En 2014, David Bowie et Maria Schneider enregistraient ensemble Sue (Or In A Season Of Crime), qui préfigurait l’ultime album du chanteur, “Blackstar”. La grande arrangeuse se souvient.
Par Fred Goaty
Dès sa prime jeunesse, David Bowie fut un authentique jazzfan. Saxophoniste à ses heures, il n’a jamais caché son admiration pour Eric Dolphy, et avait notamment travaillé en 1993 avec son quasi homonyme Lester Bowie. Il a aussi interprété de ci de là quelques standards, que sa voix de crooner arty habite de manière singulière. Avant les désormais historiques séances d’enregistrement de “Blackstar”, son ultime album, qui est au cœur du coffret “I Can’t Give Everything Away (2002–2016)” qui vient de paraître, il y avait eu, comme en prélude, Sue (Or In A Season Of Crime).
Plus de sept minutes durant, sa voix plane au dessus de magnifiques arrangements orchestraux subtilement dissonants, portés par une section rythmique tout en pulsions drum & bass organiques. Produite par Tony Visconti, Sue (Or In A Season Of Crime) était le fruit d’une collaboration avec la grande arrangeuse Maria Schneider, leader de big band et enseignante hautement respectée. «David Bowie était d’abord venu écouter mon orchestre au Jazz Standard [un club new-yorkais situé dans l’East Village, NDR] durant notre Thanksgiving Week annuelle, nous précisait-elle en 2024. Mais je ne l’avais pas rencontré. Puis il m’avait contactée pour évoquer la possibilité que l’on travaille ensemble. Nous avions un gig prévu au Birdland. Il est revenu nous écouter avec Tony Visconti, et c’est là que j’ai fait sa connaissance. Le lendemain, on s’est revus pour parler longuement de ce que l’on pourrait faire. »
Sue (Or In A Season Of Crime) n’était pas une babiole pop destinée au Top 100. Cette collaboration entre David Bowie et Maria Schneider avait vraiment quelque chose d’inouï : « Il connaissait bien ma musique, je sais qu’il avait plusieurs de mes CD. Il savait à quoi s’attendre. Je pense qu’il a surtout été attiré par les aspects les plus intenses et sombres de mon répertoire, des morceaux comme Dance You Monster ou Wyrgly. »
Bowie est arrivé avec une petite démo qui concentrait ses premières idées : une mélodie, des directions rythmiques, un motif de basse, les harmonies initiales, « mais pas de mots, pas de chant, une sorte de squelette musical. Il tenait à ce que j’apporte vraiment quelque chose. Je ne suis pas une arrangeuse au sens classique du terme, mais avec ce que j’ai entendu, j’ai pensé que je pourrais effectivement ajouter mes idées harmoniques, formelles. Il était si ouvert à l’expérimentation que ça m’a poussée à m’ouvrir aussi. »
Avant d’enregistrer Sue (Or In A Season Of Crime), dont la musique était coécrite par Maria Schneider, des répétitions avaient eu lieu sous la supervision de Tony Visconti avec Ryan Keherle (trombone), Donny McCaslin (saxophone ténor), Ben Monder (guitare), Jay Anderson (contrebasse) et Mark Guiliana (batterie). « Nous avons fait ça plusieurs fois, et cela nous a aidés à affiner nos idées, tester diverses formules. Personnellement, je me suis sentie plus en sécurité avant d’entrer en studio. Je crois que ces sessions ont également inspiré David pour écrire les paroles. »
C’est le défi de la création commune qui avait surtout enthousiasmé la cheffe d’orchestre : « Oui, nous avons vraiment fait quelque chose ensemble. Quelque chose d’unique qui reflète cependant nos deux personnalités. Les voix conjuguées de Ben [Monder], Jay [Anderson], Frank [Kimbrough] et Mark [Guiliana] ont profondément contribué au succès et à la force du morceau. Pour moi, ils incarnent le côté “jazz”. Et je sais que David a été ébloui par eux. »
COFFRET David Bowie : “I Can’t Give Everything Away (2002–2016)” (Iso / Parlophone, déjà dans les bacs).
Photo : X/DR.
Avec le coffret 12 cd “I Can’t Give Everything Away (2002-2016)” se referme le premier grand chapitre de la réédition de l’œuvre intégrale de David Bowie. Et maintenant, les inédits ?
“Heathen”, “Reality”, “The Next Day”, Sue (Or In A Season Of Crime) avec la grande arrangeuse Maria Schneider, “Blackstar” avec le groupe de Donny McCaslin, plus de quarantes titres rares… : “I Can’t Give Everything Away (2002-2016)” renferme de nombreux trésors. Ce communiqué vient d’être envoyé au Salon de Muziq :
« Ce nouveau volume fait suite à la série de coffrets salués par la critique et multi-récompensés. “I Can’t Give Everything Away (2002-2016)”. Sorti en 2002, “Heathen” était le premier album sur lequel David Bowie et Tony Visconti avaient travaillé ensemble depuis vingt-deux ans. Enregistré dans un studio-résidence situé au nord de l’état de New York, il avait rappelé à Tony Visconti son séjour à Berlin en compagnie de David Bowie au cours des années 1970s :“Il n’y avait pas de salle de contrôle. La console était installée à une extrémité du studio et le groupe se trouvait de l’autre côté. Les sonorités étaient très live, et après avoir enregistré “Heroes” dans la grande pièce (également connue sous le nom de Meistersaal) des studios Hansa de Berlin, j’ai voulu utiliser cette acoustique en notre faveur.”
Au sujet de “Reality”, l’album suivant paru en 2003, Visconti raconte : “David avait dit qu’il voulait écrire pour son nouveau groupe de tournée, qui allait aussi jouer sur l’album”, dans le but de donner au disque un son plus “frappant”,comme Bowie l’avait décrit à l’époque. Ce groupe est ensuite parti sur la route à l’occasion du Reality Tour, une des tournées les plus appréciées de la carrière de David Bowie, présentée pour la première fois dans ce coffret en respectant l’ordre des titres joués afin de mieux refléter les setlists des concerts de Dublin. La version vinyle de cet album est pressée en vinyle bleu transparent, comme c’était le cas lors de sa sortie initiale.
Organisées après une décennie passée loin des studios, les séances d’enregistrement de “The Next Day” sont déroulées dans le plus grand secret. À l’époque, Tony Visconti avait déclaré :“Nous avions juré de ne dire à personne que nous étions en train d’enregistrer un nouvel album avec David – et cela concernait également nos proches. Son double-objectif était d’écrire et de créer sans pression extérieure, et il voulait que la sortie de cet album soit une surprise totale. Cela a fonctionné à merveille, à part les quelques fois où il a été aperçu près du studio Magic Shop de Noho, dans Manhattan, ce qui a suscité beaucoup d’interrogations. Un jour, un fan qui m’avait reconnu m’a abordé et m’a demandé : “David Bowie est-il en train d’enregistrer un nouvel album ” Je lui ai répondu : “Absolument pas !. Un peu plus tard, après avoir terminé les rough mixes, je me suis promené dans Manhattan avec un grand sourire sur les lèvres. Personne ne pouvait s’imaginer que j’étais en train d’écouter les nouvelles chansons de David Bowie dans mes oreillettes.” Ces séances ont engendré tellement de nouvelles chansons que ces titres supplémentaires et deux remixes ont été inclus dans “The Next Day Extra”.
“★ Blackstar”, l’ultime album studio de David Bowie, est sorti le 8 janvier 2016. Bowie et Visconti étaient allés voir le groupe de Donny McCaslin sur scène à New York après avoir travaillé avec lui et Maria Schneider sur le titreSue (Or In A Season Of Crime).Tony Visconti : “Le quartette de Donny n’était pas un groupe de jazz ordinaire, ses membres avaient le même niveau que les musiciens classiques des plus grands orchestres symphoniques. David m’a annoncé que ce groupe, qui comprenait Mark Guiliana à la batterie, Tim Lefebvre à la basse et Jason Lindner aux claviers, allait être celui qui allait enregistrer ★.” Chaque titre de “★ Blackstar” a été enregistré en une journée. Tony Visconti se souvient : “La première chanson était ’Tis A Pity She Was A Whore, le 7 janvier. Après deux ou trois répétitions avec David dans la cabine de chant, nous étions prêts. La première prise était parfaite. Nous avions dit à Donny que cette prise était fabuleuse. Il nous a remercié et nous a demandé : “Quelle est la chanson suivante ?” J’avais oublié que les musiciens de jazz étaient des experts de la première prise. Ce n’est pas courant chez les musiciens pop-rock. En général, il faut plusieurs heures pour obtenir une excellente prise. Par sécurité, nous avons demandé une prise supplémentaire et Donny s’est exécuté.”
Paru le jour de l’anniversaire de David Bowie en 2017, le “No Plan EP” réunissait les chansons originales écrites pour Lazarus, le spectacle Off-Broadway de Bowie, parmi lesquelles la chanson-titre Lazarus, No Plan, Killing A Little Time et When I Met You, enregistrées pendant les séances de “★ Blackstar”.
“Montreux Jazz festival” et “Re:call 6” font partie du contenu exclusif de ces coffrets. Le premier a été enregistré le 18 juillet July 2002 au prestigieux Montreux Jazz Festival. Ses 31 titres comprennent une performance intégrale (à l’exception d’un titre) de “Low”, un des albums les plus célébrés de David Bowie. Disponible sur 3-CDs et 4-LPs, “Re:call 6” contient 41 titres hors-albums / versions alternatives / faces-B et chansons de bandes originales, dont certains ne sont jamais parus au format CD ou vinyle.
Les éditions physiques de ces coffrets proposent un livre de 128 pages (pour la version CD) et 84 pages (pour la version vinyle) incluant des notes, des dessins et des paroles de chansons manuscrites inédites de David Bowie, ainsi que des photos de Sukita (auteur de la photographie de la pochette du coffret), Jimmy King, Frank W. Ockenfels 3, Markus Klinko, Mark ‘Blammo’ Adams, de la memorabilia et des commentaires techniques du co-producteur Tony Visconti à propos des albums et du graphiste Jonathan Barnbrook. Le coffret CD contient des versions replica mini-vinyle fidèles des albums originaux, et les disques seront de couleur dorée, et non pas argentée. Le coffret vinyle propose le même contenu que le coffret CD et a été pressé en vinyle audiophile 180-grammes. »
Photos : © Jimmy King, Sukita (David Bowie Archives).
David Sanborn nous a quittés dimanche dernier. Dans cette interview réalisée à Londres en 2005 pour Jazz Magazine, il se racontait comme rarement. La voici rééditée pour la première fois.
Par Fred Goaty
Londres, quartier de Portobello, vendredi 1er juillet. David Sanborn nous reçoit avec l’élégance un rien fébrile qui le caractérise dans la maison du défunt compositeur Michael Kamen, qui avait composé en 1990 un concerto-écrin pour notre hôte – les deux hommes avaient aussi travaillé ensemble sur la bande originale du blockbuster hollywoodien, L’Arme fatale (marquée dans son opus 3 par le tube planétaire It’s Probably Me, avec Eric Clapton et Sting). Le décor de la pièce où l’on s’installe pour dialoguer est furieusement baroque : tableaux, tapis, statuettes, bustes, paravents, vaisselle et vases en vrac.
Magnéto branché. Touche record…
FRED GOATY Dans votre dernier album, “Closer”, mes deux morceaux préférés, Another Time Another Place et Sofia, ont été composés par vous. Étrangement, vous n’avez jamais publié de disque entièrement basé sur vos propres morceaux…
DAVID SANBORN Je ne suis pas un compositeur très prolifique. Je publie un nouvel album à peu près tous les dix-huit mois, et je n’ai jamais trouvé que les chansons que j’avais à ma disposition suffisaient à remplir un disque entier. Et puis je fais attention à ce que mes disques soient bien équilibrés. Je porte un soin particulier aux ambiances, à la forme du disque lui-même. Mes propres morceaux ont tendance à être du genre introspectif, ils sont souvent dans la même veine. Certaines personnes savent écrire des morceaux très variés, qui expriment toutes sortes d’émotions, pas moi.
Vous en êtes vraiment sûr ?
Hmm, non, mais c’est ma perception. Le tempo intérieur de mes disques limite mes prétentions de compositeur à deux ou trois morceaux. C’est comme ça. Pour “Closer”, par exemple, c’est tout ce que j’avais de fort. Le reste ne faisait pas l’affaire.
« J’ai une aspiration à la spiritualité. Le gospel était très présent à Saint-Louis, j’ai grandi avec. Sa puissance émotionnelle est absolument irrésistible. »
“Closer” est proche de votre album “Pearls” de 1994 : on y retrouve plusieurs standards et autres classiques soul/jazz embellis par votre “voix”…
C’est vrai, même si je pense que “Closer” est plus une continuation de mon précédent disque, “Time Again” : l’approche est la même et les musiciens aussi. Mais, tout bien réfléchi, oui, « Closer » renvoie à « Pearls » : ces vieux standards et ces chansons pas tout à fa considérées comme des standards mais qui signifient quelque chose pour moi, j’ai essayé de les mettre dans un autre contexte. Il y aussi deux reprises d’Horace Silver dans “Closer”. Horace Silver a toujours été un de mes compositeurs favoris. Ses morceaux sont si lyriques, si faciles à mémoriser et surtout si funky ! Et il en a écrit tellement… Franchement, je crois qu’on peut faire carrière rien qu’en interprétant des compositions d’Horace Silver ! Opus De Funk, Song For My Father, etc., etc. Et il écrit des paroles en plus ! Si je le connais ? Un tout petit peu, je l’ai rencontré deux ou trois fois. Bien sûr, je sais que les frères Brecker ont joué avec lui : vous savez, les groupes d’Horace Silver et d’Art Blakey sont les deux références en or de la musique hard-bop-funk. Nous avons tous été inspirés par ça. Mais moi je ne suis pas assez fort pour travailler dans ce genre de contexte. Cela dit, l’un des premiers concerts auxquels j’ai assisté – j’avais 15 ans et je vivais à Saint-Louis –, c’était un concert de Silver en club, à l’époque où “Doin’ The Thing At The Village Gate” [Blue Note, 1961] venait de sortir, avec le célèbre Filthy McNasty, un morceau génial [il scatte la mélodie]. Je jouais du sax depuis quatre ans environ, je n’étais qu’un petit débutant. J’ai été assommé : il y avait Junior Cook, Blue Mitchell, Gene Taylor et Roy Brooks. La musique était si géniale que je me suis dit : « Si je pouvais avoir le même job qu’eux, ce serait vraiment fantastique. » Faire ça pour gagner sa vie, c’était le truc ultime.

Quand avez-vous senti venir le succès ?
Quand je travaillais avec Gil Evans et David Bowie en même temps. Je me souviens avoir joué avec David Bowie au Madison Square Garden. À peine le concert terminé, je prenais un vol de nuit pour Florence, avec une escale à Rome. Arrivé à Florence, j’ai pris la route pour Pérouse pour retrouver Gil Evans. Je me souviens avoir pensé : « Ouaah, ce qui m’arrive est vraiment incroyable… » C’est à cette époque [1975] que John Court, un producteur qui avait travaillé avec le Paul Butterfield Blues Band, a fait parvenir quelques-unes de mes démos à Warner Bros. Records, qui signait alors beaucoup d’instrumentistes. Je crois qu’ils ont aimé le fait que j’aie un pied dans deux mondes différents. Court a produit mon premier album, “Takin’ Off”…
…celui avec l’avion sur la pochette, comme un symbole de vos allers-retours entre Bowie et Evans…
Oui, je n’y avais jamais pensé ! En 1976, j’ai enregistré mon deuxième album, produit par Phil Ramone. Parallèlement, je jouais avec le chanteur James Taylor, qui m’avait proposé que je puisse me produire avec mon groupe – Hiram Bullock à la guitare, Roalinda De Leon aux claviers, Herb Bushler à la basse, Victor Lewis à la batterie, Juma Santos aux percussions – en première partie de son show. J’ai alors commencé à me constituer un public de fidèles. J’avais mon groupe, je pouvais jouer ma musique… Dès la fin des années 1970, j’ai considérablement ralenti mes séances de studio, je partais beaucoup plus souvent en tournée, avec divers artistes. Précision : je n’avais jamais vraiment été un musicien de studio, je ne “doublais” pas – je ne joue pas de flûte ni de clarinette… Michael Brecker et Steve Gadd ont fait mille fois plus de séances que moi ! Quand les gens disent que je suis un “musicien de studio”, je sens quelque vague condescendance, une certaine méfiance…

Mais personne ne peut nier que vous avez un son unique…
Je suis très orienté “son”. Le son, c’est votre personnalité, votre identité. Et puis le saxophone, c’est une histoire de son, non ?
Votre jeu est si “vocal” que l’on pourrait presque dire : « Sanborn est un de mes chanteurs préférés… »
Je prends ça comme un compliment ! J’ai souvent été attaqué parce que je n’exprime pas l’intégralité du vocabulaire jazz. Je comprends ces critiques : je n’ai pas ce niveau de sophistication dans mon jeu, et une partie de la communauté jazz m’en veut pour ça – c’est une histoire de territoire… Je ne suis pas là pour convaincre mes détracteurs, ni les forcer à m’aimer. Nous ne sommes que le produit de nos limites : les miennes sont notamment physiques, ma main gauche n’est pas très bonne, et si j’articule certaines choses les chromatismes me donnent parfois du souci. Tout ce que joue est relié au blues, même si j’apprécie des musiciens au discours harmonique complexe, comme Lee Konitz, et Charlie Parker évidemment – comment ne pas être influencé par Parker qui était, soit dit en passant, un immense joueur de blues ? J’aime aussi Gene Ammons, Jimmy Forrest, Cannonball Adderley et Jackie McLean, sans oublier Phil Woods – quel son, quel phrasé !
Pendant longtemps, justement, j’ai cru que c’était vous qui jouiez le solo d’alto dans Just The Way You Are de Billy Joel, alors qu’en fait c’est Phil Woods…
C’est parce que j’ai toujours essayé de sonner comme lui ! Il est si hip… Je viens d’enregistrer avec lui une émission de télévision à Chicago. Il a 74 ans, il est malade, a survécu à un cancer, et il joue encore comme un fou ! Nous avons joué un titre ensemble et, franchement, j’aurais préféré jouer mon chorus avant lui… Jouer doit l’aider à vivre – c’est comme moi, le sax m’a sauvé la vie !
Qu’est-ce que vous préférez dans votre façon de jouer ?
Je ne pense jamais à ça, et je suis mon plus sévère critique. Parfois, par accident, je peux jouer un solo bien construit, avec un début et une fin, et plutôt sur scène, parce qu’il y a moins de pression.
Vous êtes l’un des saxophonistes les plus pastichés…
Oui, plus ou moins… Enfin pas tant que ça.
Vous réagissez comme Michael Brecker, qui réfute poliment cette évidence : depuis vingt ans, son influence est énorme sur nombre de saxophonistes…
Concernant Michael, c’est vrai !
Avez-vous déjà croisé la route du “prochain” David Sanborn ?
Non, et j’espère que je ne le rencontrerai jamais ! Ce ne serait pas placer la barre très haut que de vouloir me ressembler…
Allez, pas de fausse modestie…
Non, non, ça n’a rien à voir ! Franchement : qui voudrait être le prochain David Sanborn ?

Vous avez joué avec Stevie Wonder, B.B. King, Gil Evans… Tourné et enregistré avec tant de grands artistes…
Certes. Et ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a plus beaucoup de musiciens qui tiennent vraiment à jouer dans des contextes différents. Ils préfèrent se consacrer entièrement à leur musique, et je respecte ça. Certains n’attendent même pas de faire leurs classes. Il y a sans doute une préoccupation obsessionnelle, de nos jours, de la reconnaissance et même de la gloire, au détriment du reste. J’aime la musique, c’est à elle que je me consacre, plus qu’à moi. Ce que j’espérais plus que tout quand j’ai commencé à jouer ce n’était pas de gagner le plus d’argent possible mais simplement d’avoir un bon groupe. Tout est arrivé parce que j’ai travaillé. Je ne sais pas tricher. Bon, je ne vais pas vous mentir, j’ai aussi enregistré des trucs pour des raisons strictement économiques, mais pas tant que ça – en tout cas moins que ce que mes en tout cas moins que ce que mes détracteurs prétendent… Je n’ai aucun compte à rendre à qui que ce soit ! Je me souviens que les gens sont devenus fous quand Sonny Rollins a enregistré avec les Rolling Stones. Et pourquoi pas ? Certains ont dit qu’il s’était “vendu” ? À qui ?! À quoi ?! Foutaises ! Pourquoi mettre en doute ses motivations ? Je respecte le travail des critiques, mais il ne faut jamais oublier qu’être musicien c’est très difficile ! Maintenir un niveau de créativité, c’est énormément de travail ! Merde ! On passe tous par des périodes dures. Depuis toujours, je lis partout la même phrase : « Je préférais ce qu’il faisait avant. » Que ce soit Miles Davis, Pablo Picasso ou Sonny Rollins ! En revanche, dès qu’ils meurent, là tout est bon ! Quand vous atteignez un sommet artistique, comme Miles dans les sixties avec Herbie Hancock et Wayne Shorter par exemple, c’est une chose, mais ça ne veut pas dire que votre vie s’arrête là ! “Live/Evil” [1971] est un disque monstrueux !
Et puis la musique, même fixée sur disque, change avec le temps qui passe…
Robbie Robertson m’a raconté un jour que quand il jouait avec Bob Dylan, ils étaient hués, simplement parce que Dylan jouait électrique [avec The Hawks, qui deviendront The Band]. Mais après quelque temps, et bien qu’ils n’aient absolument rien changé à leur musique, les sifflets se sont tus, les gens ont fini par accepter… Quelque chose autour de la musique avait changé. Tout le monde peut se tromper, mais enfin, relisez les critiques d’époque des disques de John Coltrane ! Et celles de “Kind Of Blue”, quand certains prétendaient que Bill Evans n’avait rien à faire là ! La vie des musiciens peut être affectée par des propos pareils… Les journalistes ne prennent pas toujours leur boulot au sérieux. Ils savent très souvent ce qu’ils vont dire avant même d’écouter le disque qu’ils doivent critiquer ! Ils écrivent souvent plus sur eux que sur la musique. Mais ne parlons plus de ça.
« Être aux côtés de Stevie, c’était vraiment fantastique. Il m’a énormément inspiré. Il peut exprimer tant d’émotions à travers sa voix. »
Parfois, j’ai l’impression que vous jouez comme un prêcheur qui, paradoxalement, ne croirait pas vraiment en Dieu…
Hmm, je crois comprendre ce que vous voulez dire. C’est encore un compliment, non ?
Oui…
J’ai une aspiration à la spiritualité. Le gospel était très présent à Saint-Louis, j’ai grandi avec. Sa puissance émotionnelle est absolument irrésistible. Gospel, jazz, rhythm’n’blues : c’est de ce tronc commun que proviennent Ray Charles et ses saxophonistes, David Newman et Hank Crawford – Hank est mon influence principale. Ce mélange, pour moi, c’est LA musique.
Pause. Début de l’acte II, où l’on propose à notre interlocuteur d’écouter un peu de musique, et plus précisément une sélection de morceaux extraits de ses propres albums ou de ceux auxquels il a contribué depuis la fin des années 1960, afin de se remémorer les moments forts d’une carrière riche en émotions polystyles, de Paul Butterfield à Tim Berne en passant par Gil Evans, BB King, Stevie Wonder et David Bowie. Touche “play” …
PAUL BUTTERFIELD BLUES BAND
Last Hope’s Gone
In My Own Dream (Elektra) 1968
Butterfield ! Mes grosses moustaches sur la photo ? Jolies, non ? C’est avec Paul que je suis devenu un vrai musicien professionnel. [Il écoute Butterfield chanter.] Sacré Paul… Je me souviens bien du studio où nous avons enregistré, c’était à New York. [Son chorus débute.] Ah, ça, c’est bien moi au saxophone, oui…
B.B. KING
Five Long Years
Guess Who (MCA) 1972
B.B. King. Je ne fais pas de solo sur celle-là je crois. [Il a raison.] Je suis au baryton, non ? Faites-moi voir la pochette. Ah non… Cela dit, je n’ai jamais pris de solo au baryton sur un disque. Je me souviens en avoir joué sur “Born To Run” de Bruce Sprinsteen, en 1975, et sur des disques de Paul Butterfield. Mais qui joue du baryton ici ? Howard Johnson ?! C’est grâce à lui que j’ai eu le gig avec Gil Evans. Je lui dois beaucoup.

STEVIE WONDER
Tuesday Heartbreak
Talking Book (Motown) 1972
Tuesday Heartbreak, Stevie ! Comment l’ai-je rencontré ? Quand Paul Butterfield a souhaité changer son approche musicale, il a décidé de se passer de souffleurs. Comme je connaissais quelqu’un qui travaillait avec Stevie Wonder, je savais qu’il cherchait un saxophoniste. Je suis allé passer une audition à New York, à l’Electric Lady Studio. Stevie était en train de finir “Music Of My Mind” [Motown, 1971]. J’ai eu le gig, comme Buzzy Feiten, le guitariste du groupe de Paul. Être aux côtés de Stevie, c’était vraiment fantastique. Il m’a énormément inspiré. Sur scène, j’avais droit à deux trois solos, sur You And I par exemple, que je jouais en duo avec lui : voix, piano et sax. C’était merveilleux. Stevie peut exprimer tant d’émotions à travers sa voix. Chaque soir, il faisait porter son Clavinet, son Fender Rhodes et ses synthés dans sa chambre d’hôtel. Ainsi, 1l pouvait jouer toute la nuit. Chaque jour – je dis bien chaque jour – il venait à la balance avec un nouveau morceau à répéter ! Pas toujours exceptionnel, pas toujours terminé, mais toujours nouveau !
DAVID BOWIE
Right
Young Americans (EMI) 1975
[Il hésite.] Je ne reconnais pas… C’est Bowie ?! Je ne me souviens pas de ce morceau. [Il regarde la pochette.] Si j’ai apporté une touche soul ? Je ne sais pas… J’espère ! Mais c’est drôle que j’aie complètement oublié ce morceau, contrairement à Fascination, une super chanson. Tiens, Luther Vandross était dans les chœurs… [Ni Sanborn ni votre serviteur ne pouvaient alors le savoir : pendant que nous parlions Luther Vandross était en train de mourir aux Etats-Unis. Son décès allait être annoncé le lendemain…] Bowie était très généreux, il nous laissait beaucoup d’espace, de liberté, tout en contrôlant parfaitement son affaire.
GIL EVANS
King Porter Stomp
There Comes A Time (RCA) 1975
Oh! Je me déteste dans ce morceau ! C’est un des pires moments de ma discographie ! Je suis nul quand je joue dans cette tonalité ! Stop !
DAVID SANBORN
Short Visit
Heart To Heart (Warner Bros. Records) 1978
Ah, là, oui, je suis fier. Le groupe sonne très bien, mon son est parfait, et l’arrangement, merveilleux et qu’on entend très bien, a été écrit par Gil. Et Don Grolnick est au piano – Don est un si grand compositeur. Il m’a écrit Lotus Blossom, une très belle chanson.
DAVID SANBORN BAND
Stranger’s Arms
Promised Me The Moon (Warner Bros. Records) 1977
Oh, mon Dieu, arrêtez ça !!! [Rires] Ce morceau est une des raisons qui m’ont poussé à arrêter de boire ! Ceux qui pensent que c’est le guitariste Danny Kortchmar [l’auteur de la chanson] qui m’a poussé à chanter se trompent : c’était bien mon idée, et une énorme erreur aussi ! J’étais si ivre quand j’ai fait ça… Si défoncé… Et en plus j’étais content de moi, je me souviens qu’après la prise, j’ai beuglé un horrible « Yeaaah ! » : c’est ça le pire ! Cette période de ma vie, hmm, difficile de la décrire… Tout ce que je peux vous dire c’est que ce n’était pas très… sain. Je n’avais pas une attitude rationnelle. Voilà. Heureusement, ce disque est épuisé depuis longtemps. [On l’informe qu’il vient d’être réédité en CD.] Oh, noon, ne me dites pas ça, quel cauchemar… [Long soupir.]
IAN HUNTER
All American Alien Boy
All American Alien Boy (Columbia) 1976
Je ne vois pas… Mais c’est Jaco Pastorius à la basse : donc c’est Ian Hunter, qui fait son Bob Dylan… [Jaco prend un bref solo.] Mon Jaco favori, c’est celui qui joue avec Joni Mitchell dans “Hejira” [Asylum, 1976]. Je joue sur son premier disque, et c’est lors de cet enregistrement que j’ai fait sa connaissance. Il était très doux, c’était un jeune type inconnu, qui débarquait de Floride, qui avait une femme et des enfants. Quelques semaines plus tard, il jouait avec Weather Report et tout a changé : il est très vite devenu totalement incontrôlable. Jaco était un grand musicien, un grand compositeur et un vrai fou – mais si fragile… Croyez-moi : évitez toute tentation chimique, si vous voyez ce que je veux dire…
TIM BERNE
Rites
Diminutive Mysteries (Mostly Hemphill) (Winter & Winter) 1993
Tim Berne, dans le disque en hommage à Julius Hemphill, avec Joey Baron, Hank Roberts… Il y avait aussi ce formidable guitariste français, Marc… Heu… Marc Doucraite ! Quel talent ! J’aime beaucoup ce disque. Par moments, on ne sait pas si c’est Tim ou moi qui joue. [Il rit en s’écoutant improviser avec Berne] Dans les années 1960, à Saint-Louis, j’avais un groupe avec Oliver Lake, Julius Hemphill et Philip Wilson. On jouait dans des cafés pas plus grands que cette pièce ! J’adore jouer comme ça, si je ne pouvais faire que ça… Les critiques de ce disque aux Etats-Unis ? Je ne me souviens pas en avoir lu. Ce genre de jazz n’intéresse pas les critiques américains.
LARRY GOLDINGS
Boogie On Reggae Woman
Whatever It Takes (Warner Bros. Records) 1995
[Les deux saxophonistes qui jouent sur cette reprise d’un morceau de Stevie Wonder sont Maceo Parker et David Sanborn.] Hank Crawford ! Non ?! Kirk Whalum ? [Après avoir été informé] Ah oui, c’est vrai, c’est un disque de Larry Goldings. C’est amusant, je crois qu’on avait enregistré live en studio nos deux chorus… Maceo m’a influencé aussi, j’ai oublié de vous le citer tout à l’heure. Je me souviens que quand j’ai entendu Cold Sweat de James Brown, j’étais en voiture et j’ai failli sortir de la route ! Yes sir, j’ai enregistré avec James Brown, et j’ai même joué avec lui sur scène…
Le grand saxophonist alto natif de Tampa, Floride, s’est éteint ce dimanche 12 mai. Fred Goaty se souvient de lui.
Vous en connaissez beaucoup des saxophonistes qui ont aussi bien enregistré avec Stevie Wonder, Gil Evans, Miles Davis, Jaco Pastorius, Donald Fagen, les Rolling Stones, Steely Dan, James Brown, Carly Simon, John McLaughlin, B.B. King, Sting, John Scofield, Mose Allison, les Eagles, Marcus Miller, Eric Clapton, Tim Berne, Elton John, Bonnie Raitt, Hiram Bullock, Larry Carlton, Esther Phillips, Billy Joel, Bruce Springsteen, Linda Ronstadt, Eddie Palmieri, Aretha Franklin, Roger Waters, Cat Stevens, Dr. John, Tommy Bolin, David Bowie, Paul Simon, les Brecker Brothers, Steve Khan, Bob Berg, Bill LaBounty, Mike Stern, Roberta Flack, Mick Jagger, Garland Jeffreys, George Benson, Paul Butterfield, Bob James, Joe Beck, Dave Grusin, Tony Williams, Larry Coryell, James Taylor, Chaka Khan et Toto ?
Moi non plus.
Si, il y en a un autre, son grand ami et frère de musique : Michael Brecker.
David Sanborn est mort hier, le dimanche 12 mai. Sur son compte Instagram, on peut lire ce message : « It is with sad and heavy hearts that we convey to you the loss of internationally renowned, six time Grammy Award-winning, saxophonist, David Sanborn. Mr. Sanborn passed Sunday afternoon, May 12th, after an extended battle with prostate cancer with complications.Mr. Sanborn had been dealing with prostate cancer since 2018, but had been able to maintain his normal schedule of concerts until just recently. Indeed he already had concerts scheduled into 2025. David Sanborn was a seminal figure in contemporary pop and jazz music. It has been said that he “put the saxophone back into Rock ’n Roll.” »
J’ai eu le bonheur de voir David Sanborn maintes fois sur scène, dès le milieu des années 1980. Un autre merveilleux fantôme jouait alors de la guitare à ses côtés, Hiram Bullock, parti, lui, il y a bien longtemps, en 2008. À ses concerts, je retrouvais beaucoup de jazzfans de mon âge – 20 ans tout au plus – qui, comme moi, avaient une profonde admiration pour lui. Les puristes n’aimaient guère ce jazz mâtiné de pop, de funk et de soul ; nous n’avions que faire des puristes.
Notre enthousiasme, notre fascination, notre amour pour sa sonorité si chantante et si puissante étaient plus forts que tout ; ses musiciens d’exception nous impressionnaient, son répertoire, truffé de compositions d’un certain Marcus Miller, c’était notre pop music instrumentale à nous : on achetait tous ses disques. On aimait tous ses disques. On aimait tous les musiciens qui jouaient sur ses disques, les plus grands des années 1970 et 1980 – la liste est trop longue, mais s’il fallait n’en citer qu’un, ce serait évidemment Marcus Miller, qui lui offrit tant de compositions mémorables, sans parler de ses talents de bassiste et de producteur.

Quelques années plus tard, en 1992, j’ai eu le privilège de l’interviewer une première fois pour Jazz Magazine. Il venait de publier l’un de ses meilleurs disques, “Upfront”, celui avec cette incroyable reprise de Ramblin’ d’Ornette Coleman. Je lui avais, je m’en souviens, dit toute mon admiration et, dès lors, nous étions restés en contact d’une manière ou d’une autre.
En 2005, j’étais allé à Londres pour la sortie du magnifique “Closer”. Interview promo ? Pas le genre du monsieur. Nous avions traversé une petite partie de sa discographie qu’il commentait en réécoutant quelques disques auxquels il avait contribué – Gil Evans, Paul Butterfield, Stevie Wonder, David Bowie, Ian Hunter, Larry Goldings, Tim Berne… –, et bien sûr les siens. Un moment inoubliable pour une cover story Jazz Magazine (n° 563, octobre 2005).

Plus tard encore, des conversations sans fin au bar de son hôtel parisien préféré, La Trémoille ; des ballades dans la Capitale pour écumer les magasins de disques (il cherchait des vieux Sidney Bechet avec Muggsy Spanier) ; des concerts dans des grandes salles, des festivals, des clubs (comme au Duc des Lombards), des émissions de télé (One Shot Not de Manu Katché)…
Ces dernières années, David Sanborn s’était fait plus rare. “Time And The River”, paru en 2015 et produit par Marcus Miller, restera comme l’ultime opus d’une série – culte – qui avait démarré quarante ans plus tôt avec le bien nommé “Takin’ Off”, auquel avaient succédé une kyrielle d’albums, dont le merveilleux “Straight To The Heart” de 1984, disque-phare de toute une génération ; elle pleure son sax heroe qui avait traversé tant d’épreuves dans la vie – la polio a failli l’emporter dans sa jeunesse et, plus tard, les excès des années 1970 aussi –, et qui n’avait jamais oublié que c’est en voyant Hank Crawford jouer avec Ray Charles qu’il eut une révélation.
David Sanborn était très sévère, voire impitoyable avec lui-même. Il avait tort ! En son for intérieur, il savait bien que tout au long de sa carrière il avait touché des millions d’amateurs de musique. Mais l’humilité, cet orgueil des grands angoissés, n’était pas la moindre de ses qualités. Il nous manquera. Non : il nous manque déjà beaucoup.
PS : Nous republierons très bientôt ici-même le grand entretien réalisé en 2005 à Londres
Photos : X/DR