“Cheaper Than Cheep” : ne zappez pas Zappa !

Oh bonnes mères...
Une édition limitée est d’ores et déjà disponible sur le site vinylcollector.store, puis il faudra attendre le 27 juin pour vous procurer chez vos disquaires favoris le coffret Super Deluxe (LP, CD, blu-ray), triple vinyle ou double CD / blu-ray de “Cheaper Than Cheep”, nouveau trésor exfiltré des fabuleuses archives de Frank Zappa. Visite guidée exclusive.
Par Fred Goaty
Le 27 août 1974, au cœur d’une annus mirabilis qui restera comme l’un des plus grands crus zappaïens, Frank Zappa et ses Mothers Of Invention avaient enregistré dans les studios de KECT-TV à Los Angeles un concert destiné à passer à la télévision. Ce show d’anthologie agrémenté par les hallucinantes animations en pâte à modeler de Bruce Bickford fut diffusé en décembre 1974 sur KECT-TV, puis plus tard à la télévision française, ainsi qu’en Suisse. Longtemps, les cassettes VHS enregistrées at home passèrent de mains en mains, avant que “A Token Of His Extreme” – titre officiel – soit enfin publié en DVD dans son intégralité, en juin 2013. (Mais dès 1984, les Zappaddicts™ les plus motivés avaient commandé aux États-Unis la VHS de “The Dub Room Special !”, qui proposait plusieurs extraits du show d’août 1974 mêlés à un concert de 1981 – “The Dub Room Special !” finira aussi par sortir en DVD en 2005, ainsi qu’en CD en 2007, mais c’est une autre histoire…)
Et là vous vous dites : « Mais pourquoi parler de “A Token Of His Extreme” puisque le chapeau de cet article nous promet des révélations sur le très attendu “Cheaper Than Cheep” ? » Parce que “A Token Of His Extreme” et “Cheaper Than Cheep” sont intimement liés, et que la découverte de ce nouveau trésor exfiltré des fabuleuses et décidément inépuisables archives zappaïennes* rappellera aux fidèles l’émotion liée à celle de “A Token Of His Extreme” ou, plus récemment, à celle des concerts au Roxy en 1973, tandis que les plus jeunes seront, espérons-le, au moins aussi éblouis que leurs aînés.
Ainsi, le 21 juin 1974 , Frank Zappa avait réuni ses Mothers dans son studio de répétition sur Sunset Boulevard. Pour remettre l’ouvrage sur l’établi avant une nouvelle tournée ? Non, ce jour-là, le natif de Baltimore avait une nouvelle idée en tête : donner un “vrai-faux concert” façon “Live At The Club” de Cannonball Adderley, devant un public de happy few – y étiez-vous ? moi non plus hélas… –, tandis que l’ingénieur du son Kerry McNabb faisait tourner les bandes dans le Walley Heider Remote Truck garé dehors et que, parallèlement, les caméras tournaient.
Aux côtés du Génial Moustachu™, les merveilleux Napoleon Murphy Brock (chant, danse, saxophone, flûte), Jeff Simmons (guitare, chant, bonnet en laine marron), Ruth Underwood (vibraphone, marimba, percussions, sourire lumineux), George Duke (claviers, chant, sourire contagieux), Tom Fowler (basse, cheveux longs) et Chester Thompson (batterie, Chester’s thing), soit cinq des dix Mothers qui venaient d’aligner dix-neuf concerts entre le 19 avril et le 12 mai : exit Walt et Bruce Fowler (trompette et trombone), Don Preston (claviers) et Ralph Humphrey (batterie), le groupe passant donc de mini big band à septette. Et l’on sent bien que d’aucuns (re)prenaient leurs marques au sein de ce groupe extraordinaire destiné à jouer une musique aussi complexe que jubilatoire sous la direction toujours aussi pointilleuse de leur leader, 33 ans seulement, mais qui avait déjà derrière lui une carrière qu’on souhaite aux les musiciens centenaires.
Sous une chaleur implacable due à l’arsenal de lumières nécessaire pour pouvoir filmer, Uncle Frank et ses Mothers tournèrent dans une relative décontraction – ne manquez pas le passage où Zappa, jugeant que le rythme est trop lent, précipite la fin de Montana ! – quelques grandes pages du songbook zappaïen, de Cosmik Debris à Camarillo Brillo en passant par RDNZL, Village Of The Sun, Inca Roads, Penguin In Bondage, The Dog Breath Variations, Uncle Meat, Dupree’s Paradise, More Trouble Every Day ou encore Wowie Zowie, et même un I Don’t Even Care en germe, qu’on découvrira onze ans plus tard dans “Frank Zappa Meets The Mothers Of Prevention”. Le simple énoncé de ces classiques inoxydables vous fait rêver ? Il en sera de même pour leur interprétation, car tout le monde sait que grâce à ces musiciens d’exception, chaque nouvelle relecture apportait son lot de surprises.
Mais puisque vous connaissez sans doute déjà par cœur les morceaux de choix cités plus haut – ce qui ne vous empêchera pas, donc, de vous délecter de ces versions inédites –, attardons-nous sur la jam qui suit la version lestement raccourcie de Montana : Duke Goes Out. Elle dure quatre minutes et met en valeur tous les talents George Duke, qui sous le regard amusé de son patron prend momentanément les commandes des Mothers. D’un coup, on se croirait dans l’un des disques du grand claviériste-chanteur, “Feel” par exemple (auquel Zappa avait contribué sous le pseudonyme de Obdewl’l X). Et notre joyeux drille rigolard à l’impeccable coupe afro de lâcher un « Good God, ain’t it funky » – Dieu sait qu’il a raison –, avant de se lancer dans une gouleyante impro, sans manquer d’interpeler ses camarades. Et fusent les « Nappy ! » (à propos de haricots rouges qui donnent des gaz) et les « Get down Ruth ! » – Zappa, au passage, met son grain de sel : « Come on Ruth, do the funky chicken soup ! » Joyeuse affaire conclue par une séance de triturage des boutons de ses synthétiseurs vintage (ils ne l’étaient certes pas encore en 1974…) qui rappellera à d’aucuns la BO de Forbidden Planet.
Après une pause durant laquelle Zappa rend visite à Cal Schenkel et à Bruce Bickford en train de travailler dans un studio voisin – on ne vous en dit pas plus… –, on repasse à table avec Inca Roads – « Don’t fuck up the introduction ! », précise F.Z. à G.D. –, pour goûter à nouveau la magie georgedukale : quelle voix sublime, et quel solo de guitare, en prime, du patron !
À propos de soli de guitare, Zappa “accroche” un peu au début du premier qu’il prend, dans Cosmic Debris. Un hyperfectionniste™ comme lui aurait évidemment gommé cette imperfection mineure, mais comme le dit fort bien l’incomparable Ruth Underwood dans les liner notes du livret richement illustré, voir ainsi un groupe et son leader faire aussi quelques fautes rend la musique encore plus humaine. Elle a tout à fait raison. Ruth Underwood a toujours raison. Ruth Underwood est grande.
Parmi les autres belles surprises, il y a celle de voir Jeff Simmons jouer de la guitare et chanter. On aime beaucoup sa coolitude, son solo dans More Trouble Every Day et son petit speech sur Get Down Simmons, blues en si bémol majeur ainsi nommé parce que George Duke le lance de cette manière (« Get down Simmons ! »). Face au micro, il fait allusion à deux de ses guitaristes préférés, Larry Carlton et John Abercrombie, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Quant au solo de basse électrique Tom Fowler dans Apostrophe’, c’est encore un moment aussi rare que délectable.
On l’aura compris, “Cheaper Than Cheep” est un must pour les admirateurs du Zappa des années 1973-1974, période qu’on dirait bénie des Dieux si notre homme n’était pas un fervent laïque.
* Ne manquez pas de lire l’introduction du livret signée comme de coutume par l’heureux Vaultmeister™ Joe Travers, qui explique dans le détail pourquoi “Cheaper Than Cheep” a dormi si longtemps dans les archives…
À ÉCOUTER / VOIR “Frank Zappa’s Cheaper Than Cheep”, disponible le 9 mai sur universal.fr et le 27 juin dans le commerce en coffret Super Deluxe (triple LP, double CD + blu-ray + livret), Super Deluxe Limited Edition (triple LP picture-discs, double CD + blu-ray + livret), triple LP ou double CD + blu-ray.
Et pour se replonger encore plus en profondeur dans cette période, on réécoutera aussi “Over-Nite Sensation”, “Apostrophe (’)”, “Roxy & Elsewhere”, “One Size Fits All”, “You Can’t Do That On Stage Anymore Vol. 2”, “A Token Of His Extreme” et “The Roxy Performances” (tous sur Zappa Records), sans oublier “Feel” de George Duke et “Fly On” de Air Pocket.
Photo : Sam Emerson (Zappa Records / Universal)