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Concert
Publié le 13 Oct 2023 • Par Franck Bergerot

Retour sur “Brain Songs”…

…à propos du programme “Brain Songs” inspiré de recherches en neurosciences cognitives, créé en 2022 par Christophe Rocher et l’ensemble Nautilis et qui avait fait l’objet d’un compte rendu au Émouvantes de Marseille.

L’ayant rédigé dans un train remontant de Marseille, avec la ferme intention d’y avoir posé le point final et de l’avoir posté sur le site de jazzmagazine.com avant l’arrivée en gare à Paris, tout en m’accordant une sieste pour compléter une nuit trop courte, j’ai gardé l’impression d’avoir quelque peu bâclé mon compte rendu de la dernière soirée du festival Les Émouvantes (le 23 septembre), notamment concernant le concert de l’Ensemble Nautilis qui m’avait procuré un vif plaisir resté inexpliqué, tout en m’ayant un peu dépassé par la “nervosité” de l’événement et par l’apparente complexité du rizhome conceptuel attaché à son programme “Brain Songs”. Ça n’est pas la première fois que je rencontre cette impression de bâcler un compte rendu, mais Nautilis, orchestre à géométrie variable né à Brest et animé avec une paisible ténacité par le clarinettiste Christophe Rocher, loin de jouir d’une couverture médiatique exemplaire, méritait mieux.

Saurai-je faire mieux, profitant de ce nouveau train qui m’entraine vers Genève pour le festival transfrontalier JazzContreBand (ce soir, parmi une affiche qui, tout au long du mois d’octobre, n’offre certains soirs que l’embarras du choix : Noé Huchard au One More Time à Genève même ; demain samedi 14 : Dan Tepfer à la Comédie de Ferney ; dimanche 15 : Tremplin JazzContreband à la Ferme Asile de Sion) ? Saurai-je donc faire mieux qu’il y a un mois, le cerveau quelque peu tétanisé par les informations en provenance d’Israël et Palestine, alors que résonne encore les propos ce matin sur France Culture du réalisateur israélien Nadav Lapid (Prix du jury à Cannes  en 2021 pour Le Genou d’Ahed) et de l’anthropologue et romancière palestinienne-canadienne (autrice de Je suis Ariel Sharon publié en 2018) cheminant douloureusement entre sidération et colère dans leur quête désespérée d’une sagesse aujourd’hui désertée.

Une demie heure plus tôt sur cette même chaîne, le neurologue Lionel Nacache invoquait les neurosciences cognitives sur le même sujet dans une rubrique qui, si elle ne m’a pas paru le propos le plus éclairant de cette matinale sur le drame en cours en Moyen-Orient, m’a ramené, très loin de cette actualité, au point de départ du projet de Christophe Rocher, “Brain Songs”. Et donc plutôt que revenir par moi-même sur le concert de Nautilis à Marseille, je renverrai le lecteur vers deux documentaires diffusés sur le média en ligne Kub – Kultur / Bretagne et une conférence, documents cinématographiques qui ne sont pas sans entrer en résonnance avec le dossier “Electro” à la une de Jazz Magazine ce mois-ci, et que l’on ne recommandera ni aux amateurs exclusifs de bebop ni aux adeptes d’une vision bien calibrée des relation entre musique et technologie à laquelle on réduit trop souvent le qualificatif d’electro.

Qu’est-ce qu’improviser ?

C’est la question que se sont posée à partir de 2018 Christophe Rocher et le chercheur en neurosciences cognitives et en intelligence artificielle (vibraphoniste à ses heures perdues) Nicolas Farrugia, tous deux au cœur du documentaire de 15’ Qu’est-ce qu’improviser ? du réalisateur Sylvain Bouttet. On y voit Christophe Rocher, un bandeau autour du crâne, équipé d’électrodes, se prêter à des séances d’encéphalogramme (EEG dans le jargon professionnel) ayant pour but d’enregistrer et d’analyser l’activité cérébrale du musicien lorsqu’il improvise. Et ce dans deux contextes, l’un en studio et en duo avec l’accordéoniste Céline Rivoal, l’autre en trio avec le contrebassiste Fred B. Briet et le batteur Nicolas Pointard. On note que seul Christophe Rocher est équipé, la technologie utilisée ne permettant pas pour l’heure de tirer parti d’un encéphalogramme collectif, le résultat obtenu servant à comparer les traces enregistrées de l’activité cérébrale d’un seul sujet et la réalité sonore de ce qu’il a joué.

Lors des échanges, on comprend que Christophe Rocher poursuit une sorte d’utopie à travers la mise en évidence de corrélations possibles entre l’espace mental de l’improvisateur et celui du rêveur ; où s’ouvrirait une porte entre ces deux domaines permettant à l’improvisateur de passer de l’un à l’autre, de les investir simultanément voire de n’en faire qu’un seul. L’expression choisie par lui-même et les improvisateurs auxquels Rocher fait appel est ici non idiomatique, dans une quête du lâcher prise et une défiance de l’approche analytique qu’il compare à la conduite automobile (à un moment du film il répond d’ailleurs à une interview tout en conduisant en ville). Métaphore qui jette le trouble et m’inspire l’usage du mot “utopie” : le fonctionnement d’une voiture et la conduite sur route répondent à des codes précis par des réflexes. Et les réflexes sont là, qu’ils soient ceux du bopper improvisant sur grille ou ceux de l’improvisateur non idiomatique.

Quand le cerveau improvise

Quand le cerveau improvise est le titre d’une conférence filmée le 14 avril 2021 à l’Atelier de la Comédie de Reims. Donnée par Nicolas Farrugia, elle donne lieu à une question sur le hasard, à laquelle Christophe Rocher répond sans vraiment la résoudre. Il écarte l’éventualité du hasard, dès lors qu’il y a interaction, mais reconnaît le sentiment de “n’importe quoi” qui peut résulter d’une non préparation du public à ce genre de musique ou d’une faiblesse de l’improvisateur cédant à la facilité du réflexe pour compenser, cette dernière occurrence ne relevant donc pas du hasard. Mais il évoque aussi cette sensation partagée avec d’autres artistes, comme les écrivains, qui leur fait dire : « ce n’est pas moi qui ait improvisé / écrit ça. »  moments d’entière satisfaction qui nous ramène au concept romantique d’inspiration. « Cette forme de lâcher prise, précise Rocher, ne relève pas du hasard. Et même le “n’importe quoi” peut aussi relever d’une décision, par exemple sous la forme d’une provocation, qui n’est donc pas “n’importe quoi”. Je crois que c’est Joëlle Léandre qui dit : “On peut faire n’importe quoi, mais pas n’importe comment.” »

Plus tard (voir à 1:17:04 du film), en conclusion de la même conférence, Christophe Rocher est invité à improviser en duo avec l’ingénieur du son Sylvain Thévenard (ces dernières années passé de la pure sonorisation à la création sonore électronique) à partir des relevés de Nicolas Farrugia, selon un processus qui ne donne hélas lieu qu’à un commentaire succint.

Oublier le reste du monde

C’est ce qu’ont fait trois jours durant les musiciens de Nautilis en s’installant sous les caméras de Sylvain Bouttet à la Fiselerie de Rostrenen. D’où ce titre Oublier le reste du Monde pour cet autre documentaire diffusé sur Kub – Culture / Bretagne. Trois jours d’isolement pourtant livrés à notre regard et notre écoute, à commencer par l’arrivée à l’ancien garage Duro, hangar qui accueillit fest noz et match de box, en cours de réhabilitation par l’association La Fiselerie, organisatrice chaque fin août du festival Fisel, du nom de la danse du pays Fisel, territoire qui englobe un quinzaine de commune à l’ouest et au nord de Rostrenen. Témoignage de ce que peuvent être les conditions et les méthodes de travail d’un tel orchestre, Nautilis étant ainsi constitué, du cuivre à la percussion : Sylvain Bardiau, remplacé depuis par Christian Pruvost (trompette), Christophe Rocher (clarinettes soprano et basse), Stéphane Payen (sax alto droit), Christelle Séry (guitare électrique), Céline Rivola (accordéon chromatique clavier boutons), Frédéric B. Briet (contrebasse), Nicolas Pointard (batterie)… et j’allais oublier Claudia Solal (voix) qui est au cœur du projet orchestral “Brain Songs” dont ces trois journées sont les prémisses. Découvrant, alors qu’il étudiait avec Nicolas Farrugia sur les façons dont les différentes zones du cerveau se trouvaient impliquées dans les processus d’improvisation, Rocher avait eu l’occasion d’échanger avec Claudia Solal alors en plein projet d’écriture autour du cerveau. C’est tout naturellement qu’elle fut invitée à produire du texte et donner de la voix dans le projet en cours.

Première journée commençant dans le fracas d’un rideau métallique qui s’ouvre, organisation de l’espace parmi ce qui reste de l’ancien garage, automobiles en état ou vieilles carrosseries, caravanes que l’on redispose à la façon d’un campement… Sur l’espace de jeu que l’on recouvert de tapis, on s’installe en cercle, chacun côte-à-côte ou faisant face à l’autre, bien emmitouflé, écharpes et tricots, la voix de Claudia Solal nimbée d’un discret nuage de buée. On remarque l’absence de Céline Rivoal. Ce soir, on improvise, pour paraphraser Pirandello : improvisation non mesurée, non idiomatique, volontiers bruitiste, Claudia Solal improvisant textes, sons purs timbres, hauteurs, débits… on apprend à s’écouter dans ce nouvel espace, avec cette voix nouvelle.

Deuxième journée : l’accordéon de Céline Rivoal a fait son apparition, ainsi que des partitions. Textes articulés, couleurs sonores, rythmes et cellules mélodiques s’articulant les unes aux autres évoquant déjà ces lacis polyphoniques, parfois se nouant en tutti, qui, à Marseille, les yeux fermés, me laissaient imaginer un orchestre beaucoup plus fourni qu’un simple septette plus voix.

Troisième journée, les partitions ont à nouveau disparu, remplacées par un tirage au sort de petites fiches mélangées dans une passoire métallique : trio Sylvain / Christelle / Stéphane, trio Claudia / Céline / Christophe, duo Frédéric / Nicolas. Dernière séquence, pupitres à nouveau en vue, autour d’un poignant lamento où viendra s’incruster le générique : un film de Sylvain Bouttet avec la complicité de Serge Steyer, réalisateur lui-même directeur général de Kub. Et constamment, au cours de ces trois journées, la maïeutique douce, discrète et tranquille qui caractérise le travail de Christophe Rocher.

A l’Improviste : le concert

Brain Songs fut créé au printemps 2022 au Théâtre Jean Bart et à L’Estran de Guidel. La page de Kub où figurent les trois journées de travail décrites ci-dessus renvoie sur le site de France Musique à la page du 20 octobre 2022 de l’émission L’improviste d’Anne Montaron où fut diffusé le concert “Brain Songs” du 10 octobre précédent au Carreau du Temple à Paris. J’y retrouve ce que n’ayant su décrire je vous laisse découvrir et m’attarde juste sur les portions d’interview qui ponctuent le concert, notamment celle de Christophe Rocher qui, commentant le nom du groupe, se positionne par rapport à l’expression “non idiomatique” dont j’ai qualifié certaines séquences entendues dans les films mentionnés ci-dessus. Car, avec tout le respect qu’il lui accorde, Rocher ne se réclame pas de cette démarche, sa musique n’étant pas hermétique aux langages musicaux du passé et de l’ailleurs. Également interrogée, Claudia Solal raconte comment sa démarche d’écriture s’est rapprochée de celle des surréalistes, en puisant, en copiant en collant dans un vaste répertoire de textes scientifiques et poétiques, textes et musiques bénéficiant d’une lisibilité plus grande que celle offerte par la sonorisation aux Émouvantes en septembre dernier. Les fans d’André Hodeir ne manqueront pas le final de cette “cantate” qui n’est pas sans évoquer celui de la fameuse “jazz cantata” Anna Livia Purabelle Franck Bergerot