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Publié le 26 Jan 2024

« Je me vois composer de plus en plus, provoquer des rencontres »

Extrait du N° 437 de Jazz Magazine, mai 1994

Au micro de Xavier Prévost, Michel Petrucciani racontait l’enregistreement de “Marvellous”, son premier disque pour son nouveau label, Dreyfus Jazz.

Jazz Magazine Le groupe de votre disque “Marvellous” est-il un septette ou un septuor ?

Michel Petrucciani Un trio, plus un quatuor, qui jouent ensemble. Nous avons appelé ce quatuor Graffiti parce que ça représente une décoration, une couleur particulière qui donne un style. J’écris la pièce (les murs, les fondations), le quatuor apporte les tableaux, les tapis, les fauteuils… Dans le disque, on a l’impression que le quatuor est là comme complément : il y a peu de dialogues entre trio et quatuor, sauf parfois des échanges mélodiques comme dans Hidden Joy… Je n’ai pas voulu trop en faire, par prudence. J’ai voulu écrire pour le quatuor comme pour un synthé, de façon plutôt rythmique, et éviter le côté sirupeux. J’ai écrit “à la table », et à l’ordinateur.

Ce n’est pas dangereux d’utiliser l’ordinateur dans un tel contexte ?

C’est le résultat qui compte, tous les moyens sont bons. J’ai éprouvé une certaine frustration à l’écoute du disque : j’attendais un conflit, fécond, entre le langage du quatuor et celui du trio… Je n’ai pas voulu faire ça, mais plutôt ajouter une nappe, une couleur particulière, au trio.

Pourquoi n’être pas allé chercher des éléments de langage dans la musique de quatuor du XXème siècle, chez Bartok, Berg ?

Pourquoi ne pas prendre des risques comme dans l’improvisation ? En règle générale, ma musique est simple et prudente. Même dans l’improvisation le risque est réfléchi, jamais inutile… Comment s’est fait le choix des partenaires de ce trio ? Quand j’ai quitté Blue Note pour travailler avec Francis Dreyfus, j’ai voulu marquer nettement la transition. D’où cette idée d’opposer la fragilité des cordes à la force physique, musicale, et surtout rythmique, du trio. Il fallait un batteur à la fois puissant et très musical : j’ai donc pensé à Tony Williams, peut-être le plus grand dans ce domaine. Il faut entendre comment il suit chaque mouvement des cordes ou du piano, avec quelle précision il va exactement où il faut aller. J’avais déjà travaillé avec Dave Holland, notamment pour le disque de Joe Lovano (“From The Soul”). C’est quelqu’un que j’adore. Et puis il a souvent joué avec Tony, il a une connaissance extraordinaire de l’harmonie et des cordes, car il est aussi violoncelliste.

Comment s’établit la relation égalitaire, de partenaire à partenaire, avec des musiciens qui devaient être pour vous, lorsque vous aviez 16 ans, des figures presque mythiques ?

Cela se fait pas à pas, sans que l’on s’en aperçoive. J’avais 24 ans lorsque je suis entré dans le groupe de Freddie Hubbard, en compagnie de Joe Henderson, Buster Williams et Billy Hart. J’étais le seul Européen, blanc, parmi eux qui se connaissaient depuis longtemps, et j’étais un peu étonné de me trouver au milieu de ces maîtres. Après cela devient naturel, un respect mutuel s’installe.

En mesurant le chemin parcouru depuis dix ans, peut-on envisager l’avenir, proche et lointain ?

Le prochain disque sera très différent, une période de renouveau un peu électrique. A plus long terme, je me vois, dans dix ans par exemple, composer de plus en plus, et provoquer des rencontres, communiquer avec des jeunes musiciens, faire des découvertes. J’ai eu beaucoup de chance : je suis arrivé à la fin d’une génération, j’ai côtoyé Dizzy, Sarah Vaughan, Miles… Je leur ai parlé, j’ai échangé des idées et joué avec eux. Aujourd’hui je vois arriver le jeune guitariste Nelson Veras, ou l’harmoniciste Olivier Ker Ourio, et ça me fait plaisir. Je sais que j’ai des choses à partager, à transmettre. Et puis je cherche un son. La musique à découvrir n’est pas dans les notes, dans les harmonies : tout a été fait, de Jelly Roll Morton à Miles, Bill Evans, Monk…. La découverte est plus dans le choix des sons. Ce que fait Prince : une découverte sonore. Je crois que l’avenir est de ce côté.

Vous reconnaissez-vous encore des maîtres, dans le domaine du piano ?

Herbie Hancock. C’est mon dieu vivant. Tous les autres, ceux qui sont morts, continuent d’être une inspiration profonde et journalière. Mais Herbie est quelqu’un que je côtoie. Il a une telle invention… C’est fabuleux !