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Publié le 25 Mai 2025

Miles Davis et Jimi Hendrix, to meet or not to play

Le dessinateur Fred Beltran les aavait réunis sur notre couverture fin 2022, mais dans la vraie vie, Miles Davis et Jimi Hendrix sont-ils croisés ? Ont-ils joué ensemble ? En tout cas, Miles Davis et Jimi Hendrix ont chacun à sa manière révolutionné le jazz et le rock au tournant des années 1960, et il nous avait semblé important de demander à Yazid Manou de raconter ce qui les a rapprochés à cette époque d’intense créativité musicale.

Au nombre des fantasmes qui gravitent autour de Jimi Hendrix, l’évocation de Miles Davis est un des plus tenaces. Mais aucune photo ni aucun son n’ont à ce jour été révélés. Quant à une hypothétique rencontre phy-sique, on ne trouve que des rumeurs et quelques témoignages invérifiables. Pourtant, les liens mystérieux entre ces deux icônes semblent fasciner de façon exponentielle avec les années. La disparition de Betty Davis, témoin clé, empêche définitivement tout éclaircissement. Cependant, il y a bien longtemps que la chanteuse volcanique s’était volontairement effacée de la vie publique sans jamais avoir apporté aucun élément concret sur la réalité de la relation entre “son” Miles et Jimi Hendrix. En définitive, le seul matériau qui pourrait subsister se présente sous la forme d’un simple bout de papier, qui a relancé tous les fantasmes, et dont voici l’histoire.

Miles Davis (© Bernard Leloup)



PAUL D’ATTRACTION
Nous sommes en 2005,  et tandis que je surfe sur le site du Hard Rock Café  après une petite recherche hendrixienne, je tombe  sur la page de l’enseigne  de Key West en Floride, indiquant que l’établissement exposait un télégramme envoyé à Paul McCartney le 21 octobre 1969 où était mentionné l’enregis-trement d’un album le week-end suivant, et lui proposant tout sim-plement s’il voulait y participer. Avec en guise de signature : « Peace Jimi Hendrix Miles Davis Tony Williams. » Je tombe des nues ! Comment se fait-il qu’un tel document n’ait jamais fait parler de lui au-paravant ? Le site ne pré-sentait pas de photo de l’objet, juste son contenu. Je ne connaissais personne qui puisse faire un saut à Key West afin de récupérer un cliché. J’ai tout de même tenté de faire un peu de bruit autour de la “décou-verte” avec un mailing, mais à l’époque mes destinataires étaient peu nombreux et sans pièce jointe, les réactions furent insignifiantes. Seul le rock critic américain Charles R. Cross reprit succinctement l’information dans sa biographie de Jimi Hendrix, Room Full Of Mirrors, sortie en juillet 2005. Un rebondissement inattendu et décisif sur-vint sept ans plus tard. En flânant comme à l’accoutumée sur la toile, j’étais retourné sur le site du Hard Rock Café et là, deux énormes surprises m’attendaient : le fameux télé-gramme était maintenant exposé à Prague – plus facile d’accès – et il y avait eu une réponse au message, ce que ne spécifiait pas le site de Key West en 2005 ! Le bureau d’Apple à Londres avait envoyé aussitôt une réponse le lendemain, le 22 octobre 1969, par l’intermédiaire de Peter Brown, membre du conseil d’administration d’Apple Corps, signalant que Paul McCartney était en vacances ! Incroyable ! Je tenais mon scoop. Dans la foulée, j’étais parvenu à récupérer le visuel des télégrammes grâce à une employée du bureau parisien. Elle me révéla que la firme américaine avait acquis les lots dans une vente aux enchères chez Sotheby’s en 1995.
Début 2012, j’eu la possibilité de faire une vraie communication sur ces documents. Cette fois les retours furent conséquents, d’autant qu’à la fin de mon texte j’avais conclu être per-suadé que Paul McCartney n’avait jamais été au courant de toute cette affaire, sinon il s’en serait fait l’écho depuis très longtemps. En fait, le 22 octobre 1969, jour de la réponse de Peter Brown, il était réfugié dans sa ferme écossaise avec sa famille, tentant vainement d’échapper aux médias qui le harcelaient à propos de la rumeur insistante de son décès ! Peter Brown ne lui avait donc jamais transmis ni parlé du télégramme.

ALAN DOUGLAS À LA MANŒUVRE
Le 30 janvier 2013, je suis parti pour Londres avec quelques journalistes pour l’écoute privée de l’album inédit de Jimi Hendrix, “People Hell And Angels”. Une réception avait été organisée par Sony Music dans le club Bag O’Nails réouvert, fréquenté autrefois par le guitariste, et lieu de rencontre en 1967 entre Paul McCartney et Linda Eastman, sa future femme. Le fidèle et légendaire ingénieur du son Eddie Kramer se prêta à la traditionnelle opération question/réponse de la presse internationale lorsqu’un journaliste anglais l’interrogea en citant Miles Davis. Plus tard dans la soirée, je me présentai au reporter et lui racontai ma “découverte”. Il me répondit que cela l’intéressait et me tendit sa carte de l’Associated Press, une des plus grandes agences. C’est la dépêche qu’il publia quelques semaines plus tard qui a véritablement déclenché le buzz mondial sur ce rendez-vous manqué et enflamma les forums musicaux.
Il fallut attendre octobre 2013 pour obtenir la première réaction du Beatle grâce à une journaliste de l’Express, Paola Génone, qui l’interviewa à Londres pour la promotion de son album “New”. Il fut totalement abasourdi par la nouvelle : « C’est à la fois mon plus grand rendez-vous raté et une incroyable nouvelle, qui m’inspire déjà de nouvelles chansons. » McCartney reparla du télégramme sur le réseau américain SiriusXM le 8 octobre au micro de l’agitateur-star de la radio satellite, Howard Stern.
En se penchant plus attentivement sur le télégramme, on comprend que c’est le producteur de jazz Alan Douglas qui était à la manœuvre. Son numéro de téléphone figurait au bas de la page. Il avait rencontré Jimi Hendrix une première fois, deux mois plus tôt, backstage au festival de Woodstock, en août 1969. Les deux hommes n’allaient pas tarder à se rapprocher. Le temps de sa collaboration avec le guitariste, Douglas produira entre autres une jam de quatorze minutes le 30 septembre avec un remarquable Jimi à la basse accompagné par Stephen Stills, Buddy Miles et le guitariste John Sebastian. Le résultat, “Live And Let Die”, sera plus tard mixé sur un discours à propos de la légalisation des drogues par le gourou du LSD, Timothy Leary. Le disque est sorti en 1970 sous le titre “You Can Be Anyone This Time Around”. Puis en novembre, Douglas a été à l’initiative de la rencontre d’Hendrix avec Jalal Nuriddin, alias Lightnin’ Rod, membre fondateur des Last Poets pour le morceau Doriella Du Fontaine (publié en 1984). Le producteur aura également été très impliqué dans la formation du Band Of Gypsys avec Billy Cox et Buddy Miles.



MONSTRES SACRÉS
À New York, dans le quartier de Manhattan, Jimi avait commencé à fréquenter une boutique de vêtements branchés ouverte au printemps 1969 et tenue par Stella Douglas, la femme d’Alan, avec son amie Colette Mimram. Le musicien y venait régulièrement, accompagné de sa petite amie Devon Wilson. Il aimait leurs créations et en utilisa même certaines pour la scène, comme la célèbre veste à franges portée à Woodstock. Il est probable que Jimi et Miles aient pu s’y croiser puisque le couple Davis était aussi un habitué de l’endroit. On se doute bien qu’Alan Douglas avait en tête de rassembler les deux monstres sacrés du jazz et du rock mais la tâche s’avérait ardue. C’est peu de dire que Davis n’était pas commode et Hendrix, bien que respectant le trompettiste, était embarrassé face à ce géant de la musique. En fait, chacun se sentait plutôt intimidé vis-à-vis de l’autre. Il faut se rappeler la façon dont Miles parlait du guitariste lors d’un entretien avec le journaliste Don DeMicheal pour le magazine Rolling Stone en décembre 1969 : « Jimi Hendrix peut prendre deux blancs et les faire jouer à fond. Il faut avoir un groupe mixte – l’un a une chose, et l’autre une autre. Pour moi, un groupe doit être mixte. Pour avoir du swing, il faut qu’il y ait des Noirs. » Nous savons bien que la connotation raciale a toujours été très présente chez Miles. Il avait des réticences sur les deux premiers albums d’Hendrix. Noel Redding et Mitch Mitchell était bien moins sa tasse de thé que la paire noire Billy Cox et Buddy Miles. Mais il a quand même été particulièrement bluffé par le jeu du guitar hero, comme le décrit si bien cette anecdote de John McLaughlin qui l’avait amené au cinéma voir le film du festival de Monterey : « J’étais assis à côté de Miles, je regardais Jimi jouer et Miles disait “damn, damn”… » On dit que Miles assista en fin d’année à l’un des concerts du Band Of Gypsys au Fillmore East. L’influence de l’enfant vaudou sera profonde si on en juge par la longue liste des guitaristes qui ont collaboré par la suite avec le trompettiste : Sonny Sharrock, Dominique Gaumont, Pete Cosey, Reggie Lucas, Larry Coryell, Mike Stern, John Scofield, Robben Ford, Garth Webber, Hiram Bullock, Jean-Paul Bourelly et Foley.

L’ANNIVERSAIRE DE JIMI
Les propos de Miles Davis sur Jimi Hendrix ont toujours semé le trouble, notamment dans sa biographie publiée en 1989. A cette époque, la cote du Voodoo Child était bien remontée grâce au travail d’Alan Douglas sur le catalogue. Il aurait mieux fallu sérieusement interroger directement le jazzman vingt ans plus tôt, parce que le livre a été entièrement écrit par le poète Quincy Troupe suite à ses multiples rencontres avec Miles. Il est par exemple difficile de connaître la réalité au sujet du trio formé par Jimi, Miles et Betty. Miles, lui, n’y va pas par quatre chemins et balance ses phrases coups de poing sur les coucheries des uns et des autres. Nous sommes loin de la musique mais il faut aussi tenir compte de cet aspect. Quand j’ai interrogé Quincy Troupe sur la relation des deux musiciens, il a été incapable de répondre. Je pense qu’il a brodé à l’avantage de Miles. À le lire, on a réellement l’impression d’une grande complicité entre Jimi et Miles alors que le doute est encore permis sur le fait qu’ils se soient vraiment rencontrés ! À ce sujet, il faut évidemment parler ici du titre non officiel Ships Passing Throught The Night qui a pu faire rêver les néophytes parce qu’on y entend une trompette bouchée et un piano joués par des musiciens dont n’avons pas l’identité. Certains ont cru toucher le Graal en pensant que… Mais non, ce n’était pas du tout Miles Davis. L’enregistrement provient d’une longue série de jams du 14 avril 1969 réalisée au studio Record Plant, à New York. D’ailleurs Douglas est catégorique : il n’existe aucun enregistrement de Jimi avec Miles. Il aurait naturellement été le mieux placé pour mettre la main dessus ! Sur la toile, les débats sont toujours vifs entre fans. Voici par exemple ce que m’écrivait le journaliste Thierry Pérémarti, vivant depuis longtemps aux Etats-Unis : « Jimi était trop intimidé par les jazzmen en général, et par les “musiciens éduqués”. Ça l’impressionnait beaucoup, et il pensait n’être pas à la hauteur. (…) Ce qui aurait pu se passer, c’est une rencontre à la maison, tranquillement, pour tâter le terrain. Or Miles n’a jamais rencontré Hendrix ! Il me l’a dit. Bien qu’il dise le contraire dans son autobiographie pour faire bien. Il n’existe aucun témoin d’une rencontre entre les deux. Ils se sont parlés au téléphone une fois, c’est tout. (…) Tu connais l’anecdote où Miles offre une partition à Jimi pour son anniversaire ? Ils sont sensés se rencontrer à une soirée, et Miles s’en va car Jimi est à la bourre. Il trouve le document et passe un coup de fil à Miles pour lui dire que “c’est très gentil mais je ne sais pas lire la musique”… »

LA VOIX DE MILES
Voici un fait particulièrement intrigant sur la relation entre les deux hommes. En mai 1969, précisément les 14 et 20, deux sessions pour un album de Betty Davis sont produites par son mari dans les studios Columbia à New York. Les bandes seront malheureusement refusées par le label et ne verront le jour qu’en 2016 (“The Columbia Years 1968-1969”). Dans le livret, la chanteuse répondait aux questions de son grand ami John Ballon, en 2014. Au sujet de la participation du guitariste aux sessions, elle répond ne pas se rappeler que Miles ait proposé à Jimi d’en être, alors que ses musiciens Mitch Mitchell et Billy Cox ont été réquisitionnés, ainsi que sa copine Devon.  À ces dates, nous savons qu’il était dans les parages puisqu’il enregis-trait au Record Plant à New York. L’inclusion de Jimi aurait forcément totalement changé la donne de toute l’histoire ! Mais c’est bel et bien Miles qui était aux manettes et décidait qui jouait. Le label de réédition Light In The Attic, à l’origine de la sortie inespérée de ces enregistrements, a distillé par endroits de très courts extraits de la voix de Miles. Au début de la plage 5, on entend soudainement ceci : « Quel est le nom du batteur de Jimi Hendrix ? Celui qu’on appelle Mitch. » Juste après ces mots, il éclate de rire. Mais l’ombre de Jimi était déjà présente dès les premières rencontres entre Miles et Betty. Au moment de leur mariage en septembre 1968, le trompettiste enregistre le titre Mademoiselle Mabry en référence au nom de naissance de Betty. On y perçoit dans l’intro les notes de The Wind Cries Mary. L’album “Filles de Kilimanjaro” paraîtra en février 1969. Revenons au télégramme. J’avais posé la question à Douglas mais il avait répondu n’en avoir bien entendu aucun souvenir. C’est naturellement lui qui était à la manœuvre lorsque l’idée d’une rencontre phonographique avait failli voir le jour entre Miles et Jimi, mais nous savons qu’elle a malheureusement avortée dès que Miles exigea la somme de cinquante mille dollars avant toute chose, aussitôt imité dans sa demande par Tony Williams ! Le journaliste du New Musical Express Roy Carr avait affirmé avoir pu converser avec Jimi au Ronnie Scott’s, soit deux jours avant sa soudaine disparition, et ce dernier lui aurait parlé de ses plans pour enregistrer avec Miles Davis et Gil Evans, ainsi que ses bandes avec John McLaughlin et Larry Young. Pour avoir une petite idée d’une des directions musicales vers laquelle évoluait Jimi, vaste sujet, il faut écouter l’album “Nine To The Universe”, produit par Alan Douglas et publié en 1980 : c’est une succession de jams avec les participations de Buddy Miles, Larry Young, Jim McCarty et Dave Holland, entre autres.
Hendrix avait annoncé dans une interview qu’il aimerait qu’à sa mort Roland Kirk et Miles Davis viennent jammer. Le guitariste est parvenu à jouer à plusieurs reprises en privé avec Kirk, qu’il appréciait énormément. Là encore, la rumeur d’une bande enregis-trée ne s’est jamais concrétisée. Et dans les invités venus assister à ses obsèques le 1er octobre 1970 à Seattle, un certain Miles Davis fit le déplacement.

Photo d’ouverture : X/DR, Bernard Leloup