
Mike Zwerin (1930-2010) portait volontiers le chapeau mais était connu à Paris pour sa double casquette de journaliste-écrivain et tromboniste. New-Yorkais, étudiant à la High School of Music and Art, il avait participé à l’âge de 18 ans à une jam session au Minton’s. On était en 1948 et, Miles Davis qui passait par là l’avait invité à se joindre le lendemain à une répétition : il s’agissait du fameux nonette que Miles était en train de constituer pour les premiers concerts septembre 1948 au Royal Roost. Il figure ainsi sur l’enregistrement radio du 4 septembre 1948 mais sera rapidement remplacé par un certain Ted Kelly puis, pour les séances Capitol, par Kai Winding ou J.J. Johnson. Après quoi on suit sa trace dans les discographies de Claude Thornhill (années 1950), Maynard Ferguson, Bill Russo, les différente émanations orchestrales de l’Orchestra of USA créé par John Lewis et Gunther Schuller, doublant souvent dans le années 1970 à la trompette basse. En 1967, il figure sur “The Magic of Ju-Ju” d’Archie Shepp. Il réapparaît en 1977 en Europe dans une Trumpet Machine (Franco Ambrosetti, Palle Mikkelborg, Kenny Wheeler, Jon Faddis, Woody Shaw), puis dans le Concert Jazz Band de George Gruntz.

Résident à Paris, il trouve alors sa place dans le Celestial Communications Orchestra d’Alan Silva et monte un trio avec Christian Escoudé et Gus Nemeth (“Not Much Music”), puis apparaît en 1980 sur le premier disque de Michel Petrucciani, avec Louis Petrucciani et Aldo Romano. Faute d’avoir gardé quelque souvenir de ses qualités instrumentales (il jouait ce soir-là de la trompette basse), je garde en mémoire une silhouette d’Américain à Paris, qui faisait autorité comme journaliste, ancien de Village Voice, correspondant de Down Beat et de l’International Herald Tribune.

La réputation de Glenn Ferris était toute autre. Je découvrais alors son existence comme associé au Dolphin Orchestra du saxophoniste Jean-Pierre Debarbat qui venait de se métamorphoser en Collectif de la Planète Carré, fidèle à Olivier Hutman, Frédéric Sylvestre et Jacques Vidal. À l’été 1980 était paru sous le nom de Glenn Ferris “A Live (with Collectif Planete Carré)” et l’arrivée de ce tromboniste sur la scène parisienne avait suscité un certain émoi.

Les connaisseurs avaient déjà repéré son nom au sein du big band de Don Ellis dès 1968, alors âgé de 18 ans (“Autumn”), avec lequel il fit ses premiers pas sur le territoire français à l’occasion du concert d’Antibes-Juan-les-Pins de cette même année 1968. Par la suite, on l’avait remarqué parmi la section de vents de Billy Cobham au coude-à-coude avec les Brecker Brothers (“Total Eclipse”, 1974 ; “A Funky Thide of Sings”, 1975). On savait moins qu’il figurait parmi le pléthorique effectif du “Grand Wazoo” de Frank Zappa et qu’il avait tourné en 1972 au sein de la version subséquente des Mothers of Invention surnommée “Petit Wazoo”. En 1979, il inaugurait les débuts discographiques de Tim Berne (“The Five-Year Plan”). Et Paris découvrait désormais ce tromboniste à l’expressivité mingusienne.

Faute de souvenirs précis (ils sont encore moins précis que la définition de ces quelques clichés scannés directement d’après négatifs), la rythmique mérite aussi quelques commentaires. À la guitare, André Condouant est une figure du jazz antillais. Né en 1935 à Pointe-à-Pitre (mort en Guadeloupe en 2014), contrebassiste de Robert Mavounzy, il s’est fait connaître à Paris à partir de 1957 auprès d’Al Lirvat ; puis passé à la guitare, il rejoint l’orchestre “typique” de Benny Bennett et commence à fouler les scènes du jazz avec l’organiste Lou Bennett. Vivant à Stockholm puis Berlin Ouest on l’aura entendu auprès de Dexter Gordon et Art Farmer, puis de retour en France avec Griffin. Sur le label guadeloupéen Debs, il enregistre son premier disque en 1970 entouré d’Eddy Louiss, Percy Heath et Connie Kay (“Brother Meeting” où son Blues For Wes honore son ascendance) et réitère en 1979 avec Richard Raux, Michel Graillier, Sylvain Marc, Tony Rabeson et Jean-Pierre Coco (“Happy Funk”). En 1981, il est à quelques mois de son troisième disque qui inaugure un partenariat régulier avec Alain Jean-Marie (“André Condouant”, accompagné de Patrice Caratini et Oliver Johnson).

Quant à Jacques Vidal (ici hors champ de mes clichés) et Éric Dervieu, c’est la génération montante. Ils viennent de collaborer sur le disque “2 +” (soit Frédéric Sylvestre-Jacques Vidal + Éric Lelann-Éric Dervieu) et on ne cessera de les entendre, Jacques Vidal souvent sous son nom, Éric Dervieu auprès René Urtreger qui lui restera fidèle, mais aussi notamment au sein du trio Sellin/Del Fra/Dervieu (“Happy Meeting”).
C’était le seul concert annoncé ce jeudi 26 mars 1981 dans les pages programmes de Jazz Magazine hors la rubrique “club” où figuraient le Quatuor de Saxophones (Jean-Louis Chautemps, François Jeanneau, Philippe Maté, Jacques Di Donato) à la Chapelle des Lombards ; le duo “Cara-Fosset” (Patrice Caratini et Marc Fosset) au Petit Opportun ; le Funky Jazz Quartet de mon ami le guitariste Giles Ventadour (René Gervat, Raymond Delage qui était probablement le leader et Bernard Planchenault) comme tous les mardis et jeudis au Ramada Hôtel de Vélizy 2 ; Est-ce bien raisonnable ? (trio dont le saxophoniste était Thierry Maucci et qui signait cette année-là son seul et unique disque) au Doyen de Montpellier.
Que n’ai-je prolongé mes émotions trombonistiques ce soir-là au Caveau de la Montagne avec René Urtreger, le contrebassiste Luigi Trussardi et un autre grand tromboniste : Luis Fuentes. Franck Bergerot
“One Size Fits All”, chef-d’œuvre impérissable de Frank Zappa et de ses Mothers Of Invention revient dans une édition “50th Anniversary” qui fera date.
Par Fred Goaty
Avec “Hot Rats”, “Roxy & Elsewhere”, “Over-Nite Sensation’, “Apostrophe (’)” et “Sheik Yerbouti” – liste non-exhaustive –, le bien nommé “One Size Fits All” figure dans le panthéon personnel de la plupart des admirateurs de Frank Zappa. Un demi-siècle après sa parution, le voici enfin réédité dans les règles de l’art : ces nombreuses session outtakes et vault oddities procurent pour la plupart des émotions incomparables.
Grâce à ces pépites, on voyage comme dans une dimension parallèle, on découvre un autre “One Size Fits All”, avec des versions plus longues, des mixages différents, des paroles différentes, des soli du Maestro jamais entendus… Tout un univers en évolution, en mutation, en construction : en expansion.
Aux côtés de F.Z., un groupe inégalable – et inégalé – pour jouer sa musique, plus jubilatoire et décomplexée que jamais : Napoleon Murphy Brock (saxophone ténor, flûte, chant), Ruth Underwood (percussions), George Duke (claviers, chant), Tom Fowler (basse électrique), Chester Thompson (batterie), plus Johnny Guitar Watson (chant), Don Van Vliet, alias Captain Beefheart (harmonica) et James “Birdleg” Youman (basse électrique) sur quelques titres.

Si la magie de ce coffret opère, c’est sans doute parce que l’on connaît tous par cœur “One Size Fits All” depuis des lustres, et qu’en découvrir ainsi une version alternate à travers près de vingt inédits jette une lumière saisissante sur cette musique à nulle autre pareille.
Ainsi, à l’album original dans son remix de 2012 s’ajoutent notamment des fascinants Rough Mixes d’Inca Roads et de Florentine Pogen, un fabuleux Old Mix de Po-Jama People (le Maestro est en feu à la six-cordes), trois versions de Sofa (No. 1 ou No. 2) ou encore une session outtake d’Evelyn, A Modified Dog en gestation, où l’on entend le F.Z au travail. Somme inouïe qui devrait ravir tout à chacun.

Et pour faire bonne mesure, les CD trois et quatre contiennent un formidable concert enregistré à Rotterdam le 28 septembre 1974. Vous en avez déjà écouté plusieurs de cette année merveilleuse ? Celui du second volume de “You Can’t Do That On Stage Anymore” par exemple ? Félicitations, mais celui-ci arrivera encore à vous surprendre, ne serait-ce qu’en découvrant la Part 2 de Dupree’s Paradise, où le Maestro esquisse déjà les contours de son sublime instrumental Zoots Allures…
Quant au copieux livret, il contient notamment un bouleversant témoignage de Ruth Underwood, qui fit ses adieux à Zappa peu de temps après les séances d’enregistrement au Caribou Studios – vous comprendrez mieux pourquoi en les lisant.
PS : Le blu-ray principalement audio (Dolby Atmos, Dolby True HD 5.1, 192k24B & 96K24B Stereo, autant d’écoutes immersives assez impressionnantes) contient deux extraits du fameux-fabuleux show TV “A Token Of His Extreme” (27 août 1974), Inca Roads et Florentine Pogen. Est-ce à dire que l’on est en droit d’espérer une sortie prochaine en blu-ray ? Croisons les doigts…
COFFRET Frank Zappa And The Mothers Of Invention : “One Size Fits All 50th Anniversary” (4 CD + 1 blu-ray Zappa Records / Universal, sortie le 24/10. Un grand merci à Valérie Lefebvre).
Photo : © Sam Emerson.

Trois jours de Zappa et des milliers de spectateurs. C’était un peu Woodstock sans la pluie. Sous le soleil exactement et dans la chaleur des retrouvailles avec Tanino Liberatore, Ike Willis, Bunk Gardner, Ali Askin (collaborateurs de Zappa à différentes périodes de son parcours), l’Ensemble Intercontemporain et bien sûr 200 Motels, événement attendu comme un coffret de Roxy Performances sous le sapin de Noël.
C’est le vendredi 28 septembre que la Salle des Conférences de la Philharmonie ouvrit ses portes au public des Zappamoureux venu assister aux exposés et interventions diverses d’une trentaine de Zappologues instruits de Big Note, de Continuité Canine, de doo-wop, de jazz, de musiques savantes, de cinéma de série B, de xénochronie, tous maniant les outils de la Grande Structure avec le sérieux d’un enfant qui joue. Sans oublier la fécondité de l’audience participation toujours bien inspirée par le souvenir du Garrick Theater, laboratoire le plus Dada après celui du Cabaret Voltaire.
Le Garrick Theater, justement, j’eus la chance de questionner Bunk Gardner, le souffleur des Mothers Of Invention à propos de cette résidence où les légumes prenaient la parole, où des mariages célébrés sur scène étaient immédiatement profanés par les notes de Louie Louie. Je crus à un moment qu’il ne pourrait aller plus loin dans la remontée des souvenirs tant son cœur grossissait de larmes. Nous pouvions être fiers, Pacôme Thiellement et moi, d’avoir approché de si près Ike Willis parlant de Frank comme d’un Grand Frère. Il avait accompagné Zappa jusqu’à ses derniers jours, jusqu’à ce que celui-ci lui demande de prendre soin de sa musique et de continuer à la faire vivre.

Avec Ike Willis et Bunk Gardner
Durant ces Riches et Belles Heures de Zappologies colorées de points de dentelles par Ben Watson, Paul Carr, Andy Hollinden, Manuel de la Fuente, Manu Eveno, Pierrejean Gaucher, Frédéric Maurin, Juliette Boisnel et tant d’autres Zappamoureux et -reuses, le temps a tout simplement cessé de couler. Les aiguilles tombaient des montres. Le pape Grégoire ravalait son calendrier et on le vit se faire symboliquement décapiter dans un film de Pacôme Thiellement et de Thomas Bertay, Stupor Mundi, seule démonstration en paroles et en images de l’antériorité des Freaks sur les Hippies.
Bien sûr, il y eut Yellow Shark (ou plutôt un programme incluant Get Whitey, Dog Breath Variations, Intégrales d’Edgar Varèse, For Your Eyes Only de John Zorn …), interprété par l’Ensemble Intercontemporain sous la direction de Mathias Pinscher. Ce n’était pas à proprement parler une lecture du disque éponyme, dès lors que trois pièces se rapportaient au Perfect Stranger. Néanmoins, la version speed de G-Spot Tornado jouée (et rejouée) en coda enfonçait ce clou : Zappa est une machine à frissons. L’Ensemble Intercontemporain glissant dans son répertoire une pièce de John Zorn (parfois mis en rapport avec le Père de l’Invention), on put constater que partout où Zappa pratique le collage, on ne voit jamais la colle. Zorn montre au contraire un sens appliqué de la juxtaposition des styles sans jamais parvenir à les hybrider.

L’Ensemble Intercontemporain
Impression générale : travail soigné, impeccable – un peu scolaire tout de même. Dupree’s Paradise, l’un des titres de Zappa générant la fameuse chair de poule nous laisse un peu de marbre. Cela est assez lisse. Où sont passées les aspérités ? Ne boudons pas notre plaisir, ce n’est pas tous les jours que l’Ensemble Intercontemporain reprend Zappa. On se souvient du concert du Théâtre de la Ville, en janvier 1984, où il fallut le tirer par la manche pour qu’il aille saluer le public. Il le fit mais avec une résistance qui traduisait que le moment n’était pas encore venu où sa musique serait jouée comme il l’entendait. À la Salle des Concerts de la Cité de la Musique où était donné le programme Yellow Shark, la moitié du public se leva pour saluer l’effort. Zappa aurait probablement apprécié.
200 Motels fut projeté et celles et ceux qui ne l’avaient jamais vu furent assez scotchés. Ce drôle de truc cinématographique, vaguement issu des expérimentations de Dziga Vertov et de Jonas Mekas – comme le montrerait brillamment l’essayiste hispanique Manuel de la Fuente – tenait toujours la route. On continuait de se laisser embarquer de motel en motel, visitant dans une certaine mesure les 200 que les Mothers Of Invention avaient fréquenté durant les années précédant le tournage du film en 1971. Zappa était rigoureusement formel sur leur nombre. Il affirmait en avoir conservé les clés.
Mais l’événement qui, le dimanche 30 septembre, à 16h, fit affluer tous les enfants de Zappa venus de Paris et de sa banlieue (et peut-être même de beaucoup plus loin que Bécon-les-Bruyères), c’était assurément 200 Motels – The Suites, spectacle total (théâtral, opératique, musical, cinématographique, dada) donné un peu plus de huit jours plus tôt au Zénith de Strasbourg dans le cadre du Festival Musica. Avec Frédéric Goaty, nous étions d’accord : ce show mis en scène par Antoine Gindt était une réussite. Et ne cessa pas de l’être dans la Grande Salle Pierre Boulez de la Philharmonie à l’acoustique incomparable. Nous avions donc tout à gagner à se retrouver là. Paris sera toujours Paris – et c’est un Finistérien qui le dit.

200 Motels – The Suites
Passée la présentation de Larry The Dwarf par L’Animateur TV sur les accents vibrants de l’Overture, la machine à frissons se mit à tourner. Un dispositif associant l’Orchestre philharmonique de Strasbourg (dirigé par Léo Warynski) aux HeadShakers, le chœur des Métaboles aux Percussions de Strasbourg, le filmage en direct par les caméras de Philippe Béziat et les smartphones des acteurs, chanteurs, cantatrices, performeurs, dans un montage astucieux d’éléments scopiques et soniques du meilleur goût – Zappa comme Francis Picabia penchait plutôt du côté du mauvais goût. Ce fut là notre plat de résistance. Un plat fait de savoureuses saillies drolatiques mélangées de crudités véritablement rabelaisiennes. Chantés ou parlés, les dialogues sont toujours truffés de mots sales. Enfin quoi, des mots sales ça : pénis, gazelle plissée, fente ! Ce que l’on aime bien avec Zappa, c’est qu’il appelle un chat un chat, un zgeg n’est pas un organe reproducteur mais un chibre s’il est mou ou un braquos s’il est dur. Oui, son vocabulaire est sexué, abondamment sexué, et cela lui valut l’interdiction de son concert « 200 Motels » au Royal Albert Hall par l’administratrice de la salle en février 1971. De nos jours, elle aurait probablement milité pour envoyer Virginie Despentes en prison.
Où il est question de la musique comme d’une puissance. Une puissance qui renverse toutes les barrières, les barrières du soi-disant bon goût et celles des styles et des catégories. Ce spectacle total, totalement brillant, montre de quelle façon Zappa fait Un d’une pluralité : la country, le rock, les musiques de cabaret, les musiques savantes. Si bien qu’il offre ce merveilleux collage où l’on ne voit pas la colle dans lequel le Folk des Appalaches se fond dans une matière sonore métamorphique évoquant tour à tour Ligeti, Les Diables de Loudun de Penderecki, Lulu, l’opéra dodécaphonique d’Alban Berg, et ces solos de guitare dont il a le secret, hérités de Johnny Guitar Watson et de Wes Montgomery.
De quoi s’agit-il vraiment ? D’un déferlement happening-rock, fluxus-pop-harmonies vocales, jouant avec les codes de l’opéra mais en les parodiant. Pas tout à fait, lorsque on sait que Cathy Berberian (ex-épouse de Luciano Berio, l’un des compositeurs préférés de Zappa) aurait pu interpréter la Gazelle Plissée, rôle parfaitement rempli par la soprano Mélanie Boisvert, laquelle pourrait briser le cristal comme le faisait, dit-on, Captain Beefheart avec sa voix de shouter. Une légende sans doute, tandis que 200 Motels – The Suites est une réalité mordue à pleines dents par les Hungry Freaks venus à la Philharmonie et repartis ivres et rassasiés. Zappa n’est pas mort, ce Week-end nous l’a prouvé. Il sent un délicieux parfum de revenez-y.
. Guy Darol