Keravec, Achiary, Minvielle et autres festivités villageoises

Un festival “de territoire”, où musiques et paroles nous entraînent de Bretagne au Pays Basque en passant par le Béarn, l’Italie, l’Espagne, le Brésil, la Colombier… jusqu’aux bals parisiens.
C’est mon maraîcher qui, entre la livre d’épinards, trois choux pointus et un bouquet d’aillet, m’a glissé le programme de l’Échappée avec un regard entendu. Entendu ! Chaque année à pareille saison la Communauté de communes de Baud organise l’Échappée, festival “de territoire”, itinérant de commune en commune, qui l’an dernier accueillait, pour la partie qui intéresse Jazz Magazine, le saxophoniste Baptiste Boiron pour un travail de création avec les élèves de l’École de musique de Baud et un concert de son trio “Là” (avec Fred Gastard et Bruno Chevillon).
Cette année, l’Échappée s’arrêtait à Melrand (où réside Baptiste Boiron), pour un festival dit “de Territoire”, sur une vaste prairie dotée d’un petit chapiteau, d’une “Caravane Exquise” où le public est invité à entrer pour se livrer au jeu du cadavre exquis, d’une scène en plein air, d’un petit “village” de producteurs locaux permettant notamment de se restaurer, de l’incontournable buvette, plus tout un programme de concerts, d’animations, de rencontres, avec un fort accent sur la biodiversité envisagée à 360° – si l’on songe que l’Association de pêche melrandaise et la Fédération de chasse du Morbihan voisinent à l’affiche avec un atelier de land art. Mais qui dit accent, dit langue, altérité, terroir, et cette année le festival accueillait une délégation de musiciens et danseurs basques à la rencontre du cercle de danse – bretonne, il va sans dire, en ce pays de la gavotte Pourlet –, mais aussi…
L’aussi commence le vendredi à 18h30 avec Erwan Keravec et son “bagad” un peu spécial. Ce sonneur de cornemuse s’est fait connaître sur les scènes du jazz et des musiques improvisées d’abord au sein des Niou Bardophones (entre gavote, punk et funk) où cornemuse voisinait avec saxophones et batterie, puis en solo et au fil de projets constamment renouvelés par leur singularité déjà signalée dans ces pages. Le jazzfan en retiendra ses collaborations avec Mats Gustafsson, Hamid Drake ou Wolfgang Mitterer.
En guise d’ouverture de cette troisième édition de L’Échappée, Erwan Keravec présenté sa version de In Cqu’il dirige discrètement, sans instrument, anonyme dans la foule rassemblée au milieu d’un cercle sur le périmètre duquel sont disposés, juchés chacun sur son estrade, 20 sonneurs selon une alternance de biniou braz (la grande cornemuse venue d’Écosse, et typique des bagad), binou koz (la petite cornemuse, typiquement bretonne), la veuze (cornemuse des pays nantais et vendéen, d’une taille intermédiaire entre koz et braz), bombarde, trélombarde (bombarde ténor) et une atypique bombarde baryton. L’objet de leur réunion : l’interprétation d’In C, la composition légendaire de Terry Riley, créée en 1964 et qui constitue l’acte de naissance de la musique répétitive. En guise de partition (ici mémorisée), un réservoir d’une cinquantaine de motifs interprétés dans un certain ordre, mais avec une liberté d’initiative temporelle qui permet toutes sortes de combinaisons-glissements-tuilages polymétriques, polyphoniques et polytonaux où le public était invité à se promener à l’intérieur du cercle pour passer d’un pupitre à l’autre comme s’il disposait d’une table de mixage imaginaire, puis à revenir au centre pour en goûter la totalité dans son équilibre entier.
Un autre temps fort nous attendait sous un petit chapiteau, en la personne de Beñat Achiary, invité cette année de l’école de musique de Baud. Le puissant imaginaire vocal du pays basque communie avec d’autres territoires du Brésil de Chico Buarque et Milton Nascimento, aux élans de colère et d’amour de Colette Magny dont il partage cette espèce de grandiloquence, accompagné sur le fil de ses grands écarts vocaux et timbraux par le pianiste Michel Queuille qui joue la pudeur, l’espace, l’infime, l’harmonique, ou parfois fait tutti avec les grandes embardées de la voix, et invite un moment celle-ci vers la Fleurette africaine de Duke Ellington.
Puis le campus s’est quelque peu vidé, long temps mort et d’attente de la prestation de Yannick Jaulin, avocat de la langue vendéenne dont il a fait un programme de chanson très rock intitulé “Saint Rock”. Vaincu par une bruine tenace pour laquelle je n’étais pas chaussé et par une sonorisation qui desservait la langue en question, dans ce pays breton où la question linguistique est si présente – qui plus est lorsque les Basques s’y invitent –, j’ai pris la tangente à la quatrième chanson. Aussi, le lendemain ai-je d’autant plus regretté d’avoir manqué la causerie spectacle que Jaulin offrit l’après-midi aux Melrandais, visiblement ravis par ce fin pratiquant de cet art du monologue qu’Outre-Atlantique on appelait autrefois one man show et qu’aujourd’hui on appelle stand up. Et en vendéen ? Du coup, rencontrant ce personnage feu-folet sur le campus, je lui ai acheté son livre-CD “Jaulin et le projet Saint Rock, manuel de résistance en langue rare”. 15 € : pour regarnir mon porte-monnaie avant de rejoindre la buvette, j’ai vendu mon livre André Hodeir et James Joyce, éloge de la dérive à Véronique Bourjot qui était là près du bar, chanteuse bretonne dont j’apprécie l’ouverture d’esprit et la fraiche et tendre énergie depuis… je ne compte plus. Et dont le dernier projet “Les Irlandais de Bretagne” s’apprête à se confronter au territoire irlandais. Alors James Joyce, je n’ai pas eu à lui faire longtemps l’article.
Et voici, André Minvielle et son Bal Tribal invitant le public au son de la musique de Nino Rota pour 81/2 qui quasiment deux heures plus tard suggérera à son public une folle et longue farandole accelerando en guise d’adieu. Cette fois-ci, la bruine a pris congé et le public est là, vite embarqué dans la danse au fil des valses (immortelles Indifférence et Flambée Montalbanaise), des pasos, des scottish et autres cumbia, plus de petits emprunts à la plume de Marc Perrone… Minvielle à tue-tête, combinant-groovant chant et battue assis derrière son set de batterie, entouré de Fernand “Nino” Ferrer – bassiste de ses premiers bals d’il y a à peu près un demi-siècle –, de Juliette Minvielle (clavier, guimbarde, chanteuse italiennisante) et les saxophones de Christophe Monniot, immense musicien. Pendant qu’on entend au loin Minvielle remonter sur scène pour rejoindre les élèves et professeurs de l’école de Baud qui prolongent le bal et viennent de reprendre Ti’bal Tribal, nous retrouvons Monniot au bar qui nous raconte: « Au début, en fonction de ses déplacements géographiques, André chopait un invité différent pour chaque concert. Je faisais partie des options possibles, jusqu’au jour où je suis devenu l’invité permanent. Un bal comme ça, c’est épuisant pour les lèvres, mais quelle école ! Notamment, il me fait jouer dans dans des tonalités où je m’aventure rarement sur ces tempos-là. » Minvielle nous rejoint descendant de scène : « Lorsque Christophe a commencé, il était l’invité qui a son petit solo ici où là. Maintenant, c’est un échange permanent entre nous, il m’épaule, me stimule. C’est un partenaire à part entière. » Et le spectacle s’est en effet renforcé, a gagné en puissance de propulsion.
J’abrège et dois vous abandonner, car ce dimanche matin, à Saint-Yves-en-Bubry à quelques kilomètres de Melrand, par la fenêtre ouverte de mon bureau, j’entends au loin sonneurs de bombardes et binious s’échauffer pour l’épreuve de couple du Trophée Pierre Bédard qui se déroule tous les quatrième dimanche à l’occasion du Pardon. Je m’y rends de ce pas. Franck Bergerot
Keravec, Achiary, Minvielle
et autres festivités villageoisesUn festival “de
territoire”, où musiques et paroles nous entraînent de Bretagne au Pays Basque
en passant par le Béarn, l’Italie, l’Espagne, le Brésil, la Colombier… jusqu’aux
bals parisiens.C’est mon maraîcher qui, entre la livre d’épinards, trois
choux pointus et un bouquet d’aillet, m’a glissé le programme de l’Échappée
avec un regard entendu. Entendu ! Chaque année à pareille saison la
Communauté de communes de Baud organise l’Échappée, festival “de territoire”, itinérant
de commune en commune, qui l’an dernier accueillait, pour la partie qui
intéresse Jazz Magazine, le
saxophoniste Baptiste Boiron pour un travail de création avec les élèves de l’École
de musique de Baud et un concert de son trio “Là” (avec Fred Gastard et Bruno
Chevillon). Cette année, l’Échappée s’arrêtait à Melrand (où réside Baptiste
Boiron), pour un festival dit “de Territoire”, sur une vaste prairie dotée d’un
petit chapiteau, d’une “Caravane Exquise” où le public est invité à entrer pour
se livrer au jeu du cadavre exquis, d’une scène en plein air, d’un petit “village”
de producteurs locaux permettant notamment de se restaurer, de l’incontournable
buvette, plus tout un programme de concerts, d’animations, de rencontres, avec un
fort accent sur la biodiversité envisagée à 360° – si l’on songe que l’Association
de pêche melrandaise et la Fédération de chasse du Morbihan voisine à l’affiche
avec un atelier de land art. Mais qui
dit accent, dit langue, altérité, terroir, et cette année le festival accueillait
une délégation de musiciens et danseurs basques à la rencontre du cercle de
danse – bretonne, il va sans dire, en ce pays de la gavotte Pourlet –, mais
aussi… L’aussi commence le vendredi à
18h30 avec Erwan Keravec et son
“bagad” un peu spécial. Ce sonneur de cornemuse s’est fait connaître sur les scènes
du jazz et des musiques improvisées d’abord au sein des Niou Bardophones (entre
gavote, punk et funk) où cornemuse voisinait avec saxophones et batterie, puis
en solo et au fil de projets constamment renouvelés par leur singularité déjà signalée
dans ces pages. Le jazzfan en retiendra ses collaborations avec Mats Gustafsson,
Hamid Drake ou Wolfgang Mitterer. En guise d’ouverture de cette troisième
édition de L’Échappée, Erwan Keravec présenté sa version de In C qu’il dirige discrètement, sans
instrument, anonyme dans la foule rassemblée au milieu d’un cercle sur le
périmètre duquel sont disposés, juchés chacun sur son estrade, 20 sonneurs
selon une alternance de biniou braz (la grande cornemuse venue d’Écosse, et
typique des bagad), binou koz (la petite cornemuse, typiquement bretonne), la
veuze (cornemuse des pays nantais et vendéen, d’une taille intermédiaire entre
koz et braz), bombarde, trélombarde (bombarde ténor) et une atypique bombarde
baryton. L’objet de leur réunion : l’interprétation d’In C, la composition légendaire
de Terry Riley, créée en 1964 et qui constitue l’acte de naissance de la
musique répétitive. En guise de partition (ici mémorisée), un réservoir d’une cinquantaine
de motifs interprétés dans un certain ordre, mais avec une liberté d’initiative
temporelle qui permet toutes sortes de combinaisons-glissements-tuilages polymétriques,
polyphoniques et polytonaux où le public était invité à se promener à l’intérieur
du cercle pour passer d’un pupitre à l’autre comme s’il disposait d’une table
de mixage imaginaire, puis à revenir au centre pour en goûter la totalité dans
son équilibre entier.Un autre temps fort nous attentait
sous un petit chapiteau, en la personne de Beñat
Achiary, invité cette année de l’école de musique de Baud. Le puissant imaginaire
vocal du pays basque communie avec d’autres territoires du Brésil de Chico Buarque
et Milton Nascimento, aux élans de colère et d’amour de Colette Magny dont il
partage cette espèce de grandiloquence, accompagné sur le fil de ses grands
écarts vocaux et timbraux par le pianiste Michel Queuille qui joue la pudeur, l’espace,
l’infime, l’harmonique, ou parfois fait tutti avec les grandes embardées de la
voix, et invite un moment celle-ci vers la Fleurette
africaine de Duke Ellington.Puis le campus s’est quelque peu
vidé, long temps mort et d’attente de la prestation de Yannick Jaulin, avocat de la langue vendéenne dont il a fait un
programme de chanson très rock intitulé “Saint
Rock”. Vaincu par une bruine tenace pour laquelle je n’étais pas chaussé et
par une sonorisation qui desservait la langue en question, dans ce pays breton où
la question linguistique est si présente – qui plus est lorsque les Basques s’y
invitent –, j’ai pris la tangente à la quatrième chanson. Aussi, le lendemain
ai-je d’autant plus regretté d’avoir manqué la causerie spectacle que Jaulin offrit
l’après-midi aux Melrandais, visiblement ravis par ce fin pratiquant de cet art
du monologue qu’Outre-Atlantique on appelait autrefois one man show et qu’aujourd’hui on appelle sand up. Et en vendéen ? Du coup, rencontrant ce personnage
feu-folet sur le campus, je lui ai acheté son livre-CD “Jaulin et le projet
Saint Rock, manuel de résistance en langue rare”. 15 € : pour regarnir mon
porte-monnaie avant de rejoindre la buvette, j’ai vendu mon livre André Hodeir et James Joyce, éloge de la
dérive à Véronique Bourjot qui était là près du bar, chanteuse bretonne dont
j’apprécie l’ouverture d’esprit et la fraiche et tendre énergie depuis… je
ne compte plus. Et dont le dernier projet “Les Irlandais de Bretagne” s’apprête
à se confronter au territoire irlandais. Alors James Joyce, je n’ai pas eu à
lui faire longtemps l’article.Et voici, André Minvielle et son
Bal Tribal invitant le public au son de la musique de Nino Rota pour 81/2 qui quasiment deux
heures plus tard suggérera à son public une folle et longue farandole accelerando en guise d’adieu. Cette
fois-ci, la bruine a pris congé et le public est là, vite embarqué dans la
danse au fil des valses (immortelles Indifférence
et Flambée Montalbanaise), des pasos,
des scottish et autres cumbia, plus de petits emprunts à la plume de Marc
Perrone… Minvielle à tue-tête, combinant-groovant chant et battue assis derrière
son set de batterie, entouré de Fernand “Nino” Ferrer – bassiste de ses
premiers bals d’il y a à peu près un demi-siècle –, de Juliette Minvielle
(clavier, guimbarde, chanteuse italiennisante) et les saxophones de Christophe
Monniot, immense musicien. « Au
début, nous raconte celui-ci au bar pendant qu’on entend au loin Minvielle
remonter sur scène pour rejoindre les élèves et professeurs de l’école de Baud
qui prolongent le bal et viennent de reprendre Ti’bal Tribal, en fonction de
ses déplacements géographiques, André chopait un invité différent pour chaque
concert. Je faisais partie des options possibles, jusqu’au jour où je suis
devenu l’invité permanent. Un bal comme ça, c’est épuisant pour les lèvres,
mais quelle école ! Notamment, il me fait jouer dans dans des tonalités où
je m’aventure rarement sur ces tempos-là. » Minvielle nous rejoint descendant
de scène : « Lorsque Christophe
a commencé, il était l’invité qui a son petit solo ici où là. Maintenant, c’est
un échange permanent entre nous, il m’épaule, me stimule. C’est un partenaire à
part entière. » Et le spectacle s’est en effet renforcé, a gagné en
puissance de propulsion. J’abrège et dois vous abandonner,
car ce dimanche matin, à Saint-Yves-en-Bubry à quelques kilomètres de Melrand,
par la fenêtre ouverte de mon bureau, j’entends au loin sonneurs de bombardes
et binious s’échauffer pour l’épreuve de couple du Trophée Pierre Bédard qui se
déroule tous les quatrième dimanche à l’occasion du Pardon. Je m’y rends de ce
pas. Franck Bergerot