Début 2019, le contrebassiste Barre Phillips, qui vient de nous quitter, avait dialogué avec l’un de ses grands admirateurs, son confrère Claude Tchamitchian. Un entretien croisé réalisé par Stéphane Ollivier lors du festival Les Émouvantes de Marseille.
Stéphane Ollivier En 1968, Barre Phillips, vous enregistriez “Journal Violone”. Vous souvenez-vous de la genèse de ce projet ?
Barre Phillips C’était le fruit du hasard, je n’avais absolument pas l’intention de faire un disque en contrebasse solo ! Un de mes amis compositeur américain m’avait appelé pour travailler sur une composition électro-acoustique – à l’époque, le monde de la musique contemporaine était très ouvert, on commençait à s’intéresser à des instruments un peu méprisés comme la contrebasse. Je me suis donc retrouvé dans une église avec un ingénieur du son, et là, je me suis laissé aller, j’ai joué pendant une heure et demie en cherchant à explorer toutes les potentialités de l’instrument. Quand mon ami a entendu le résultat, il a trouvé ça tellement incroyable qu’il a refusé de l’utiliser pour lui et m’a proposé de le sortir tel quel sur son propre label ! Ce disque venait ponctuer un long processus d’émancipation de la contrebasse entamé depuis le début des années 1960.
Claude Tchamitchian Je pense exactement la même chose ! Barre possédait les fondamentaux, au niveau du tempo notamment, mais avait déjà une conception très élargie qui ne se limitait pas aux fonctions traditionnelles auxquelles le jazz assignait encore la contrebasse.
Barre Phillips J’ai toujours eu un pied dans le jazz et l’autre dans le classique. Ma chance est d’avoir été autodidacte, et d’avoir ainsi échappé aux censures de l’éducation traditionnelle. Honnêtement, je ne pense pas avoir jamais cherché “ailleurs”. J’étais juste intéressé par ce qui se passait autour de moi…
Claude Tchamitchian Mais Barre, ce disque a marqué son époque, c’était quand même le premier du genre !
Barre Phillips Il ne s’est vendu qu’à 300 exemplaires aux Etats-Unis, pas plus… Ce n’est que cinq ans plus tard, suite aux rééditions européennes [“Journal Violone” a été réédité sous d’autres titres en Angleterre et en France, NDR] que j’ai commencé à constater que ce disque avait touché des gens un peu partout dans le monde…
Claude Tchamitchian Je me souviens qu’en 1975, j’avais 15 ans, l’époque des premiers grands chocs artistiques, et j’ai été ébloui quand j’ai découvert ce solo ! Quand j’en parle aux contrebassistes de ma génération, nous sommes tous unanimes pour considérer “Journal Violone” et “Amir” d’Henri Texier comme des pierres de touche dans l’histoire de la contrebasse jazz. Je parle de ça, et pourtant à l’époque je ne jouais pas : j’ai pris ma première basse à 20 ans, cet émerveillement était purement auditif. À cette époque, j’écoutais principalement du rock, mais via “Africa Brass” de John Coltrane, j’avais commencé à m’orienter vers le jazz. Mon initiation à cette musique s’est faite à travers la contrebasse par une suite d’illuminations : Paul Chambers dans le quintette de Miles Davis, Jimmy Garrison dans le quartette de Coltrane, Charles Mingus… “Journal Violone” a eu ce même effet sur moi. C’était inouï pour moi, qui était alors en pleine période de découverte et n’avait pas beaucoup de références… Je me suis senti littéralement transporté dans un nouveau monde, sans aucun code pour le déchiffrer. Je suis persuadé que ça a décidé de ma vocation.
Stéphane Ollivier Et vous, Barre, cette expérience du solo a-t-elle été l’amorce d’un nouvel élan dans votre carrière ?
Barre Phillips Suite à “Journal Violone”, le metteur en scène de théâtre Antoine Bourseiller, avec qui je travaillais à l’époque au sein d’un quartette composé de Marion Brown, Steve McCall et Gunter Hampel, m’a proposé de continuer de collaborer avec lui sur un nouveau spectacle, mais cette fois en solo. J’ai profité de cette situation pour continuer d’expérimenter ce travail sur l’instrument. J’étais sur scène, non amplifié, parfois éclairé, parfois non, et c’est moi qui décidais des moments où je devais jouer, et de la durée des interventions. Je ne parlais pas encore français à l’époque, je ne comprenais pas le sens du texte, je ne
travaillais que sur les rythmes et les sons de la langue. Je proposais chaque soir quelque chose de différent, c’était passionnant. Après ces représentations, Bourseiller m’a organisé une petite tournée en solo dans le réseau des maisons de la culture. Mon programme se composait alors en partie de pièces écrites, notamment du Jean-Sébastien Bach, et en partie d’improvisations. Je n’étais pas encore en mesure de proposer une heure d’improvisation totale. Mais le processus était lancé, et il allait de fait prendre de plus en plus de place dans ma vie. Tout cela m’a ouvert sur mes mondes intérieurs.
Stéphane Ollivier Claude, quand vous vous êtes finalement décidé à enregistrer à votre tour en solo, quels étaient vos références ?
Claude Tchamitchian Les trois contrebassistes qui m’ont le plus marqué dans ma vie sont Barre, Dave Holland et Henri Texier. Au-delà de leurs différences, ce qui m’attirait chez eux, c’était leur approche orchestrale de l’instrument. Dès mon premier disque solo, “Jeux d’enfants”, je me souviens avoir cherché à travers des pièces très courtes différentes façons d’être mélodique, en mettant en oeuvre une deuxième voix d’accompagnement dans une perspective orchestrale. Il m’aura fallu un certain temps pour arriver au deuxième solo, “Another Childhood”, mais il peut s’entendre comme une sorte d’aboutissement de cette esthétique. Le nouveau solo qui vient de sortir rompt avec cette tradition, et a pour ambition d’expérimenter un langage qui m’est vraiment personnel…
Stéphane Ollivier À l’aune de vos deux derniers disques en solo, comment jugez-vous l’évolution de ce “langage personnel” ?
Barre Phillips Ça faisait quinze ans que je n’avais pas enregistré en solo, et j’ai senti que le moment était venu de le faire une dernière fois avant de ne plus en avoir la force. Pour “End To End”, j’ai beaucoup travaillé en amont, mais une fois en studio je me suis aperçu que tout ce que j’avais prévu ne correspondait plus du tout avec qui j’étais aujourd’hui. Avec Manfred Eicher [le producteur d’ECM, NDR], nous sommes allés à l’essentiel. En quelques heures, j’ai enregistré une douzaine de pièces courtes totalement improvisées que Manfred a organisées avec un sens de la dramaturgie extraordinaire. Avec l’âge, je crois avoir compris que la musique que l’on joue correspond autant à ce qu’on a envie de faire qu’à ce que l’on est capable de faire. C’est ce travail intime – et jamais terminé – qu’on peut nommer “langage personnel”…
Claude Tchamitchian J’ai moi aussi fait considérablement évoluer mon approche pour “Spirit”. Jusqu’à maintenant, quand je composais, j’avais une idée générale qui prenait corps en un lent work in progess. Mais pour la première fois, j’ai entendu dans les moindres détails un univers sonore cohérent, et mon travail a consisté à trouver comment le traduire à la contrebasse. Je me suis vite rendu compte que j’entendais des intervalles, qu’il était impossible de jouer avec une basse traditionnelle, et qu’il fallait que j’innove dans mon langage en changeant ma façon d’accorder l’instrument et mes techniques de jeu. C’est en ce sens qu’“In Spirit” est vraiment une étape essentielle dans ma maturation personnelle.
Photos : François Guéry, X/DR.
Sylvain Luc vient de nous quitter. Brutalement. Emporté par une crise cardiaque. Il aurait du fêter ses 59 ans dans quelques semaines, le 7 avril.
C’est un choc terrible et une perte immense, pour la musique comme pour tous ceux qui le connaissaient. Car plus qu’un guitariste virtuose, Sylvain était avant tout un musicien pur et complet. Un improvisateur né, capable de prendre n’importe quelle mélodie pour la transformer immédiatement en symphonie en restant toujours guidé par l’émotion. Il jouait aussi naturellement que nous parlons, mais en mieux. Son inventivité n’avait d’égales que sa curiosité et son humanité.
Il laisse une trace impérissable à travers une riche discographie. Mais c’est sur scène, en direct, dans l’instant, qu’il savait nous transporter par sa magie.
Toutes nos pensées vont à Marylise, sa compagne, à sa famille et à ses nombreux amis. Félix Marciano
« J’aurais aimé savoir jouer comme Sylvain Luc, mais j’en suis incapable »
Allan Holdsworth à Félix Marciano
En décembre 2020, Sylvain Luc, qui venait de publier son magnifique album en solo “By Renaud Létang”, avait répondu aux questions de Félix Marciano. Revoici cet entretien, le dernier, hélas, de Sylvain pour Jazzmag…
Sylvain Luc, un guitariste en chanteur
Le nouvel album du guitariste Sylvain Luc surprend par sa forme très éloignée des canons du jazz. Et pour cause: il a été conçu en duo avec Renaud Létang, réalisateur bien connu dans le monde de la pop et de la chanson. Retour sur la genèse d’un disque inventif et addictif.
Jazz Magazine Racontez-nous la génèse de “By Renaud Létang”, votre nouvel album…
Sylvain Luc Le fondateur de Just Looking Productions, Alexandre Lacombe, avec qui je travaille depuis longtemps, est à la base de ce projet. Quant à Renaud Létang, je le connaissais déjà un peu, j’avais fait une séance avec lui il y a plusieurs années, et j’ai immédiatement été séduit par l’idée. Au départ, je pensais faire un album d’improvisation totale, en partant d’une page blanche. Mais Renaud a souhaité prendre une direction radicalement différente, et m’a d’emblée demandé de composer une quinzaine de titres courts, au format chanson, avec une trame mélodique forte. Il n’avait pas d’idée préconçue, mais il souhaitait mettre en avant le “chant” de la guitare, me positionner comme un chanteur. Il voulait épurer au maximum, ne garder que l’essentiel et, surtout, dégager une véritable identité pour chaque morceau, avec un chant fluide et pur. Sur ses conseils, j’ai donc enregistré très rapidement des ébauches à une ou deux guitares avec Garage Band, une application sur mon téléphone, puis nous avons fait une sélection pour n’en garder qu’une partie.
Comment avez-vous travaillé ensuite ?
Au début, il était question d’inviter d’autres musiciens, comme Steve Gadd, et même d’ajouter des cordes. Mais quand je suis arrivé au studio avec mes pédales d’effets, Renaud a adoré les sons que j’en tirais. Et quand il a vu que je pouvais jouer de la basse, faire des nappes et d’autres choses, il m’a dit : « On ne va appeler personne, tu vas tout faire tout seul ! » Du coup, j’ai joué avec des effets et du synthé piloté à la guitare, mais aussi quelques notes de piano, et toutes les basses. J’ai d’ailleurs utilisé les modèles qui étaient au studio, des Gibson avec des cordes complètement vidées, certaines à filet plat, parfois en jouant au médiator, ce que je ne fais jamais. Ces basses ont un son très particulier, à la fois précis, rond et chaud. Un son “non répertorié”, intemporel, unique. On l’entend très bien sur Boléro langoureux, par exemple. J’ai bien sûr apporté quelques guitares, mais j’ai aussi utilisé celle de Thomas Moulin, l’assistant de Renaud, un modèle chinois à bas prix qui traînait là. Je l’ai prise lors d’une pause, pour me changer les idées avec une improvisation. Ce n’était pas prévu, mais Renaud l’a enregistrée sur le vif. Il a craqué dessus, et nous l’avons gardée sous le titre Pensée nomade, comme une virgule dans l’album, une petite touche “bio”. À l’écoute, personne ne peut deviner qu’il s’agit d’un instrument d’entrée de gamme ! C’est dire à quel point Renaud est bon pour le son. D’ailleurs, il a eu une manière très particulière de prendre les guitares. Elles ont presque toutes été enregistrées en direct dans la console, sans passer par un ampli, avec un son naturel, sans aucune réverbération. Renaud souhaitait qu’elles soient “devant” dans le mix, comme la voix d’un chanteur, toujours, pour mettre la mélodie en valeur. C’est très inhabituel, mais le résultat est là…
Des méthodes de travail assez particulières donc…
Oui. Mais tout s’est fait dans l’échange permanent, chacun nourrissant l’autre. Ainsi, sur Indie souvenirs, je n’aimais pas mon chorus de guitare. En me branchant sur le synthé, j’ai trouvé un son de steel drums qui m’a inspiré et libéré. Renaud a aussitôt validé l’idée et nous l’avons gardée. D’autres fois, c’est lui qui m’orientait vers des pistes que je n’aurais pas explorées seul. En fait, nous avons testé beaucoup de choses, avec un côté expérimental et même ludique : nous nous sommes énormément amusés, et il y a une bonne dose d’humour dans cet album. Surtout, nous avons pris tout notre temps. L’album a été réalisé en 2018, tout au long de l’année, par petites touches, quand Renaud et moi étions disponibles. Il fallait prendre rendez-vous, mais, par chance, j’habite à proximité du studio Ferber, l’antre de Renaud, ce qui a facilité les choses. Ce travail en pointillés nous a laissé beaucoup de temps pour mûrir les idées et les morceaux, tout en conservant leur fraîcheur. Cela change des enregistrements habituels où tout est bouclé en quelques jours, sans recul.
Qu’avez apprécié dans cette collaboration ?
C’est la première fois que je travaille de cette façon, avec un vrai réalisateur totalement impliqué dans la musique, avec une réelle vision artistique. En général, en studio, c’est toujours à moi de diriger, de faire des choix. Là, je me suis complètement laissé porter. Et c’est très agréable ! Thomas s’occupait des détails techniques, et Renaud se concentrait sur la musique. Il a une intensité d’écoute incroyable. Et très rare, y compris chez des musiciens. Il était vraiment connecté à la musique. Il est intervenu dans les structures et le choix des sons, et j’ai suivi ses consignes et ses conseils, sachant qu’il a toujours une vision précise du résultat final. J’étais totalement en confiance. Pour autant, Renaud n’est pas enfermé dans des dogmes, il a des doutes : et j’aime ça, car il n’y a rien de pire que les gens pétris de certitudes ! Il s’est même demandé si mon public habituel n’allait pas être un peu perturbé par l’absence de moment de bravoure sur le disque. J’ai trouvé son inquiétude légitime, car c’est important sur scène : les gens qui assistent à un spectacle aiment être éblouis, émerveillés. Et il est vrai que, parfois, mes doigts vont plus vite que ma pensée… Mais je cherche à éviter ce défaut au maximum, car la seule véritable prouesse est dans l’émotion, pas dans l’exploit circassien. Renaud se moque complètement de la virtuosité, il a d’autres repères, d’autres valeurs. Il me disait souvent : « Il y a beaucoup de musique dans cette note. » Il entend la musique, dans le sens de comprendre. Et c’est exactement ce que je recherchais.
Renaud Létang a donc eu un rôle majeur dans cet album, bien au-delà de la technique.
Oui. Il m’a aidé à habiller ma musique. À la présenter différemment. C’est toujours moi, mais sous un nouvel angle, avec d’autres habits. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi d’intituler cet album “By Renaud Létang”, comme une forme de clin d’œil aux signatures des grands couturiers. Plus qu’une collaboration, c’était une véritable connexion. Et c’est le plus important. Exactement comme avec un autre musicien. En fait, c’est comme si Renaud avait joué du Sylvain Luc !
Est-ce un album risqué ?
Le fond n’est pas nouveau. C’est juste la forme qui change. C’est vrai, il y a toujours le risque de ne pas plaire, de perdre du public quand on change quelque chose. Mais j’aime surprendre. Et, surtout, me surprendre ! J’aime m’écarter du chemin tracé, chercher, explorer, essayer, quitte à me planter. J’aime jouer. C’est pour cela que j’adore autant l’improvisation, sans préméditation. J’aime jouer ce que je ne connais pas encore. Il faut savoir faire confiance à son instinct, à son intuition. Laisser la musique venir d’elle-même, s’écrire dans l’instant. Je crois que j’ai su préserver mon regard d’enfant, garder cette curiosité naturelle intacte, quand tout semble possible. Elle s’est peut-être même décuplée avec le temps et les expériences. Oui, c’est toujours un risque, mais c’est de cette façon que l’on avance, que l’on se découvre soi-même, y compris quand on se trompe. Bien sûr, on peut toujours jouer ce que l’on maîtrise parfaitement, c’est plus rassurant. Mais j’ai besoin de cette éternelle fraîcheur.
Vos prochaines aventures ?
La reprise des concerts dès que ce sera possible, car beaucoup ont été annulés avec la crise sanitaire. Un deuxième album en duo avec Marylise [“Florid”, NDR], ma compagne, qui est une formidable guitariste. Et la sortie d’un album chanté enregistré il y a deux ans aussi, avec Dédé Ceccarelli, mon ami et mon modèle, que j’admire plus que tout, Hadrien Féraud à la basse, Pierre Bertrand pour les arrangements de cordes, et les chanteurs Walter Ricci, Alex Ligertwood, Sly Johnson, Richard Bona et Bastien Picot. De quoi surprendre encore, j’espère…
Photo : X/DR
Repères
1965 Naissance le 7 avril à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques).
1969 Débuts à la guitare avant d’étudier le violon et le violoncelle au conservatoire de Bayonne.
1982 Lauréat du festival de jazz de San Sebastian avec son groupe de jazz progressif Bulle Quintet.
1993 “Piaia”, premier album sous son nom, et en solo.1999 Album “Duet” en duo avec Biréli Lagrène.
2000 Création dutrio Sud avec André Ceccarelli et Jean-Marc Jafet.
2009 Concert et vidéo à la salle Pleyel avec Michel Legrand.
2011 Prix Django Reinhardt décerné par l’Académie du jazz.
2012 Concert à la salle Pleyel avec Richard Bona, André Ceccarelli,Thierry Eliez et Biréli Lagrène.
2016 “Intranquille”, improvisé en public avec Bernard Lubat.
2019 “D’une rive à l’autre”, en duo avec sa compagne Marylise Florid.