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Publié le 2 Juin 2025

Pierre-François Blanchard, l’interview vérité

Pierre-François Blanchard Paris, 2023.

Dans le cadre de la 44ème édition du magnifique Festival Jazz Sous les Pommiers, Jazz Magazine recevait Pierre-François Blanchard, en concert le samedi 31. L’occasion de revenir sur une année 2024 particulièrement riche. Pianiste aussi inventif que raffiné, il se soumet à l’exercice de l’interview à la manière de l’ancien rédacteur en chef Jean-Louis Ginibre, tel qu’il l’avait proposée à Bill Evans dans nos colonnes.
par 
Edouard Rencker / Photo : Sylvain Gripoix

 

Jazz Magazine: L’année 2024 a été plus que dynamique : premier disque en tant que compositeur et leader, en duo avec Thomas Savy, près de 40 concerts, un passage remarqué au Japon, une nomination aux Victoires du Jazz comme meilleur album, le coup de coeur de l’Académie Charles-Cros, les honneurs de Jazz Magazine sans oublier 3 T dans Télérama, des chroniques dans Le Monde, Libération…

Pierre-François Blanchard : Cette année a été un véritable « cadeau ». J’ai imaginé et produit cet album de façon complètement… le mot qui me vient, c’est « désintéressé ». C’est-à-dire que je voulais simplement poser la musique que j’avais en tête. Je ressentais cette nécessité folle, cette envie d’inscrire ma création, mais il n’y a eu aucun calcul, aucune préméditation. Ce succès a été une véritable surprise.

Vous avez la réputation d’être un homme et un musicien discret. Comment avez-vous abordé cette soudaine vie sous les projecteurs en permanence ?
Ça m’a beaucoup touché parce que je suis depuis toujours au service de ma “famille artistique” : Archie Shepp depuis 2016, Raphaël Imbert – mon grand frère – depuis 2015 nous sommes ensemble dans beaucoup d’aventures – et bien sûr Marion Rampal avec qui nous avons fondé la Compagnie et label Les Rivières Souterraines. J’ai toujours été “à côté, aux côtés.
Et puis, tout à coup, je me retrouve en tant que leader sous les projecteurs. Ça chamboule pas mal. La seule certitude que j’avais est que nous faisions quelque chose de sincère. Ça m’a protégé de moi-même et des angoisses inhérentes aux feux de la rampe.
Je savais que j’avais là une création, un disque qui me ressemblait, qu’il soit bon ou mauvais, ce n’est pas à moi d’en juger, mais je savais qu’il était authentique. Tu affrontes mieux les vagues quand tu sais pourquoi tu fais les choses et ce que tu dis dans ta musique. La vérité est ton meilleur paravent.

Qu’écoutiez-vous lorsque vous étiez petit ?
Je dois beaucoup à mon père, qui nous a quitté il y a longtemps déjà. C’est lui qui m’a donné le goût de la musique, qui tient en trois noms : Oscar Peterson, Mozart, et les Beatles. Sans plaisanterie, “Night Train” tournait en boucle sur la platine de mon père. J’oublie un quatrième artiste : William Sheller ! Lui, aussi, est particulièrement intéressant, très bon pianiste, musicien et auteur.
J’ai eu beaucoup de chance étant petit de baigner dans une musique toujours inspirée. J’ajoute une dernière chose : une découverte majeure, qui pour le coup, m’appartient vraiment, (quand on a 6 ans ou 7 ans on dépend toujours des goûts de ses parents), j’ai entendu du blues au piano. Le choc.
Je suis bien incapable de dire qui jouait, mais c’était à la radio et j’ai été instantanément captivé. J’avais 7 ans et je me suis dit « c’est quoi cette musique ?» En écoutant ce son, j’ai ressenti quelque chose de très fort, comme un appel. Cette musique m’a touché profondément. J’ai décidé que j’allais devenir pianiste. Je me suis dit« je veux faire ça ».

Et, par la suite, quand vous avez commencé à travailler le piano, qui étaient vos artistes mythiques ?
Bill Evans ! Son univers absolument unique m’a fasciné. Oscar Peterson ou encore Keith Jarrett. Ils ont été mes trois “dieux” de l’époque. Une chose les caractérise tous les trois ; leur son unique, totalement personnel, reconnaissable immédiatement.
Évidemment, il y a aussi le langage harmonique. Bill Evans en était un des grands génie. Mais toujours, à la fin, ce qu’il reste, ce que tu retiens, ce que tu entends : c’est le son. À la première seconde, tu sais que c’est lui.
Je peux aussi te citer un titre de lui qui m’a poursuivi tout au long de mes études, des compétitions, et qui m’obsède encore aujourd’hui. How My Heart Sings. Une merveille, qui passe du 3 au 4 temps, avec une élégance et un raffinement fou. Une sorte de concentré de ce que Bill Evans faisait.

Pour vous, un concert réussi, c’est quoi ?
Un concert réussi… c’est un concert où premièrement tu te connectes avec ton ou tes partenaires musicien, au service de la musique qui est à jouer. Ensuite, c’est lorsque tu parviens à transmettre cette énergie collective à ton public ; aller le “chercher”. Tout ceci est très abstrait ; une grande alchimie : un mélange d’énergie, de sensibilité, de vibrations, de sensations…
Dans #puzzled, nous sommes un duo, complètement à nu. Parfois, dans certains concerts nous ressentons comme une absence. Ça joue bien, les gens sont contents….mais nous sentons que nous ne sommes pas parvenus à trouver la « petite lumière ».
Cette énergie, qui nous dépasse un peu, j’aime beaucoup utiliser le nom que lui donnent les artistes latino-américains : le Duende. Il faut que tu arrives à faire qu’il vienne te visiter. Si tu rencontres ton Duende, alors tu trouves ta personnalité artistique. Souvent, le Duende est représenté comme un petit diable qui vient te voir, juste au-dessus de toi. Il te secoue un peu pour te faire passer dans une autre énergie, une autre dimension. Étonnant, hein ?

Est-ce que vous croyez dans la politique ?
Je crois qu’aujourd’hui, la démocratie est à défendre mordicus. Il faut qu’on se batte tous pour qu’elle résiste aux coups qu’on lui porte, surtout en ce moment. C’est difficile parce qu’aujourd’hui, les politiciens sont souvent très décevants. Mais paradoxalement, c’est aussi pour cela que je pense que plus que jamais, il faut s’y intéresser.
Je me pose beaucoup la question de comment faire plus. En tant qu’artiste nous sommes déjà engagés : La musique, le spectacle, c’est un engagement très important. J’espère que nous retrouverons bientôt des hommes politiques plus authentiques, qui tiennent leur parole, ont un ancrage, portent une vision ! Nous vivons une époque où le court-termisme est affligeant. A cet endroit, les artistes ont aussi un rôle à prendre. Faire entendre le regard différent que nous posons sur le monde.
Je crois que c’est notre force et notre chance. Ce qui fait bonheur à l’artiste, c’est son geste de vérité.

La musique est un acte politique ?
Oui, absolument. Politique et poétique. Je pense qu’on peut essayer de faire une jonction entre l’art et le politique. Du moins, détourner la politique de façon poétique.

Est-ce qu’il y a une question que vous ne supportez pas qu’on vous pose ?
Moi, la question qui m’énerve énormément, notamment sur le duo #puzzled, c’est « Mais alors, c’est du jazz ? »
J’ai envie de citer la définition que donne Raphaël Imbert au mot “jazz” que je trouve assez géniale. « Il y a autant de définitions du mot jazz que de jazzmen ». Tout est dit ! Le jazz, c’est un geste, une attitude à l’intérieur. Le jazz, c’est ce qu’il y a de plus vivant, de plus polymorphe, aussi. C’est une musique qui peut très bien aller chatouiller la pop, autant que la musique classique, le funk, etc… Le jazz c’est une musique d’improvisateurs ! Donc, oui, #puzzled, c’est profondément du jazz en ce qui me concerne.

Dernière question. Est-ce que vous croyez en une puissance supérieure ?
Oui ! Et là, je vais citer Mitterrand (rires)comme lui, Je crois aux « forces de l’esprit ». Je pense qu’il y a quelque chose de plus grand que nous. Une sorte de lumière, quelque chose qui nous transcende tous.
Pendant le confinement, j’ai écrit un morceau par jour pendant trois semaines. Au-delà du fait que c’était génial à vivre, j’ai surtout réalisé que ce qui se passait était bien plus grand que mon existence consciente, ma vie de tous les jours. Lorsque après le confinement, je me suis remis à jouer ces morceaux, je ne les reconnaissais pas. Qu’est-ce que c’est que cette musique ? Dans ces moments, tu te dis que quelque chose agit.
Aussi, lorsqu’on écoute Wagner, Mozart, Bach…la Grande Musique ! … C’est pour cela que je suis extrêmement humble avec la création, la composition, toutes ces choses là.

Pierre-François Blanchard en quelques dates :
En février 2024, Pierre-François Blanchard a dévoilé son premier album en tant que leader, intitulé “#puzzled”, en collaboration avec le clarinettiste Thomas Savy. Cet opus, salué par la critique, se présente comme un journal intime musical où s’entrelacent amours, peines, souvenirs et questionnements existentiels.
Parallèlement, Pierre-François Blanchard poursuit sa collaboration avec le saxophoniste Raphaël Imbert, la chanteuse Marion Rampal.
Il sera en résidence pour deux ans de création et de production à Fontenay-le-Fleury à partir de l’automne prochain.

2015 – 2018 : Participe au projet musical Salon Idéal de la journaliste et romancière Arièle Butaux où il collabore avec Thomas Savy, Guillaume de Chassy, Frédéric Vaysse-Knitter, Irina de Baghy, Noëmi Waysfeld, le Quatuor Zaïde, etc.

2016 : Co-directeur artistique des 50 ans du label Saravah de Pierre Barouh au Trianon, à Paris, après 5 ans de collaboration.

2017 : Naissance du trio Main Blue de Marion Rampal avec la batteuse Anne Paceo – Rencontre avec Archie Shepp.

2017 : Tournée avec Raphaël Imbert en France et aux États-Unis : “Music Is My Home : Prologue”, Jazz Village.

2018 : Music Is My Hope (Jazz Village) de Raphaël Imbert : Victoires du Jazz – Album Inclassable de l’année.

2018 : Art Songs & Spirituals d’Archie Shepp au Barbican Theater de Londres (live)

2019 : Album Le Secret (MusicOvations) avec Marion Rampal avec pour invités Archie Shepp et Raul Barboza.

2021 : Création du spectacle jeune public L’Île aux chants mêlés avec Marion Rampal.

2021 : Intègre le collectif Tribe From the Ashes avec Sandra Nkake, Jî Dru, Lionel Belmondo…

2021 : Piano (live) en duo avec Zaza Fournier.

13 août 2022 : There is Love Quartet d’Archie Shepp au Time in Jazz Festival en Italie (avec Michel Benita et Marion Rampal).

2022 : Tissé (Les Rivières Souterraines/L’Autre distribution) de Marion Rampal – Victoires du jazz – Prix d’artiste vocal de l’année.

2022 : Invisibile Stream (Harmonia Mundi) – Avec Jean-Guihen Queyras, Sonny Troupé et Raphaël Imbert.

2023 : Fantômes (Label Bleu) – avec Jî Dru, Sandra Nkake, Mathieu Penot.

2023 : Invisible Stream en concert au BIMHUIS (Amsterdam), Wigmore Hall (Londres), Schloss Elmaü.

2 février 2024 : Sortie de “#puzzled” premier album, avec Thomas Savy (Les Rivières Souterraines / L’Autre Distribution).

2024 : Poetic Ways (Celia Kameni, Anne Paceo, Raphaël Imbert, Pierre Fénichel) à
l’Opéra de Lyon.

2024 : #puzzled nommé aux Victoires Jazz dans la catégorie meilleur album. Coup de coeur de l’Académie Charles Cros.