scène de Jeanne Candel.  

Sur le site d’Umlaut, on trouve aussi un Quatuor Umlaut. De quoi s’agit-il ?

C’est le volet musique contemporaine d’Umlaut, une initiative des violonistes Amaryllis Billet et Ann Jalving en complicité avec Joris Rühl autour de Calques, concerto pour clarinette écrit par Karl Naegeln pour l’Onceim et adapté pour quatuor et clarinette, le disque présentant en outre une partition pour le même effectif de Morton Feldman.

umlautrecords.com

Le sextette ASYNCHRONE qui signait en septembre dernier un hommage aussi fidèle que personnel à Ryuichi Sakamoto présentera le répertoire de “Plastic Bamboo” le 29 mars au café de la danse. Le claviériste et maitre-ès machines Frédéric Soulard à répondu à nos questions.

Ryuichi Sakamoto est de ces musiciens dont seule une petite partie de l’œuvre est vraiment connue. Par quel versant l’avez-vous découvert ?
Ça m’a interpellé aussi : à part la bande-originale de Furyo [film de 1983 réalisé par Nagisa Oshima, NDR], quelques collaborations avec Bernardo Bertolucci et des tubes du Yellow Magic Orchestra, sa carrière solo, pleine de musique passionnante, est surtout connue dans le milieu de la musique électronique, dont je viens en partie pour avoir travaillé avec des artistes d’electro un peu “arty” comme Joakim, Chloé. C’est grâce à eux que j’ai découvert Sakamoto il y a quinze ou vingt ans : on s’intéressait à ses sons de synthés, il était samplé par beaucoup de gens…

Le groupe Asynchrone et le projet d’hommage à Sakamoto a commencé bien avant sa disparition en 2023. Quel est sont point de départ ?
J’avais un duo avec Clément Petit et je lui ai proposé une vieille idée de groupe mêlant musiciens électroniques et “vrais” improvisateurs, inspiré de Ryuichi Sakamoto, pour faire connaître sa musique en France, peut-être proposer une autre manière de l’écouter mais aussi souligner sa patte de producteur. On s’est entouré de personnalités bien trempés et l’énergie créative du groupe naît de certaines oppositions, mais en allant les uns vers les autres comme Sakamoto a été à la rencontre d’autres cultures : Delphine Joussein fait vraiment de la noise free, Manuel Peskine fait presque du neo-classique, Vincent Taeger est associé à la french touch… Je voulais laisser une liberté à ceux qui viennent du jazz mais aussi voir comment cette rencontre pouvait être créative. C’était une façon de relancer un débat sur la musique de Sakamoto, de proposer un discours sur cette Asie qui fantasme l’Europe dont Ryuichi Sakamoto, fan de Claude Debussy comme de Kraftwerk, est un représentant, avec un regard unique sur le romantisme européen. On a fait un premier concert à Banlieues Bleues en 2022 où Jan Bang nous avait remixés – j’avais adoré le résultat ! On a pris des libertés avec la musique car elle mène à beaucoup d’endroits.

Asynchrone au complet : en rouge, Hugues Mayot, saxophone ténor et clarinette basse, Delphine Joussein, flûte, Vincent Taeger, batterie , Frédéric Soulard, synthétiseurs, boîtes à rythme et machines, Manuel Peskine, piano et Clément Petit, violoncelle. Photo : X/DR

Comment avez vous abordé et intégré l’univers sonore synthétique de Ryuichi Sakamoto ?
Il a été un grand développeur de synthétiseurs, avec Dave Smith, la marque Sequential Circuits, et les firmes japonaises comme Roland, il a été un des premiers a avoir utilisé la TR-808 [célèbre boîte à rythme de la marque, NDR], et il se faisait même fabriquer des sampleurs uniques, comme pour l’album “Technodelic” du Yellow Magic Orchestra. Il maniait tout ça avec une virtuosité incroyable, c’était un producteur de génie. Je voulais que les machines s’intègrent au groove au point qu’on ne sait plus qui fait quoi entre électronique et batterie, et aussi pour que ça reste “souple”, sans raidir tout le groupe. Quitte à simplifier certaines choses en live pour laisser plus de place au groupe, notamment pour le batteur.

Comment voyez-vous l’avenir d’Asynchrone au-delà de ce premier album hommage, et qu’en restera t-il dans la musique que vous ferez ensuite ?
Pour moi c’était un projet “de cœur”, j’étais hyper content d’avoir le loisir d’approfondir ma connaissance de la musique de Ryuichi Sakamoto, mais on a aussi monté ce groupe pour passer de bons moments tous ensemble. On a trouvé notre esthétique, une couleur krautrock façon Can ou Neu, ce côté pop et jazz à la fois, facile à écouter, et ce premier disque nous a donné un élan pour la suite !
Au micro : Yazid Kouloughli

A écouter : “Plastic Bamboo” (No Format, Choc Jazz Magazine)

Photo d’ouverture © Marikel Lahana

L’adaptation cinématographique du manga à succès Blue Giant de Sinichi Ishizuka sort aujourd’hui en salles. Une histoire initiatique qui raconte l’ascension d’un jeune saxophoniste autant qu’une déclaration d’amour au jazz.
par Yazid Kouloughli

Tout commence sur les rives gelées de la ville de Sendai : le héros Dai Miyamoto (auquel Tomoaki Baba prête son souffle), travaille avec acharnement son instrument. Le jeune lycéen a un rêve : devenir le plus grand saxophoniste de jazz. En chemin, il fera la connaissance d’un pianiste de talent, Yukinori (mis en son par la pianiste Hiromi), qui deviendra bientôt son mentor, et formera à son tour un jeune batteur plein d’avenir, son ami d’enfance Shunji (Shun Ishikawa). Le chemin qui les mène à la reconnaissance locale puis nationale est long et rude, mais bien plus que le succès, il relève d’une quête de réalisation personnelle à la portée universelle.
L’histoire est simple (d’ailleurs, nul besoin d’avoir lu les livres pour voir cette adaptation signée Yuzuru Tachikawa) mais elle reflète fort justement le parcours de bien des apprentis instrumentistes qui, au moins pendant un temps, rêvent eux aussi d’accomplir ce beau mais vague rêve de devenir le meilleur dans leur discipline. L’enjeu d’un tel film est ailleurs : comment montrer le jazz, la passion de cette musique et la richesse émotionnelle qu’il a à offrir ?

Pour y arriver le manga à des armes. D’abord une longue tradition d’adaptation d’histoires en tout genre, du célèbre roman japonais Le dit du Genji, monument de la littérature du XIème siècle adapté par Shikibu Murasaki, Sean Michael Wilson et l’illustrateur Ai Takita Inko jusqu’aux Misérables de Victor Hugo ou au Rouge et le Noir de Stendhal, toutes les œuvres semblent s’accomoder de ce style en plein essor. Et puis il y a quelque chose dans cette quête adolescente, cette volonté d’être toujours meilleur et du dépassement de soi, central dans bien des mangas à succès, qui se marie bien avec la vie d’un apprenti jazzman.

A leur façon, les personnages soulèvent des questions récurrentes : où se situer entre tradition et innovation ? Qu’est-ce qui relève du talent ou ne peut s’obtenir que par un travail acharné ? En montrant l’évolution des trois musiciens (les répétitions, les concerts, l’écoute des disques, le rôle des clubs et de la critique musicale), par des ellipses éloquentes, le film apporte à ces questions une réponse nuancée, loin du côté stakhanoviste d’un film comme Whiplash, et donne un aperçu assez fidèle du microcosme de cette musique. Servi par une bande son de grande qualité composée par la pianiste Hiromi dans un équilibre parfait entre tradition et modernité, et un remarquable travail d’animation, depuis le détail du jeu des musiciens jusqu’à l’invisible élan de l’inspiration qui peut prendre des dimensions cosmiques, Blue Giant a réussi là où tant d’autres productions ont échoué : donner une vision à la fois sincère, précise et passionnée du jazz. Recommandé !

Comme promis dans notre grand dossier consacré aux plus grands trompettistes de l’histoire du jazz du n°768 de Jazz Magazine actuellement en kiosque, voici 27 trompettistes essentiels à (ré)écouter d’urgence commentés par les fines plumes de la rédaction.

Par Yvan Amar (YA), Franck Bergerot (FB), Etienne Dorsay (ED), Paul Jaillet (PJ), Yazid Kouloughli (YK), François Marinot (FM), Stéphane Ollivier (SO), Pascal Rozat (PR), Jean-Pierre Vidal (JPV) et Philippe Vincent (PV).

Bubber Miley

Bubber Miley
1903-1932
Roi de la Jungle, « élevé à la soul, saturé de soul, mariné dans la soul » comme disait Duke Ellington, ce musicien né en Caroline du Sud, élevé à New York, est l’un des premiers à s’écarter de la merveilleuse lignée de Joe Oliver et Armstrong. Il utilise avec maestria la trompette bouchée, avec sourdine plunger, un débouche-évier en caoutchouc qui occulte plus ou moins la pavillon de l’instrument. Il propose ainsi une série de growls,feulements, grommellements, grondements : la technique wah-wah est née, et avec elle le style jungle qui sera l’une des marques du premier orchestre d’Ellington, et qu’il invente avec le tromboniste Tricky Sam Nanton : tragique ou gouailleur, il incarne la trompette qui parle et qui commente ! Après un début de carrière extrêmement précoce, (il accompagne la chanteuse de blues Mamie Smith), il reste avec le Duke de 1924 à 1929, puis il tourne en France ou aux États-Unis dans différentes revues jusqu’à ce que la tuberculose le tue à 29 ans. YA
3 disques essentiels

Duke Ellington’s Washingtonians : Choo Choo (Blue Disc, 1926)
Duke Ellington And His Orchestra : Creole Love Call (Victor, 1927)
Duke Ellington And His Famous Orchestra : Tiger Rag (Brunswick,1929)
2 solos cultes

Black And Tan Fantasy

Duke Ellington : The Complete Brunswick And Vocalion Recordings Of Duke Ellington (Decca, 1994)
East Saint Louis Toodle-Oo

Duke Ellington : The Complete Brunswick And Vocalion Recordings Of Duke Ellington (Decca, 1994)

Red Allen

Red Allen
1908-1967
Fils d’un chef d’orchestre d’Algiers, sur la rive opposée à La Nouvelle-Orléans, Henry James Allen, dit Red, étudie et pratique avec les meilleurs trompettistes et orchestres de la Cité du Croissant. En 1927, il rejoint King Oliver à Chicago puis gagne New York en 1929 où il participe à de nombreux orchestres et séances de noms les plus prestigieux : Luis Russell (chez qui lui arrivera de prendre sa part de solos auprès de Louis Armstrong), Don Redman, Fletcher Henderson. Également chanteur fougueux, il enregistre sous son nom dès 1929 et en cosignature avec Coleman Hawkins en 1930. Si l’on a fait souvent de Roy Eldridge le chaînon manquant entre Louis Armstrong et Dizzy Gillespie, on oublie qu’avant eux Red Allen (quoiqu’encore adepte de la collective néo-orléanaise) amena le phrasé de la trompette vers une prolixité plus grande, un phrasé plus coulé que celui de Louis. FB
2 disques essentiels
Red Allen : The Golden Years Vol.1 1930-1935 (Upbeat, 2019)
Red Allen : World On A String (Bluebird-RCA,1957)
3 solos cultes

Lookin’ Good But Feelin’ Bad

Fats Waller : The Complete Recorded Works, Volume 2 1929 (JSP, 2006)
Queer Notions
(2ème Version)
Coleman Hawkins : The Quintessence (Frémeaux, 1995)
Shim Me Sha Wabble 

Henry “Red” Allen : In Chronology 1937-1941 (Classics, 1992)

Cat Anderson

Cat Anderson
1916-1981
Excellent musicien de pupitre, Cat Anderson trouva sa place au début des années 1940 dans les orchestres de Lucky Millinder, d’Erskine Hawkins et de Lionel Hampton avant de rejoindre celui de Duke Ellington qui fut vite un écrin sur mesure pour ses prouesses dans le suraigu. Il fera deux autres séjours dans l’orchestre du Duke dans les années 1950 avant de se consacrer à ses propres formations. Héritier de LouisArmstrong mais aussi influencé par des musiciens comme Roy Eldridge ou Charlie Shavers, sa technique éblouissante et unique dans le suraigu lui permettait de jaillir de l’orchestre tel un diable de sa boîte. Parfois imité, rarement égalé ! PV
2 disques essentiels

Duke Ellington : Newport 1958 (CBS, 1958)
Duke Ellington : Afro Bossa (Reprise, 1962)
2 solos cultes

El Gato

Duke Ellington : Newport 1958 (CBS, 1958)
June Bug

Cat Anderson : Cat On A Hot Tin Horn (Mercury, 1958)

Thad Jones


Thad Jones
1923-1986
Débuts chez Jack Teagarden, séjours et enregistrements avec grand orchestre de Count Basie dès le milieu des années 1950, idem avec Charles Mingus (c’est sur le label de ce dernier, Debut Records, qu’il fait ses débuts phonographiques), signature sur Blue Note en 1956… : au-delà de ses incontestables qualités de trompettiste, bugliste et cornettiste (il maîtrisait tout autant les trois instruments), Thaddeus Joseph “Thad” Jones, enfant du bebop, cadet d’une des plus fabuleuses fratries de l’Histoire du jazz, celle des Jones – Hank était l’aîné, Elvin le benjamin –, a surtout marqué les esprits via l’orchestre imaginé dès 1956 et fondé dix ans plus tard avec le batteur Mel Lewis, véritable laboratoire qui avait élu domicile au Village Vanguard de New York où sont passés moult grands solistes en devenir pendant plusieurs décennies. Son travail avec cet orchestre, comme ses opus Blue Note, nous rappellent à quel point cet homme avait du style. Comme trompettiste et arrangeur. ED
3 disques essentiels
Thad Jones : Detroit-New York Junction (Blue Note, 1956)
Thad Jones : The Magnificent Thad Jones (Blue Note, 1956)
Thad Jones / Mel Lewis Orchestra : All My Yesterdays – The Debut Recordings At The Village Vanguard (Resonance Records, 2016)
3 solos cultes
Scratch
Thad Jones : Detroit-New York Junction (Blue Note, 1956)
April In Paris
Thad Jones : The Magnificent Thad Jones (Blue Note, 1956)
St. Louis Blues
ThadJones / Mel Lewis Orchestra : Monday Night – Recorded At The Village Vanguard (Solid State Records, 1969)

Shorty Rogers


Shorty Rogers
1924-1994
On est en droit de penser qu’en 2024 rares sont celles et ceux, hélas, qui écoutent souvent les disques de Milton Michael Rajonsky, alias Shorty Rogers… Il nous semble pourtant urgent de (re)découvrir ce trompettiste à la sonorité douce et chaleureuse, figure du jazz West Coast, dont il fut l’un des acteurs essentiels dès le milieu des années 1940 – il a commencé d’enregistrer avec le tromboniste Kai Winding en 1945. Forts de ses divers séjours au sein des orchestres de Woody Herman et de Stan Kenton, il développa vite des talents de compositeur et d’arrangeur – il a de nombreuses musiques de films à son actif, dont celle de L’Homme au bras d’or, avec Frank Sinatra –, sans jamais se départir de sa passion pour le dialogue et l’interplay, comme en témoigne “The Three”, chef-d’œuvre gravé en 1954 en trio avec Jimmy Giuffre et Shelly Manne. ED
3 disques essentiels
Shorty Rogers André Prévin : Collaboration (RCA Victor, 1955)
Shorty Rogers Quintet : Wherever The Five Winds Blow (RCA Victor, 1956)
Shelly Manne : Shelly Manne’s “The Three” & “The Two” (Contemporary Records, 1960)
3 solos cultes
Flip
Shelly Manne : “The Three” (Contemporary Records, 1954)
Porterhouse
Shorty Rogers André Prévin : Collaboration (RCA Victor, 1955)
Lotus Bud
Shorty Rogers & His Giants : Martians Come Back ! (Atlantic, 1956)

Sonny Grey

Sonny Grey
1925-1987
Né à Kingston en Jamaïque, arrivé à Londres en 1948 avec Joe Harriott au sein des Jamaica All Stars, il s’installe à Paris en 1953 où il mène une carrière free lance dans les clubs parisiens parallèlement à un travail en pupitre chez Jacques Hélian et Aimé Barelli mais aussi au sein du Kenny Clarke-Francy Bolland Big Band ou du NDR Big Band, tout en dirigeant son propre grand orchestre qui sera enregistré en 1967 au festival de jazz de Barcelone. Disciple de Dizzy Gillespie aux idées intarissables servies par une belle souplesse de phrasé sur toute la tessiture, ce non-carriériste laisse peu de traces dans les discographies, mais il reste une figure dont se souviennent les assidus de la scène parisienne, du Soultet de Daniel Humair de 1961 au Machi Oul Septet de Patricio Villaroel en passant par Jef Gilson ou Guy Lafitte. FB
3 disques essentiels

Sonny Grey : Skippin’ (Numera, 1971)
Dexter Gordon, Sonny Grey & Georges Arvanitas Trio : Parisian Concert (Futura, 1973)
Sonny Grey : And His Orchestra In Concert 1967 (Fresh Sound, 2016)
3 solos cultes
Theme For Sister Salvation

Daniel Humair Soultet : The Connection (Vega, 1961)
Jamaica

Guy Lafitte : Jambo ! (RCA, 1968)
Brakes Sake
Herb Geller : European Rebirth 1962 (Fresh Sound, 2022)

Conte Candoli © Brian McMillen

Conte Candoli
1927-2001
Frère cadet du trompettiste Pete Candoli, il fut très précoce puisqu’il débuta à 16 ans dans l’orchestre de Woody Herman. On l’assimila souvent au style west coast, sans doute parce qu’après son installation en Californie, il joua avec toute la crème des musiciens du cru (Art Pepper, Shelly Manne, Bud Shank, Frank Rosolino, Gerry Mulligan…). Mais c’était plutôt un héritier du bebop et il a toujours revendiqué sa filiation stylistique avec Dizzy Gillespie. Avant tout homme de pupitre très demandé à Hollywood, ce fut aussi un excellent soliste virtuose dans l’aigu et par son habileté dans le maniement des sourdines. PV
2 disques essentiels

Conte Candoli : Conte Candoli (Bethlehem, 1955)
Red Mitchell : Red Mitchell (Bethlehem, 1956)
2 solos cultes

My Old Flame

Conte Candoli : Conte Candoli (Bethlehem, 1955)
Jam For Your Bread

Red Mitchell : Red Mitchell (Bethlehem, 1956)

Ruby Braff

Ruby Braff
1927-2003
Contrairement à ses contemporains, Ruby Braff est resté fidèle au cornet des débuts du jazz qu’il garde en mémoire même lorsqu’il le trahit pour la trompette, avec pour modèle Louis Armstrong et l’emphase de son ample vibrato, mais aussi Bix Beiderbecke et Bobby Hackett, son jeu élégant et posé privilégiant le moelleux du grave et du medium. Des qualités qui lui valent dès 1949 un engagement auprès du clarinettiste Edmund Hall au Savoy Café où il fait ses débuts new-yorkais, enregistré pour la première fois. Dans sa ville natale, Boston, il est remarqué par Georg Wein qui l’inscrit à l’affiche de son club Storyville auprès des figures du jazz prébop comme Pee Wee Russell, Vic Dickenson ou Jo Jones, puis sur la scène du premier Newport Jazz Festival en 1954. Ce sera un homme du milieu, fidèle à ses premières idoles du jazz hot et du swing tout en prenant volontiers ses distances avec les stéréotypes orchestraux des années 1920-30. FB
3 disques essentiels

Ruby Braff : Ruby Braff Quartet Swings (Bethlehem, 1954)
Ruby Braff : Two By Two, The Music Of Rogers & Hart (Vanguard, 1955)
The Ruby Braff-George Barnes Quartet : Plays Gershwin (Concord Jazz, 1974)
3 solos cultes

How Long Has This Been Going On ?

Ruby Braff : Braff !! (Epic, 1956)
Embraceable You

Ruby Braff : Goes “Girl Crazy” (Warner, 1958)
Lady Be Good

Ruby Braff – Dick Hyman : Fireworks (Philips, 1987)

Franco Ambrosetti © Gérard Aimé

Franco Ambrosetti
1941
Fils du saxophoniste suisse Flavio Ambrosetti, Franco commence à jouer avec lui avant de prendre son envol et de devenir l’un des maîtres de l’instrument en Europe. Tout en dirigeant l’entreprise familiale, il vivra sa passion de la musique en enregistrant de nombreux albums avec les grands musiciens de son époque tels Phil Woods, Michael Brecker, Daniel Humair, George Gruntz, Tommy Flanagan, John Scofield, John Abercrombie ou Jack DeJohnette. Bien qu’il n’ait jamais délaissé la trompette, c’est un spécialiste du bugle qu’il a souvent utilisé tout au long de ses disques. Côté style, c’est dans le hard-bop et le post-bop qu’il s’inscrit le plus souvent, là où il peut exprimer ses talents d’improvisateur et faire montre de son excellente articulation. PV
3 disques essentiels

Franco Ambrosetti : Heartbop (Enja, 1981)
Franco Ambrosetti : Wings (Enja, 1983)
Franco Ambrosetti : Movies (Enja, 1986)
3 solos cultes

Aspartacus

Franco Ambrosetti : Jazz A Confronto n°11 (Horo Records, 1974)
Heartbop

Franco Ambrosetti : Heartbop (Enja, 1981)
Summertime

Franco Ambrosetti : Movies (Enja, 1986)

Michael Mantler


Michael Mantler

1943
Ce trompettiste et tromboniste à pistons autrichien est parti, comme bien d’autres musiciens européens, étudier au Berkelee College of Music de Boston. Il rejoint New York et travaille avec l’énergique pianiste Cécil Taylor. Il adhère à la coopérative avant-gardiste Jazz Composers Guild créée par le trompettiste radical Bill Dixon et y rencontre sa muse Carla Bley avec qui il va fonder la Jazz Composer’s Orchestra Association (JCOA). C’est ainsi qu’il va se retrouver dans tous les vastes projets aventureux de cette arrangeuse géniale. En 1973, ils fondent la compagnie phonographique Watt distribuée par ECM. Mais son cursus artistique ne se limite pas à cette collaboration fructueuse. Friand d’expériences inédites, il écrit et enregistre des compositions orchestrales fort ambitieuses et collabore avec des partenaires issus du rock (Don Preston, Nick Maison), de la musique minimaliste et du jazz (Don Cherry, Pharoah Sanders). PJ
3 disques essentiels

Carla Bley : Tropic Appetites (Watt, 1974)
Michael Mantler : Movies (Watt, 1977)
Michael Mantler : Something There (Watt, 1987)
3 solos cultes

J. S.

Carla Bley, Michael Mantler, Steve Lacy, Kent Kent Carter, Aldo Romano : Jazz Realities (Fontana, 1966)
Alien

Michael Mantler With Don Preston : Alien (Watt, 1985)
Concertos

Michael Mantler : Concertos (ECM, 2008)

Mongezi Feza

Mongezi Feza
1945-1975
Débarqué à Londres de son Afrique du Sud natale en 1964 avec ses compagnons d’armes des Blue Notes, orchestre à la mixité raciale hautement subversive fondé par le pianiste blanc Chris McGregor en compagnie de Dudu Pukwana, Johnny Dyani et Louis Moholo-Moholo, Mongezi Feza s’est très vite imposé comme une personnalité très originale proposant de nouvelles pistes expressives aux jeunes musiciens révolutionnaires attirés par la New Thing venue d’Amérique. Influencé autant par Clifford Brown que Don Cherry, transcendant une grammaire jazz parfaitement maîtrisée par une authentique urgence vitale et des tradition vocales héritées des musiques de son pays, Mongezi Feza allait durant dix années denses marquer durablement la scène musicale britannique, écrivant les plus belles pages du jazz sud-africain au sein des Blues Notes et du Brotherhood of Breath de Chris McGregor tout en engageant un dialogue fécond avec la fine-fleur de l’avant-garde sous toutes ses formes. SO
3 disques essentiels

Chris McGregor : Brotherhood Of Breath (RCA, 1971)
Dyani-Temiz-Feza : Music For Xaba (Universal, 1972)
The Blue Notes : Legacy – Live In South Afrika 1964 (Ogun, 2023)
3 solos cultes
Traditional South African Songs

Dyani-Temiz-Feza : Music For Xaba (Universal, 1972)
Little Red Riding Hood Hit The Road

Robert Wyatt : Rock Bottom (Virgin, 1974)
Now
The Blue Notes : Legacy – Live In South Afrika 1964 (Ogun, 2023)

Jack Walrath

Jack Walrath
1946
Ce brillant trompettiste et bugliste a collaboré avec des groupes de rythme and blues, avec Glenn Ferris et a tourné pendant un an avec Ray Charles ce qui a musclé sa sonorité expressive. Il deviendra l’un des pivots des derniers projets fascinants du farouche contrebassiste Charles Mingus. Walrath l’a très largement secondé à la fin de sa vie alors qu’il était atteint d’une grave maladie dégénérative. Il a notamment mis en forme et réalisé les arrangements des pièces de l’album “Me, Myself An Eye” à partir de musiques chantées par son leader. Cette fidélité à l’univers mingusien s’est poursuivie après la mort du contrebassiste avec une participation active aux formations Mingus Dynasty, Mingus Big Band et Mingus Epitaph. Walrath a aussi rédigé des notes de pochettes de disques et écrit des chroniques pour le magazine Downbeat. En, 1983, il a fait la tournée des festivals d’été avec un puissant quintette au sein duquel on pouvait apprécier le batteur “headhunter” Mike Clark. PJ
2 disques essentiels

Jack Walrath Quintet : Live At Umbria Jazz Festival (Red Records, 1983)
Charles Mingus : Changes, The Complete Atlantic Studio Recordings 1974/79 (Rhino, 2023)
2 solos cultes

Black Bats And Poles

Charles Mingus : Changes 2 (Atlantic, 1974)
Invisible Lady

Mingus Big Band 93 : Nostalgia In Time Square (Dreyfus Jazz, 1993)

Baikida Carroll © Gianpero Gallina-Torino

Baikida Carroll
1947
Influencé dans sa prime jeunesse par des virtuoses de l’instrument comme Clark Terry et Lee Morgan, le trompettiste Baikida Carroll incarne avec éclat et humilité l’ancrage du free jazz militant des années 1970, dont il fut l’un des fer-de-lances, dans le terreau du jazz le plus traditionnel. Membre fondateur et directeur musical du Black Artists Group of St. Louis (BAG), collectif multidisciplinaire fréquenté par Oliver Lake, Julius Hemphill ou John Hicks qui toute sa vie demeureront ses partenaires privilégiés, Carroll passera l’essentiel des années 1970 et 80 à multiplier les collaborations avec tous les plus grands noms du free jazz, d’Anthony Braxton à Steve Lacy en passant par Muhal Richard Abrams, David Murray et Jack DeJohnette, mettant son style chaleureux et flamboyant, ancré dans le blues et magnifiquement charpenté même dans les moments de frénésie, au service d’une vision plurielle du jazz. SO
3 disques essentiels
Julius Hemphill : Dogon A.D. (Arista Freedom, 1972)
Baikida Carroll : Shadows & Reflections (Soul Note, 1982)
Black Artists Group : In Paris, Aries 1973 (Aguirre Records, 1973)
3 solos cultes
Mama And Daddy

Muhal Richard Abrams : Mama And Daddy (Black Saint, 1980)
Starbust

Jack DeJohnette’s Special Edition : Inflation Blues (ECM, 1983)
Beatrice

Sam Rivers : Inspiration (RCA, 1999)

Hannibal Marvin Peterson


Hannibal Marvin Peterson
1948
Quand il quitte son Texas natal pour New York en 1970, Hannibal Marvin Peterson, alias Hannibal Lokumbé, joue immédiatement avec une bonne partie de l’avant-garde : Elvin Jones, Pharoah Sanders, Archie Shepp, Roland Kirk sont séduits par son impétuosité, sa puissance sonore, sa maitrise et son expressivité très diverse. Il est capable d’une force de frappe étonnante et en même temps d’un souffle continu qui parait inépuisable, déjà rare chez les saxophonistes, rarissime chez les trompettistes ! Il devient la vedette de l’orchestre de Gil Evans dans ses merveilleuses années post-Miles, s’associe à George Adams, en même temps qu’il monte son propre Sunrise Orchestra. Un séjour en Afrique a aussi laissé des traces, notamment dans ses African Portraits, enregistrés par le Chicago Symphony Orchestra, dirigé à l’époque par Daniel Barenboim : s’y succèdent des parties de trompette, des chœur s et des voix, des tutti d’orchestre et le plus traditionnel des blues. YA
2 disques essentiels

Pharoah Sanders : Black Unity (Impulse, 1972)
Hannibal Marvin : Soul Brother – In dedication To Malcolm X (Impulse, 1975)
1 solo culte
Zee Zee
Gil Evans : Live At The Public Theater (Black Hawk Rec, 1980)

Shunzo Ohno © Spencer Kohn

Shunzo Ohno
1949
C’est une rencontre avec le légendaire batteur Art Blakey en 1974 qui a scellé le destin de ce jeune trompettiste d’origine japonaise. Débarquant à New-York, il intègre les fameux Jazz Messengers. Le rêve américain se concrétise grâce à l’étonnante maturité de son jeu, influencé aussi bien par Miles Davis que Lee Morgan. Les batteurs Roy Haynes et Norman Connors ne s’y trompent pas et font également appel à ses services, avant que Ohno n’entame une prolifique carrière solo qui sera fortement influencée par la fusion sous toutes ses formes. Si certains de ses disques sonnent comme un habile copier/coller du Miles électrique, son jeu mordant, élégant et virtuose mérite largement que l’on s’y attarde. Jusqu’aux années 2000, Ohno est aussi un sideman particulièrement recherché que l’on retrouvera, excusez du peu, aux côtés de Sting, Gil Evans, Buster Williams et Larry Coryell. JPV
3 disques essentiels

Shunzo Ohno: Something Coming (East Wind, 1975)
Shunzo Ohno : Bubbles (East Wind, 1976)
Shunzo Ohno: Quarter Moon (Electric Bird, 1979)
3 solos cultes

But It’s Not So

Shunzo Ohno : Something Coming (East Wind, 1975)
Bubbles

Shunzo Ohno: Bubbles (East Wind, 1976)
Fortune Dance

Buster Williams : Something More ( In+Out Records, 1989)

Graham Haynes

Graham Haynes
1960
Fils du légendaire batteur Roy Haynes, le jeune Graham, trompettiste et cornettiste se fait rapidement connaître par son étonnante maturité, son jeu fluide, virtuose, mélange parfaitement dosé entre expérimentations et tradition. Il devient l’un des fers de lance d’une nouvelle génération gravitant autour de la chanteuse Cassandra Wilson et du saxophoniste Steve Coleman. A partir de ces collaborations, Graham Haynes a développé une musique aux structures complexes, fusionnant jazz, funk, hip-hop et plus tard, la culture drum and bass venue d’Angleterre. Ce musicien largement ouvert sur de nouveaux paysages sonores explore les musiques africaines et magrébines en collaborant avec le bassiste et producteur Bill Laswell puis s’oriente progressivement vers une fusion cosmique où son jeu, passé aux filtres de l’électronique, le projette vers les abysses de la musique ambiante. Un musicien aussi rare que talentueux à (re)découvrir urgemment. JPV
3 disques essentiels

Graham Haynes: Transition (Antilles, 1994)
Graham Haynes : The Griot Footsteps (Antilles, 1994)
Graham Haynes : Tones For The 21st Century (Antilles, 1997)
3 solos cultes

Apricot On Their Wings

Cassandra Wilson : Day Aweigh (JMT, 1987)
Mars Triangle Jupiter

Graham Haynes: Transition (Antilles, 1994)
Millennia

Graham Haynes : Tones For The 21st Century (Antilles, 1997)

Ralph Alessi © Caterina Di Perri (ECM) DETOUR

Ralph Alessi
1963
Révélé au sein des diverses formations de Steve Coleman durant les années 1990, ce natif de San Francisco collait parfaitement à la musique aux structures complexes du saxophoniste, auprès duquel il a peaufiné un sens très sûr pour les improvisations les plus débridées. S’il se rapproche de Ravi Coltrane qui deviendra l’un de ses partenaires réguliers, sa collaboration la plus marquante est peut-être celle qu’il entame avec le pianiste Fred Hersch. L’osmose de leurs univers respectifs fait des merveilles et entraîne le trompettiste vers d’autres horizons avant-gardistes. Doté d’une technique hors normes laissant s’exprimer l’harmonie, son lyrisme innovant à l’esthétique proche d’un Enrico Rava lui ouvre naturellement les portes du mythique label allemand ECM, dont il devient rapidement l’un des musiciens les plus influents. JPV
3 disques essentiels

Ralph Alessi & Fred Hersch : My Magic Fingers (Cam Jazz, 2013)
Ralph Alessi : Imaginary Friends (ECM, 2013)
Ralph Alessi Quartet : It’s Always Now (ECM, 2023)
3 solos cultes

Mixed Media

Ravi Coltrane : Moving Pictures (BGM, 1998)
Blue Midnight

Ralph Alessi & Fred Hersch : My Magic Fingers (Cam Jazz, 2013)
Imaginary Friends
Ralph Alessi : Imaginary Friends (ECM, 2019)

Matthieu Michel © Marius Affolter

Matthieu Michel
1963
Grandi dans une fratrie de cuivres auprès d’un père multi-instrumentiste et chef de fanfare, il est devenu au fil des années une référence très au-delà des frontières suisses. Erik Truffaz dit tout lui devoir sur le plan technique, mais au-delà de l’instrument, c’est un artiste complet comme la trompette en connaît en Europe depuis Enrico Rava, Kenny Wheeler et Tomasz Stanko. Recherché tant pour ses qualités de soliste que pour ses compétences en pupitre, il s’est fait une réputation sous la direction de George Gruntz, Mathias Rüegg (Vienna Art Orchestra) ou Franck Tortiller (ONJ). Leader discret, peu carriériste, il est abondamment sollicité de Susanne Abbuehl à Michel Benita, en passant par Heiri Känzig ou Christian Muthspiel. FB
3 disques essentiels

Matthieu Michel : Estate (TCB 1995)
Matthieu Michel, Uli Scherer : The Sadness Of Yuki (Emarcy-Austrian Jazzart, 1996)
Jean-Christophe Cholet, Matthieu Michel : Benji (Pee Wee, 1997)
3 solos cultes

Fleur de Lotus

Serge Lazarevitch : A Few Years Later (Igloo, 1997)
Lisboa Reverie

Vienna Art Orchestra : Swing Affairs (Emarcy Austri, 2005)
Dervish Diva

Michel Benita : Looking at Sounds (ECM, 2019)

Axel Dörner

Axel Dörner 
1964
Formé au piano classique qu’il étudiera jusqu’à l’âge adulte à l’Académie de musique de Cologne, il se consacre pour de bon à la trompette, qu’il pratiquait adolescent dans la fanfare de son village, en 1991. Privilégiant l’improvisation, il passe du jazz à des formes plus libres au contact d’Alexander von Schlippenbach et de l’élite de la free music européenne notamment au sein du Berlin Jazz Contemporary Orchestra et du groupe Die Enttäuschung avec Rudi Mahal. Sans rompre avec les racines du jazz auxquelles le relient le quartette Peeping Tom de Pierre-Antoine Badaroux ou Alexander von Schlippenbach, il s’affranchit des conventions orchestrales souvent en duo ou solo, et se tourne vers une esthétique de plus en plus bruitiste, avec un usage époustouflant des sourdines, de la coulisse, des effets de souffle, du growl et des traitements électroniques, sa trompette pouvant même être équipée d’un générateur de son. FB
3 disques essentiels

John Butcher, Xavier Charles, Axel Dörner : The Contest Of Pleasures (Potlatch, 2000)
Axel Dörner, Pierre-Antoine Badaroux, Pat Thomas… : Boperation (Umlaut, 2011)
Axel Dörner : Sicherlich (bandcamp, 2020)
3 solos cultes

A,B,C

Matts Gustafsson : Hidros One (Caprice Records, 1999)
Coming On The Hudson

Alexander von Schlippenbach : Monk’s Casino (Intakt, 2005)
Sedna

Axel Dörner, Lina Allemano : Aphelia (Relative Pitch, 2019)

Laurent Blondiau © Christophe Alary / Wikimedia

Laurent Blondiau
1968
Formé au Conservatoire royal de Bruxelles auprès de Bert Joris et Richard Rousselet, Laurent Blondiau est devenu l’un des principaux activistes de la scène belge à la tête du collectif Mâäk’s Spirit, après s’être fait connaître dès les années 1990 avec le Brussels Jazz Orchestra, l’ensemble Rêve d’éléphant et l’orchestre franco-belge Octurn. Multipliant les collaborations sur le territoire français (Stéphane Payen, Alban Darche, Andy Emler, David Chevallier) ou avec le guitariste hongrois Gabor Gado, il s’est vu décerner le prix Bobby Jaspar du jazz européen par l’Académie du jazz en 2009. Virtuose, jouant aisément et sans affect de deux trompettes à la fois comme le faisait Clark Terry, c’est plutôt un Rex Stewart des temps modernes qu’incarnerait l’expressivité de sa technique, et notamment son recours très inventif aux sourdines. Auprès des musiciens cités ci-dessus, il s’est montré un improvisateur inventif sur tous les terrains esthétiques, admirablement soucieux de la qualité narrative de ses solos. FM
3 disques essentiels

Mâäk : Bunenaventura (De Werf, 2011)
Gabor Gado, Laurent Blondiau : Veil and Quintessence (BMC, 2017)
David Chevallier : Curiosity (Yolk, 2022)
3 solos cultes

Work 1.1

Thôt Agrandi : Work On Akis (Quoi de neuf Docteur, 2002)
Jilali

Mâäk’s Spirit, Gnawa Express de Tanger : Al Majmaâ (Igloo, 2004)
Pulsations nocturnes

Andy Emler : Pause (Naïve, 2011)

Cuong Vu © Michele Giotto

Cuong Vu
1969
Après une formation au New England Conservatory et des débuts au sein de la bouillonnante scène downtown new-yorkaise, cet Américain d’origine vietnamienne se fait connaître plus largement au début des années 2000 en intégrant le Pat Metheny Group. Dès cette époque, il se lie avec le bassiste Stomu Takeishi et le batteur Ted Poor, avec lesquels il forme un trio au long cours dont le son singulier – mélange de jazz, de rock et d’explorations bruitistes – ne cessera de s’affirmer avec le temps, souvent avec le concours d’invités de marque (Bill Frisell, Chris Speed, Pat Metheny). Très tôt, cet expérimentateur né développe une approche profondément originale de l’instrument, l’intégration d’effets électroniques lui permettant d’explorer un large éventail de textures, allant de sonorités lunaires jusqu’à d’intenses effets de saturation. Fort occupé par le professorat qu’il exerce depuis 2007 à l’Université de Washington à Seattle, Cuong Vu s’est fait rare en tournée : ne le manquez pas si l’occasion se présente ! PR
3 disques essentiels

Mark O’Leary, Cuong Vu, Tom Rainey : Waiting (Leo, 2004)
Cuong Vu : It’s Mostly Residual (Auand, 2005)
Cuong Vu Trio : Meets Pat Metheny (Nonesuch, 2015)
3 solos cultes

Reconnoiter

Chris Speed : Deviantics (Songlines, 1999)
Not Crazy (Just Giddy Upping)

Cuong Vu Trio : Meets Pat Metheny (Nonesuch, 2015)
Adamastor

Mario Costa : Chromosome (Clean Feed, 2023)

Yoann Loustalot © Jean-Baptiste Millot

Yoann Loustalot
1974
L’un des trompettistes contemporains les plus intéressants, pour le rapport à l’instrument et la composition, chez qui l’un découle de l’autre. La trompette est un héritage (son père a été trompettiste amateur) qui le mène à l’école de musique locale, puis au conservatoire (Versailles et Bordeaux) où il suit des études classiques. Il en garde une belle maitrise de l’air et du timbre : sonorité ciselée, précise, sans effet, attaque sobre, vibrato rare et une longueur de souffle qui lui permet de prolonger sans effort apparent de longues phrases qui vous tiennent en haleine. Les mélodies sont de la même eau : simples, presque évidentes, qui flottent dans l’espace et dans la mémoire. Il oscille entre la trompette et le bugle, surtout s’il a décidé de s’appuyer sur le coussin suave d’un trio à cordes (Oiseau rare). Tout cela avec la liberté que donne un label qu’il a fondé : Bruit chic. YA
3 disques essentiels

Yoann Loustalot : Slow (Bruit Chic, 2019)
Yoann Loustalot : Yéti (Pure Capture, 2022)
Yoann Loustalot : Oiseau Rare (Bruit chic, 2023)
2 solos cultes
Echoes
Yoann Loustalot : Yeti (Pure Capture, 2022)
Nom de plume
Yoann Loustalot : Oiseau Rare (Bruit chic, 2023)

Nate Wooley © Frank Shemmann



Nate Wooley

1974
Considéré comme l’un des trompettistes les plus originaux et audacieux apparu sur la jeune scène alternative de Brooklyn ces vingt dernières années, Nate Wooley s’est non seulement imposé comme un interlocuteur privilégié des plus grands hérétiques de la modernité post-jazz (John Zorn, Anthony Braxton, Fred Frith, Evan Parker…), mais comme un compositeur et improvisateur de premier plan, s’aventurant aux confins du free jazz, de la noise et des musiques nouvelles. Virtuose possédant une connaissance approfondie des grands stylistes qui l’ont précédé (de Bill Dixon et Wadada Leo Smith à… Wynton Marsalis), il développe en solo un répertoire parfaitement original fondé sur l’alphabet phonétique international. Un univers très personnel d’une grande force poétique et conceptuelle. SO
3 disques essentiels

Evan Parker, Joe Morris & Nate Wooley : Ninth Square (Clean Feed, 2015)
Nate Wooley : (Dance to) The Early Music (Clean Feed, 2015)
Nate Wooley : Argonautica (Firehouse 12 Records, 2016)
3 solos cultes

Hesitation

Nate Wooley : (Dance to) The Early Music (Clean Feed, 2015)
Templ Elm

Evan Parker, Joe Morris & Nate Wooley : Ninth Square (Clean Feed, 2015)
Lionel Trilling

Nate Wooley : Columbia Icefield (Nothern Spy Records, 2019)

Verneri Pohjola

Verneri Pohjola
1977
Si le public français ne l’a découvert que tout récemment à travers sa participation à l’album “Aux Anges” de Sylvain Rifflet, Verneri Pohjola jouit depuis longtemps d’une réputation enviable dans sa Finlande natale, et on comprend pourquoi. Fils du bassiste et multi-instrumentiste de prog rock Pekka Pohjola (1952-2008), il possède en effet une palette d’une rare variété, aussi à l’aise dans les pyrotechnies post Freddie Hubbard que lorsqu’il s’agit de jouer sur ce sens de l’espace typiquement scandinave. Autant de facettes de son jeu qui, loin de se contredire, s’intègrent harmonieusement en un univers riche et cohérent, où s’entremêlent sonorités acoustiques et électroniques, jazz, ambient, groove et plus encore. Soufflant le chaud et le froid, mais toujours intensément lyrique, voici un trompettiste à découvrir absolument ! PR
3 disques essentiels

Verneri Pohjola : Pekka (Edition Records, 2017)
Verneri Pohjola : The Dead Don’t Dream (Edition Records, 2020)
Verneri Pohjola : Monkey Mind (Edition Records, 2023)
3 solos cultes

Monograph

Wilder Brother
Verneri Pohjola : The Dead Don’t Dream (Edition Records, 2020)
Love Song

Aki Rissanen : Hyperreal (Edition Records, 2023)

Fabien Mary © Askienazy

Fabien Mary
1978
Depuis son premier album publié en 2002 à 24 ans, Fabien Mary a fait preuve d’une remarquable constance et s’est imposé peu à peu comme l’un des plus importants gardiens de la tradition du swing parmi les gens de sa génération. Dès l’origine il brille par les qualités qui continuent de faire sa force : celles d’un improvisateur surdoué aux phrases toujours limpides et parfaitement architecturées, chacun de ses solos frappé du sceau de l’évidence, comme s’il lui était aussi facile de s’exprimer sur les tempos les plus rapides que sur les ballades, en grande comme en petite formation. A 46 ans, bien qu’il ait déjà une discographie considérable, Fabien Mary connaît depuis ces trois dernières années une période particulièrement riche qui l’a vu publier coup sur coup deux albums en big band et un en trio qui témoignent d’une expression toujours plus fine et personnelle. YK
3 disques essentiels
Fabien Mary : Twilight (Elabeth, 2002)
Fabien Mary And The Vintage Orchestra : Too Short (Jazz & People, 2021)
Fabien Mary : Never Let Me Go (For Musicians Only, 2023)
3 solos cultes
I’m Getting Sentimental Over You
Fabien Mary : Twilight (Elabeth 2002)
I’m Always Lucky
Fabien Mary : Chess (Elabeth), 2005)
Sakura
Fabien Mary And The Vintage Orchestra : Too Short (Jazz & People, 2021)

Kirk Knuffke

Kirk Knuffke
1980
Encore assez peu connu en France, Kirk Knuffke est pourtant l’un des trompettistes (même s’il joue essentiellement du cornet) les plus originaux de sa génération. Après une vingtaine de disques à son nom et des collaborations avec des musiciens comme Butch Morris, Uri Caine, Bob Stewart ou Jay Anderson, il s’est imposé de l’autre côté de l’Atlantique comme une étoile montante du jazz actuel. Aussi bien intéressé par Ornette Coleman et Don Cherry que par Louis Armstrong et le swing d’avant-guerre, il réussit à mêler l’innovation à la tradition de façon exemplaire et passionnante. Sa formation d’autodidacte ne l’a pas empêché d’acquérir une technique redoutable et sa musique est toujours d’une fraîcheur et d’une invention remarquables. PV
2 disques essentiels

Kirk Knuffke, Per Mollehoj, Thommy Andersson : ‘s Wonderful (Stunt, 2021)
Karl Berger, Kirk Knuffke : Heart Is A Melody (Stunt, 2022)
2 solos cultes

‘s Wonderful

Kirk Knuffke, Per Mollehoj, Thommy Andersson : ‘s Wonderful (Stunt, 2021)
Ganesh
Karl Berger-Kirk Knuffke : Heart Is A Melody (Stunt, 2022)

Peter Evans

Peter Evans
1981
Combien sont-ils aujourd’hui, les trompettistes dont on peut dire qu’ils repoussent les limites de l’instrument ? Assurément, Peter Evans est de ceux-là. Souffle continu, techniques étendues, élargissement de la tessiture vers le grave comme vers l’aigu (il est l’un des rares à maîtriser la trompette piccolo), performances en solo intégral : rien ne lui fait peur, surtout pas l’impossible ! Loin d’être là pour épater la galerie, cette virtuosité hors du commun fonctionne comme une arme redoutable destinée à dynamiter la musique de l’intérieur, à balayer les conventions, à “pulvériser le son”, pour paraphraser le nom d’un de ses groupes. Impossible de résumer sa foisonnante discographie (environ 200 disques !) : citons au moins le quartette Mostly Other People Do the Killing, ses collaborations au long cours avec Evan Parker ou John Zorn, sans parler d’une pléthore d’albums en (co)leader dans les formats les plus variés. Son ultime provocation ? Un disque de standards ! PR
3 disques essentiels
Peter Evans Quintet : Ghosts (More Is More, 2011)
Peter Evans : Lifeblood (More Is More, 2016)
Pulverize The Sound : Black (Relative Pitch, 2022)
3 solos cultes

Handsome Eddy

Mostly Other People Do the Killing : Shamokin!!! (Hot Cup, 2007)
3625

Peter Evans : Zebulon (More Is More, 2013)
The Cell

Peter Evans Being & Becoming : Ars Memoria (More Is More, 2023)

…et pour quelques
solos de plus…

Comme une sorte de “spécial bonus”, voici quelques trompettistes passés sous les radars de nos pigistes. Pour chacun d’entre eux, une brève présentation et un solo culte.

Par Jacques Aboucaya,Franck Bergerot, Peter Cato, Yazid Kouloughli, Pascal Rozat, Alfred Sordoillet, Jean-Pierre Vidal et Philippe Vincent.

Freddie Keppard
1890-1933
Raffinant l’héritage de Buddy Bolden, Freddie Keppard tourna au sein de l’Original Creole Orchestra d’une côte à l’autre des États-Unis de 1914 à 1918 mais refusant une proposition d’enregistrer en 1916, il laissa aux musiciens blancs de l’Original Dixieland Jazz Band la primeur du jazz enregistré, et ne se fit entendre sur disque qu’après 1923. FB
Stock Yards Strug
Extrait de Freddie Keppard : The Complete Set 1923-1926 (Challenge, 1999)

Joe Smith
1902-1937
C’est Ethel Waters qui convainquit Joe Smith d’abandonner la batterie pour le cornet sur lequel elle le trouvait plus convaincant, ce qu’il prouva tout au long des années 1920 avec Bessie Smith, le Fletcher Henderson Orchestra ou les McKinney Cotton Pickers, et sur ce lumineux solo. FB
I’ve Found A New Baby
Extrait de Ethel Waters : Diva (Saga Jazz, 2003)

Red Nichols
1905-1965
Influencé par Bix Beiderbecke et l’un des trompettistes blancs les plus enregistrés dans les années 1920, souvent dédaigné par jazz critics et historiens pour sa réputation de requin de studio, Ernest Loring “Red” Nichols, élégant technicien de l’instrument, est d’un charme irrésistible pour qui veut bien lui prêter oreille. FB
Get With
Extrait de The Red Heads : The Complete Recordings Of The Red Heads Directed By Red Nichols (Jazz Oracle, 2004)

Frankie Newton
1906-1954
En plus d’être le trompettiste qui préface Strange Fruit de Billie Holiday, et l’un des rares sinon le premier jazzman noir inscrit au Parti communiste, Frankie Newton fut l’un des passeurs vers la trompette moderne, aussi tendre dans le blues et la ballade qu’il pouvait être fougueux sur les tempos rapides. FB
After Hour Blues
Extrait de Frankie Newton : In Chronology 1937-1939 (Complete Jazz Series, 2009)

Ray Willis Nance
1913-1976
Violoniste (son premier instrument), trompettiste et chanteur, Ray Nance remplaça Cootie Williams chez Duke Ellington de 1940 à 1962 et eut l’honneur d’être le créateur de Take the “A” Train avec l’un des solos les plus copiés, y compris par Cootie lorsque ce dernier retrouva son pupitre en 1963. FB
Take the “A” Train
Extrait de Duke Ellington: Never No Lament / The Blanton-Webster Band (Bluebird RCA, 1941)

Shorty Baker
1914-1966
À propos de ce trompettiste originaire de St. Louis passé par les orchestres de Don Redman, Teddy Wilson et Andy Kirk avant de devenir l’un des piliers de l’orchestre de Duke Ellington, Mary Lou Williams qui fut sa compagne rapporte avoir entendu Miles Davis soupirer : « Oh, si seulement je pouvais jouer aussi sweet que Shorty. » AS
Pretty Woman
Extrait de Duke Ellington : Time’s A-Wastin’ (Naxos, 1946)

Bobby Hackett
1915-1976
Familier du dixieland comme du swing de Benny Goodman et Glenn Miller, ce descendant de Bix Beiderbecke qui revendiquait d’ailleurs plutôt l’influence de Louis Armstrong, compta parmi les premières influences de Miles Davis. AS
What A Difference A Day Made
Extrait de Bobby Hackett : In Chronology 1948-1954 (Complete Jazz Series, 2005)

Emmett Berry
1915-1993
Il  offre l’exemple d’un musicien qui a épousé l’évolution du jazz sans prétendre en infléchir le cours. JA
That’s A Plenty
Sammy Price : A Fontainebleau (Guilde du Jazz, 1957.)

Freddie Webster
1916-1947
Qui se souviendrait de ce trompettiste qui brilla dans les années swing chez Cab Calloway, Earl Hines et Jimmie Lunceford, si Miles ne l’avait cité dans son autobiographie comme son premier copain new-yorkais et l’une des principales influences sur ses débuts en bebop ? FB
September In The Rain
Extrait de Frank Socolow : New York Journeyman 1945 & 1956 (Fresh Sound Records, 2005)

Charlie Shavers
1917-1971
Complice de Dizzy Gillespie dans leur passion première pour Roy Eldridge, Charles James “Charlie” Shavers accède à la renommée à travers ses arrangements et solos ruisselants de virtuosité et d’humour pour le sextette de John Kirby. FB
Front And Center
Extrait de John Kirby : In Chronology 1938-1939 (Complete Jazz Series, 2009)

Benny Bailey
1925-2005
Un superbe disciple de Dizzy Gillespie et de Fats Navarro dont l’installation en Europe l’empêcha sans doute d’atteindre les sommets de la gloire de l’autre côté de l’Atlantique. PV
Lil’ Sherry
Extrait de Benny Bailey : “The Upper Manhattan Jazz Society” (Enja, 1981)
Dusko Goykovich
1931-2023
Originaire de l’ancienne Yougoslavie, ce brillant technicien ajouta à un répertoire d’origine bebop une inspiration qu’il puisa dans les cultures musicales populaires balkaniques.PV
Last Minute Blues
Extrait de Dusko Goykovtich : “After Hours” (Enja, 1971)

Bobby Shew
1941
Sideman très demandé dans les années 1960-70, leader de superbes combos avec le pianiste Bill Mays, cet orfèvre de l’instrument est à (re)découvrir absolument. YK
La Rue
Extrait de The Bobby Shew Sextet : “Play Song” (Jazz Hounds Records, 1981)

Jon Faddis
1953
Si la génération “post hip-hop” des jazzfans connaît ce trompettiste natif d’Oakland parce qu’il est l’oncle du producteur Madlib, celles d’avant l’ont d’abord apprécié pour sa technique flamboyante, son phrasé élastique, ses prouesses et ses pirouettes post-Dizzy Gillespie.PC
Spur Of The Moment
Extrait de MyCoy Tyner & Jackie McLean : “It’s About Time” (Blue Note, 1986)

Bert Joris
1957
Un grand trompettiste belge d’aujourd’hui à la sonorité chaleureuse et au lyrisme éclatant devenu l’une des figures de proue du jazz européen. PV
Coffee Groove
Extrait de Philip Catherine : “Blue Prince” (Dreyfus Jazz, 2000)

Franck Nicolas
1966
D’une vocalité bouleversante, le souffle du Guadeloupéen possède une couleur unique qui contribue beaucoup à la saveur de son jazz-ka, mélange tout personnel de jazz et musiques caribéennes. YK
Au Revoir Michael
Extrait de “Pop Ka” (Autoproduction, 2023)

Guillaume Poncelet
1978
Aujourd’hui principalement pianiste, ce virtuose des pistons alliant puissance et lyrisme a notamment contribué à écrire les plus belles pages de l’electro-jazz de France. YK
Le Troisième homme
Extrait de Wise : “Electrology” (Such Production, 2004)

Takuya Kudora
1980
Remarqué comme sideman au côté du chanteur José James, Kudora offre en leader une fusion électrique novatrice, qu’il pimente d’éclatants chorus particulièrement délectables, comme dans cette irrésistible relecture du grand classique de Roy Ayers. JPV
Everybody Loves The Sunshine
Extrait de “Rising Sun” (Blue Note, 2014)

Jonathan Finlayson
1982
Disciple inséparable de Steve Coleman, mais aussi partenaire de choix de Steve Lehman ou Henry Threadgill : une tête pensante de la trompette d’aujourd’hui ! PR
Jeux d’anches
Extrait de Steve Lehman / Orchestre national de jazz : “Ex Machina” (ONJ, 2023)

Olivier Laisney
1982
Aussi à l’aise dans les métriques complexes que dans les modes d’Olivier Messiaen ou le hip-hop, ce styliste à la découpe rythmique incomparable n’a pas fini de nous étonner. PR
Nine To Hate
Extrait de Stéphane Payen – The Workshop : “Conversations With The Drums” (Onze Heures Onze, 2015)





Avril 1955 : dans le n° 5 de Jazz Magazine, Daniel Filipacchi soumet Dizzy Gillespie à un blindfold test. Trente-six ans plus tard, à l’écoute des mêmes disques et au micro de Fred Goaty, le trompettiste avait accepté d’être à nouveau sur la sellette.

Dizzy Gillespie, Daniel Filipacchi et Nelson Williams

Miles Davis : “Four”. 

Avec Horace Silver (piano), Percy Heath (contrebasse), Art Blakey (batterie). 1954.

Les réponses de Dizzy en 1955
Cela me plaît. Mais je ne peux pas dire que j’ai entendu quelque chose de nouveau. Cela ne m’apporte rien de neuf, cela ne m’apprend rien. Clifford [Brown] a fait d’autres disques, qui sont beaucoup plus nouveaux, plus “frais”.
Daniel Filipacchi Vous pensez que c’est Clifford Brown qui joue dans ce disque ?
Dizzy Gillespie Oui, pourquoi ? Ça n’est pas lui ? Si ce n’est pas lui, c’est Miles Davis. Mais je ne reconnais pas bien le style de Miles. Cela ne ressemble pas à ce qu’il fait d’habitude. C’est étrange… Ce disque… Mais il faut dire que le jazz est tellement imprévisible. Par exemple, vous allez faire un enregistrement. Vous pouvez être dans un “mauvais jour”. Je crois d’ailleurs que c’était le cas de Miles le jour où il fit ce disque ; car la plupart de ses disques sont très bons mais celui-là est un des plus mauvais. Il devait être malade… En plus c’est difficile de juger un musicien en écoutant un seul disque. Quelquefois quand on joue, on est vraiment inspiré… Mais on n’est jamais inspiré quand on enregistre. C’est impossible en studio. Cela, je le sais vraiment, je ne me rappelle pas un seul disque où j’étais vraiment au sommet de ma forme. Quand j’entends un de mes disques je me dis presque toujours : « Je croyais avoir joué beaucoup mieux… ». Je suis sûr que je joue beaucoup mieux que dans mes disques.

Les réponses de Dizzy en 1991
Chet Baker ! Cette façon de jouer, din-din-din, dindindindin… Cette manière d’articuler… Il y a plusieurs types qui jouent comme ça. Ça sonne comme Chet Baker, mais ça pourrait être Miles… Plutôt Chet tout de même. C’est Miles ? Tiens, ça me fait penser à ce disque que j’ai fait en mille neuf cent nanana…
– Pardon ?
– ..trente-neuf je crois. Il y avait Benny Carter, Chu Berry, Ben Webster et Coleman Hawkins. Il y avait Charlie Christian, Milt Hinton, et… Lionel Hampton, puisque c’était sa séance. Un vrai parcours de la peur, pour moi. Nous avons joué Hot Mallets, et il est arrivé exactement la même chose qu’ici : Roy Eldridge, en entendant mon solo, pensait que c’était lui qui jouait. Il a même parié dix dollars, et il a perdu ! C’était avant ma rencontre avec Charlie Parker, qui a tout changé. Il n’est donc pas difficile d’imiter quelqu’un qu’on aime et dont on écoute beaucoup les disques.

Fats Navarro : “Move”
Avec Don Lanphere (sax ténor), Linton Garner (piano), Jimmy Johnson (contrebasse), Max Roach (batterie). 1948.

Dizzy en 1955
Est-ce Fats Navarro et McKinley Dorham ? Très bons trompettistes. Je dois dire que quand j’entends un trompettiste qui joue un morceau de la même façon que moi… C’est très difficile de juger quelque chose qu’on a joué soi-même. Le riff et certaines phrases sont à moi. Donc, comment pourrais-je dire qu’il est bon ? Cela voudrait dire que je suis bon… Je me rends parfaitement compte des possibilités de la trompette et je sais que personne n’a joué de cet instrument d’une façon parfaite. Les limites, s’il y en a, ne sont pas encore atteintes. Maintenant, pour apprécier, ce n’est que quand quelqu’un joue comme vous que vous pouvez dire que c’est un bon trompettiste, que vous l’aimez. Évidemment, parce que si vous n’aimez pas ce style, vous ne jouez pas comme ça. Et si vous aimez mieux un autre style, eh bien vous essayez de jouer dans ce style… Il y a très peu de batteurs que je peux reconnaître en disque… Tout ça parce qu’il y a si peu de batteurs qui ont un style qui les distingue des autres… D’ailleurs c’est la même chose pour tous les instruments. C’est parce qu’il y a trop d’imitateurs. Dès qu’un type invente quelque chose, c’est immédiatement repris par des tas d’autres, et après vous ne pouvez plus vous y reconnaître. Maintenant pour la batterie… je pense qu’un batteur doit avoir avant tout son propre tempo. La seule chose qu’on ne peut pas voler à un batteur, c’est la qualité de son tempo… comme Chano Pozo… Quand je commence à jouer et que le batteur donne le tempo, je reconnais s’il est bon ou mauvais, c’est tout ce que je peux reconnaître. J’ai une batterie dans la tête quand je joue. Mais quand un batteur commence, c’est sacré. Il doit avoir raison…

Dizzy en 1991
Fats Navarro. Très propre. Qui est ce saxophoniste ? [Après avoir été informé.] À la batterie, c’est Max [Roach] ? Il ne s’était pas encore développé, il était jeune. Mais il a joué avec moi, quand était-ce déjà ? En 1944 à l’Onyx, avec Oscar Pettiford et George Wallington. A l’époque, il jouait de manière très classique. Plus swing que bebop. Quant à Fats Navarro : aussi propre qu’une tripe bien lavée. Vraiment très très très propre. Chaque note est propre, propre, propre.
– Vous étiez rivaux ?
– Dans sa tête peut-être, pas dans la mienne. Fats ne connaissait pas autant de musique que moi. Il jouait tous mes plans. Ce que j’avais fait avec Roy Eldridge, Fats l’a fait avec moi.

Le blindfold test de 1955 avait paru dans notre n°5 daté avril 1955.



Chet Baker : “Stella By Starlight”.

Avec Bob Brookmeyer (trombone), Bud Shank (sax baryton), Russ Freeman (piano), Carson Smith (contrebasse), Shelly Manne (batterie). 1954.

Dizzy en 1955
La plupart de ces jeunes modernes, comme ce type, Chet Baker, ont un très bon sens de l’harmonie, mais pour ce qui est du rythme… Voyez-vous, je crois que Chet Baker en particulier sacrifie le rythme à l’harmonie. Il est obsédé par l’harmonie… Ses pensées rythmiques ne sont pas assez suivies, nettes et précises. J’aime mieux sa façon de jouer les ballades… Sur tempo rapide, il ne s’occupe pas du rythme. Il le délaisse et alors il se gourre… Voyez-vous, pour jouer des tempos rapides, on doit d’abord se fixer sur un certain rythme et ne pas l’oublier, y penser tout le temps plutôt que de penser aux harmonies. En jouant, on improvise autour des harmonies, on les embellit… Mais cela doit venir naturellement. Il ne faut pas que cela soit au détriment du swing. Si vous oubliez cela, vous oubliez l’élément fondamental du jazz. Parce que la chose la plus importante dans le jazz, c’est le swing… Tout le monde sait cela. On peut même jouer une seule note et la faire sonner” si bien, la faire “swinguer” si bien que tout votre être en est ému… Rien qu’une seule note… A côté de ça, vous pouvez faire toutes les triples croches que vous voulez, s’il n’y a pas de swing, cela n’a aucun sens… c’est zéro.

Dizzy en 1991
Lui, je l’ai reconnu avant même que le thème ne commence. C’est… Un disque de Monk à ses débuts ? Clark Terry ? Le baryton, c’est Mulligan ? Non, je les ai tous ratés.
– C’est Chet Baker.
– Ah oui ? Et les autres ? [Après avoir été informé.] Que des gens venant d’une autre partie du pays.
– Vous connaissiez Chet Baker…
– Oui, bien sûr. C’est un soldat de Miles Davis.

Kenny Dorham : “I’ll Take Romance
Avec Sonny Rollins (sax ténor), Billy Wallace (piano), George Morrow (contrebasse), Max Roach (batterie). 1957.

Dizzy en 1955
Ah ! tous les autres musiciens… ils auraient bien mieux fait de ne pas être là. Miles aurait dû jouer tout seul. Il était très gêné par le piano… il est merveilleux. J’adore ça. Cette façon de jouer et puis d’arrêter, et puis de jouer et puis d’arrêter… Naturellement, nous le faisons tous. Mais quand j’entends Miles, je peux sentir ce qu’il veut faire… et il peut faire la même chose lorsqu’il m’entend jouer, je veux dire… deviner mes intentions. C’est l’idée de départ qui compte, qui fait la continuité, qui prouve ce qu’on est capable de faire, d’exprimer… Et vous voyez, Miles est capable de lier ses idées les unes aux autres… Par exemple, il essaie une idée… Si ça ne va pas, il arrête, en cherche une autre, l’exprime… II faut savoir lire dans ses pensées… Il reprend une autre idée, et une autre fois encore… Et malgré tout cela, ses chorus forment un tout. C’est homogène, parce qu’il sait lier ses idées, il est très bon. Il ne perd pas le fil. Il a de bons réflexes. Comme un boxeur… Un boxeur qui va recevoir un coup l’esquive, et c’est automatique. C’est un réflexe. Ou alors, il commence une série de “punches”. S’il voit que cela ne marche pas, il essaie autre chose et pouf… à un moment ou à un autre, il doit trouver le joint et mettre l’autre k.o. Miles est un musicien formidable.
DF Ce n’est pas Miles.
DG C’est McKinley Dorham !… Mais qu’est-ce qui m’arrive aujourd’hui ? Je suis fou, ou quoi ? Je me fous dedans tout le temps ! C’est incroyable ! Mais tout ce que j’ai dit pour Miles est valable pour Kenny. C’est un musicien merveilleux. Il était dans mon premier grand orchestre, en 1945. Nous avons fait une tournée avec les Nicholas Brothers.

Dizzy en 1991
Kenny Dorham. J’aime beaucoup. Il a trouvé plus de notes “à côté” [off notes] sur la trompette que la plupart des autres. C’est qui le pianiste ? Bud Powell ?
– Billy Wallace.
– Billy Wallace ? Je connais mieux des gens comme Monk, Bud… pour avoir travaillé avec eux. Kenny mérite vraiment une meilleure place. Il est arrivé à New York à peu près en même temps que Miles. Ils traînaient ensemble, avec Fats Navarro.

« La chose la plus importante dans le jazz, c’est le swing… Tout le monde sait cela. »

Clifford Brown : “No Start No End” (Vogue LD175). Avec Gigi Gryce (sax alto), Jimmy Cleveland (trombone), Clifford Salomon (sax ténor), Henri Renaud (piano), Jimmy Gourley (guitare), Pierre Michelot (contrebasse), Jean-Louis Viale (batterie). 1953.

Dizzy en 1955
Chet Baker ? On dirait bien que c’est lui… On dirait un type qui imite Chet Baker en train d’imiter Miles… Ce type n’a pas assez de personnalité pour que je puisse dire qui c’est. [Après avoir été informé.] Je suis vraiment perdu… mais je ne retire rien de ce que je viens de dire. J’adore Clifford, mais je crois qu’il n’est pas encore tout à fait au point. Il n’est pas encore absolument lui-même. Il y a beaucoup de lui-même dans son jeu, mais encore trop de Miles et de Fats Navarro. Mais c’est toujours la même chose avec les disques. Les disques ! On ne peut pas juger un musicien sur un disque, ni même sur plusieurs… Clifford joue bien mieux que ça !

Dizzy en 1991
Clifford Brown. C’était il y a longtemps. Clifford était un type qui, quand il rencontrait une difficulté musicale, insistait jusqu’à la surmonter. Même s’il devait passer deux jours sur un accord. Et quand il retrouvait cet accord, hop ! Il travaillait beaucoup.


Maynard Ferguson: “Invention For Guitar And Trumpet”

Avec Sal Salvador (guitare), Stan Kenton (direction) et son orchestre. 1952.

Dizzy en 1955
J’ai d’abord cru que c’était Chet Baker, mais c’est Ferguson… Il n’arrive pas à se mettre dans le bain. Et puis la technique ne compte pas. Il faut l’avoir mais cela n’est pas suffisant de n’avoir que ça. Il faut bien regarder les choses en face à propos de la technique. Il y a un type en Californie qui a vraiment une technique extraordinaire, il peut tout faire avec sa trompette ! Hé bien, tous ces types-là, qui ont une bonne technique, il ne faut pas qu’ils s’imaginent que cela suffit. Moi, je joue vite, mais c’est surtout le rythme qui est important dans mon jeu… La technique, ce n’est pas tout.
Cela doit servir à s’exprimer et c’est déjà beaucoup… mais il faut avoir quelque chose à dire. Je ne dirai pas zéro. Je dirai… Si, je dirai pour le jazz : zéro ; pour la technique : 4. Oui, 4 sur 10.

Dizzy en 1991
La technique avec de l’inspiration, c’est bien, mais la technique pour la technique… Ferguson, c’est un trompettiste, il sait jouer.

Dizzy Gillespie : “Stardust”

Avec Don Byas (sax ténor), Kenny Kersey (piano), Nick Fenton (contrebasse), Kenny Clarke (batterie). 1941.

Dizzy en 1955

[A Nelson Williams] Tu sais ce que cela me rappelle, Nelson ? Ta façon de jouer dans ce disque me rappelle Benny Harris.
Nelson Williams [sidéré] Ma façon de jouer ? [Il éclate de rire.] Tu trouves que je joue comme Benny Harris dans ce disque ?
Daniel Filipacchi [faisant un clin d’œil à Nelson] Hé oui, c’est normal, puisque c’est Benny Harris.
DG Ah oui, c’est lui ? Cela n’est pas tellement mal, d’ailleurs. Simplement cela fait très ancien. On dirait les années 1930 et quelques… Trente et… Attendez, je vais vous dire… Je jouais ça dans le temps. C’est moi ?
NW Oui, c’est toi et je t’ai reconnu tout de suite.
DF Vous n’aviez jamais entendu ce disque ?
DG Non, je n’écoute jamais mes disques. Cela m’attriste. Et celui-là encore plus que les autres. C’est très mauvais. Puisque c’est moi, je peux le dire… C’est très démodé, mais cela devait être aussi mauvais le jour de l’enregistrement qu’aujourd’hui.
NW Alors, tu n’as jamais été payé pour ce disque ?
DG Je ne me souviens pas, mais de toute façon, je ne mérite pas un sou pour cette œuvre d’art. C’est vraiment mauvais, mais j’aimerais quand même entendre l’autre face… On dirait bien 1940 ou 41, mais j’ai joué la même chose en 1939. Qui jouait du piano ? C’est vraiment ancien, ce disque… Oh là là, que c’est loin !

Dizzy en 1991
Je connais le ténor. Don Byas…
– Vous reconnaissez le trompettiste ?
– Oui. Benny Harris, non ? Joe Guy ? Non ?… Moi ?
– Oui, en 1941 au Minton.
– Je trouvais aussi que ce type jouait comme moi ! Mais je ne me reconnais pas dans des disques pour lesquels on ne m’a pas payé !
Je joue des notes qui était assez avancées pour cette époque, finalement.