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Publié le 19 Jan 2024

Michel par Petrucciani, épisode 14

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« En octobre 1984, j’ai encore enregistré en solo pour OWL, “Note’N Notes”, avec des parties de piano en overdub. Puis, en janvier de l’année suivante, j’ai enregistré “Cold Blues” en duo avec Ron McClure. J’aime beaucoup ce disque, on l’a fait dans le studio newyorkais du pianiste Fred Hersch. À l’époque, je voyais Ron presque tous les jours, on jouait tout le temps ensemble. Nous nous étions rencontrés dans un club, il y jouait avec le groupe Quest. Nous nous sommes enregistrés en duo, comme ça, pour voir, et avons trouvé ça tellement bien que je l’ai proposé à Jean-Jacques. Ça lui a plu tout de suite, et il l’a publié. On l’a appelé “Cold Blues” parce qu’il faisait un froid de canard ce jour-là à New York. De la neige partout ! Entre Ron et moi, il y avait une véritable amitié. J’ai quatre ou cinq vrais amis musiciens à New York : le guitariste John Abercrombie, le saxophoniste Joe Lovano, le batteur Jack DeJohnette, le contrebassiste Dave Holland et Ron. Ils forment comme une famille. “Cold Blues” a été mon dernier disque pour Jean-Jacques. Il faut évoluer : avec lui c’était super, intéressant, mais je voulais quelque chose de plus grand, de mondial ! Jean-Jacques, c’est mes débuts, ces premières amours qu’on n’oublie jamais, le tremplin de toute ma vie musicale. Avant de signer avec Blue Note, j’ai enregistré “Darn That Dream”, un trio “familial”, avec mon père et mon frère. J’ai reçu zéro centime de royautés des ventes de ce disque et ma famille pas davantage. L’arnaque totale ! Mais je suis sûr qu’il y a des gens qui se sont fait des sous, car ce disque, je le vois partout, on me le donne à dédicacer au Japon, en Allemagne… C’est comme “Estate”, que j’avais enregistré avec Aldo Romano et Furio Di Castri à Rome, en 1982… Je demande toujours aux gens où ils ont trouvé ces disques un peu obscurs, comme “Darn That Dream” ou “Estate”.

Après le disque pour Elektra Musician enregistré avec Charles Lloyd, “At Montreux”, Bruce Lundvall, qui était alors président de WEA, avait dit dans une interview parue dans Jazz Magazine : « Si un jour je deviens président d’un autre label, le premier artiste que je signerai sera Michel… » Et quelque temps après, il devenait président de Blue Note. Ils ont réactivé le label en 1985 et j’ai été le premier artiste signé. J’avais accepté sans hésiter. Quand je suis arrivé, j’ai dit : « Où est-ce qu’on signe ? », sans même lire le contrat, les conditions, rien du tout. J’étais tellement content d’être là, je ne me posais pas de questions. J’ai signé ! Un contrat à vie… Ce n’était pas terrible, un contrat de débutant, les royalties étaient nulles. Le premier disque que j’ai fait pour eux, en décembre 1985, ç’a été “Pianism”, qui n’est pas trop mal. C’était le trio avec lequel je travaillais à l’époque. De ce trio, il y avait eu auparavant un disque live au Village Vanguard, enregistré en octobre 1984. Nous l’avions coproduit. Le producteur était un certain Mike Berniker, que Blue Note m’avait assigné d’office. Je me suis un peu battu avec lui… Ils voulaient faire de moi une star, quelqu’un qui vende 500 000 disques. Ils s’étaient dit : on va prendre Michel en main et le pousser à fond. Ils avaient donc engagé ce mec, qui était producteur à Los Angeles, mais de musique un peu plus “pop”, de variétés… Sympa, oui, mais dès qu’il est arrivé il m’a dit : « Je voudrais que tu enregistres le thème de Superman… » J’ai dit non, non et non, je ne peux pas faire un truc pareil, et j’ai appelé Bruce Lundvall pour lui dire qu’il n’était pas question que je fasse ça. Bruce m’a dit qu’il allait parler à Mike, il est venu au studio, le RCA Studio, à New York. Ça s’est arrangé. Après l’enregistrement, Berniker a pris son chèque et est reparti. Le disque n’a pas trop mal marché, j’ai dû en vendre entre 10 et 15 000 aux Etats-Unis. Mon trio tournait déjà régulièrement. Le batteur, Elliott Zigmund, je l’avais rencontré à New York, à l’ouverture du club Blue Note. Il était là avec Lee Konitz. Lee m’avait reconnu et invité à monter sur scène pour jouer avec lui. Je me souviens qu’il pleuvait des cordes et que j’étais avec mon frère. On n’arrivait pas à trouver de taxi pour rentrer, et c’est Elliott qui, gentiment, nous a raccompagnés. On a bavardé, et je lui ai demandé si, au cas où je monterais un trio, ça l’intéresserait d’en faire partie. Il a dit oui et m’a donné sa carte. » (À suivre.)