Extrait du N° 440 de Jazz Magazine, septembre 1994
La rencontre entre Michel Petrucciani et Eddy Louiss était improbable, mais l’admiration de l’un pour l’autre l’avait rendue possible. Leur association musicale était inespérée ? Elle s’était pourtant concrétisée à l’occasion de plusieurs concerts et de “Conférence de presse”, un disque Dreyfus Jazz. Dialogue à quatre mains et deux têtes. Au micro : Christian Gauffre.
EDDY LOUISS Tu sais, Michel, quand nous nous sommes rencontrés ? Sur la route peut-être ?
MICHEL PETRUCCIANI J’ai l’impression de te connaître depuis toujours – je t’écoutais quand j’étais môme…
EL Attends, je crois que je t’ai connu quand tu jouais avec Aldo Romano.
Mes souvenirs sont vagues… Je t’avais entendu… Tu allais au Dreher, non ?
EL J’y ai beaucoup joué.
MP Kenny Clarke était encore en vie.
EL On n’a pas joué au Dreher avec Kenny.
MP Mais il était là, il rôdait pas mal.
EL Kenny ? Il ne sortait pas.
J’ai bien dû le voir deux ou trois fois au Dreher.
EDDY LOUISS Au Club Saint-Germain plutôt…
MP Peut-être, et puis chez Jacqueline Ferrari, au Riverbop. Enfin, bref, je venais t’écouter, et c’était il y a longtemps.
EL Je suis dans le Poitou depuis 1978. Un jour on s’est rencontrés sans se parler, au New Morning. Ensuite, dans plusieurs festivals, le hasard de la programmation a fait qu’on se suivait à un jour près. Trois ou quatre fois – à Angoulême, Souillac, Douarnenez… – tu es resté un jour de plus, ou tu es venu un jour plus tôt, ou bien c’est moi, et on a fait le bœuf les deux jours. C’est comme ça que nous avons vraiment commencé à parler : en jouant.
MP Puis il y a eu les deux jours au Petit Journal en août.
EL Un ou deux ?
MP Je ne sais plus. C’était en 88… J’étais venu chez toi, on avait répété dix jours, on avait joué aux cartes.
EL Ah oui, à la belote. Les cartes, la belote, c’est un prétexte, comme la musique, pour faire quelque chose ensemble. Sauf qu’il est plus simple de jouer aux cartes. La musique, parfois on sait qu’elle est là, mais elle reste tellement loin aussi… Notre rencontre existait bien avant l’idée même de notre disque. On l’avait déjà joué ce duo, non ?
MP Finalement, un jour ou l’autre, quand on fait ce métier, on se rencontre.
EL Il est plus rare quand même que deux claviers se rencontrent. Mais si nous avions joué de la guitare, ça se serait passé quand même. Si on n’avait pas su faire de la musique, on aurait peut-être joué à la belote ou à autre chose… Mais la rencontre aurait eu lieu. Les rapprochements entre musiciens dépendent de tas de facteurs. Kenny a dû beaucoup sortir quand il avait trente ans, mais quand il en avait soixante il ne le faisait plus qu’une fois de temps en temps, ou alors pour jouer.
MP Moi, je suis beaucoup sorti en club entre 16 et 22 ans. J’ai beaucoup bu, fait la fête… J’ai fait tout ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. Ensuite, je me suis calmé. Comme j’ai commencé très jeune, j’ai l’impression d’être vieux, il y a des choses que je n’ai plus envie de faire.
EL À propos de notre disque, je ne sais pas trop quoi dire…
MP Moi, je trouve que c’est une bonne chose. Dreyfus Jazz, c’est un label jeune, qui a des Idées. I vaut mieux le taire chez eux que dans une multinationale. C’est une autre conception : un travail artisanal, une efficacité de multinationale, avec toujours un côté très humain. Mais la compagnie n’est qu’un véhicule, l’important c’est ce qu’il y a sur le disque – quatre compositions à toi, quatre à moi, des standards… Le premier soir au Petit Journal, c’était bien, mais le deuxième, le mercredi, ç’a été “une nuit pour les dieux”. Magique. J’étais épuisé après le concert, j’avais l’impression d’avoir tout donné. Ç’a été formidable. Il est rare que de tels moments soient enregistrés. Quitte à passer pour un prétentieux, je trouve ça vraiment formidable. Il y a à peu près trois heures de musique, et tout ce qui a été fait c’est.
EL Sauf dans la troisième ! J’étais un peu fatigué, il y a à boire et à manger… Moi, je n’ai pas signé avec Dreyfus parce que je veux rester libre. Que je travaille au coup par coup ne veut pas dire que je ne m’investis pas dans ce qui se fait. Dans nos rapports. Mais nos rapports… on ne peut pas les expliquer, sinon on n’aurait pas besoin de faire cette musique.
MP Oui… Tiens, quand j’ai enregistré Montélimar, où je joue de l’orgue et du piano, je pensais à toi… J’ai joué de l’orgue avant de faire du piano. J’avais huit-neuf ans, et je t’écoutais. J’avais été marqué par “No Smoking” de René Thomas. La première fois que je t’ai rencontré, je t’ai dit que je connaissais par cœur tous tes solos sur ce disque. « C’est vrai ? », tu m’as dit. Alors je les ai chantés. Je relevais tout ce que tu faisais. Et puis je cherchais – et je ne suis jamais arrivé – à avoir ton son. J’essayais avec les tirettes, je bricolais des fils, etc. Rien à faire. Depuis, tu m’as laissé jouer sur ton orgue et tu m’as expliqué, mais je n’ai pas encore essayé. C’est compliqué le son…
EL Difficile à définir, mais… Avant-hier, je prenais mon petit déjeuner à l’hôtel de France à Saint-Savin. Tout à coup, à la radio, on a entendu de la musique : c’était toi, c’était évident. Après la météo, ils nous l’ont confirmé. En bien le son, c’est ce qui fait qu’on t’a reconnu.
MP Le son, c’est aussi une façon de jouer. On arrive à imiter les grands maîtres parce que plus qu’un son, ils ont une couleur. Je peux imiter Bill Evans, Oscar Peterson, Erroll Garner, Art Tatum, Bud Powell, ou Eddy Louiss, même au piano. Au piano, tu as une façon de faire les harmonies, de jouer les basses qui t’est propre… tu ne mets pas vraiment les fondamentales… des quintes, des tierces… C’était très difficile pour moi, je ne suis pas habitué à ce genre de conception harmonique. C’est ça le son, une façon de jouer… J’ai fait de l’orgue jusqu’à treize-quatorze ans. J’avais une pédale pour le volume comme celle que j’utilise pour le piano et j’avais branché le pédalier sur les basses à la main – je faisais les basses à la main, comme toi. Tu as toujours fait partie de ma vie, au même titre que d’autres musiciens avec qui j’ai parfois eu l’occasion de jouer depuis. La première fois que je me suis retrouvé sur scène avec toi, je me pinçais, je ne pouvais pas croire que j’étais en train de jouer avec mon idole ! Montélimar, c’est la ville où j’ai habité de six à dix-huit ans. Nous avions un magasin de musique en bas…
EL Ah oui ? Avec ton père ?
MP Oui. Je travaillais dans le magasin, j’accordais les guitares, et je faisais la démonstration des orgues, tu sais ceux qui avaient des languettes et une boîte à rythmes… Quand des parents voulaient acheter un orgue à leur gosse, on me faisait descendre : « Tiens, Michel, tu fais une démonstration pour le monsieur ? » Je jouais, le mec achetait, et revenait quinze jours après en disant : « L’orgue ne marche plus. Quand mon fils en joue, c’est pas comme le vôtre ! » Sauf que moi j’en faisais dix heures par jour.
EL Je ne travaille pas beaucoup actuellement. Je réfléchis. Je suis bien. Quand j’aurai besoin de faire quelque chose, je le ferai. J’ai besoin de me régénérer. On a beaucoup joué, et on arrive un jour à une grande lassitude. Surtout quand on ne répète pas assez. Il y avait un type que j’aimais bien, c’était Art Simmons. Il a joué une vingtaine d’années au Living Room, et il répétait quand même une ou deux fois par semaine ! Ils avaient un potentiel incroyable. Ils pouvaient jouer au moins une semaine sans reprendre le même morceau… Bref, je réfléchis.
MP Moi, je tourne beaucoup actuellement, mais je vais arrêter en février. Je vais prendre au moins une année sabbatique. J’ai besoin de travailler mon piano. J’ai envie d’écrire, de vivre, d’avoir une vie d’homme normal : se lever le matin, jouer avec les enfants, regarder les animaux, aller au cinéma, m’occuper d’une femme… J’ai trente et un ans, j’ai fait ce métier pendant quinze ans, j’en ai un peu marre. Je donne un dernier coup de cravache et j’arrête.
EL Eh, tu arrêtes plus tôt que moi ! J’ai fait ça à cinquante et un ans !
MP Il me faut au moins un an pour refaire le plein.