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Publié le 14 Jan 2024

Michel par Petrucciani, épisode 9

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« Un soir, donc, Charles Lloyd et sa femme Dorothy m’invitent à dîner. Grande maison… Ils nous accueillent – Trox était là aussi –, Charles s’assied, en position bouddhiste. Et on commence à parler. Sa femme traduisait, car je ne parlais toujours pas bien anglais. De toute façon, Charles n’était pas bavard, c’est sa femme qui socialisait. A un moment, il me demande : « Et qu’est-ce que tu fais, toi, dans la vie ? » Je lui réponds que j’essaie de jouer du piano… « Ah bon ? Il y en a un là… » Un Steinway modèle B ! Il y avait un moment que je n’avais pas joué sérieusement, et j’en avais envie. J’ai commencé à jouer. Ma musique avait commencé à changer : ces voyages, ces gens, ces horizons nouveaux… Mais je ne savais toujours pas qui était Charles Lloyd… Je ne connaissais même pas Keith Jarrett ! Je ne connaissais qu’Oscar Peterson, Bill Evans, Erroll Garner, Art Tatum, Thelonious Monk et Bud Powell. Même pas Herbie Hancock ! Lloyd a commencé à s’énerver : « Vous ne me connaissez pas ? Je suis célèbre, j’ai vendu beaucoup de disques ! » Il chantait, il était hystérique, il ne comprenait pas que je puisse ignorer qui il était. Il a disparu, puis est revenu derrière moi, avec son saxophone, et a fait « Pwoa, dou bi woap ! ». On a commencé à jouer, et je découvrais ce son énorme que je n’avais jamais entendu, le vrai son d’un vrai saxophoniste. Le ténor, le gros truc, Coltrane, Rollins, ce genre de volume, de graves… Et puis je vois sa femme qui se met à pleurer… On a joué de minuit à sept heures du matin, sans s’arrêter. Au milieu de la nuit, il a dit : « J’ai trouvé l’avatar du piano, le messager. J’attendais ce pianiste depuis dix ans. Je repars ! » Il a aussitôt appelé ses avocats, son manager, et n’a pas attendu longtemps pour programmer son retour. Quelques jours plus tard, on donnait un concert à Santa-Barbara, au Lobero Theatre. Me voilà en train de jouer devant 2 000 personnes aux Etats-Unis ! En quinze jours-trois semaines, je suis dans tous les journaux, Charles disant que c’était grâce à moi qu’il jouait à nouveau, que j’étais « The french wonderboy from the south of France », celui qui faisait revenir le great master après des années d’absence. Vedette en un mois ! Quand j’étais parti de Montélimar, mon père avait dit que je n’allais faire que des conneries… A mon retour, j’ai rapporté tous les journaux, avec dessus mon nom et ma photo, des cassettes des concerts… C’était la première fois que j’entendais mon nom prononcé à l’américaine : « On piano, Michel Pitroucciani… » J’étais enfin arrivé à jouer là-bas, avec des musiciens avec qui je n’aurais jamais pensé jouer de ma vie. C’était parti ! Je suis resté cinq ans avec Charles Lloyd. » (À suivre.)