En complément de notre grand dossier “7 guitaristes cultes” du nouveau numéro de Jazz Magazine, retour en douze morceaux cultes sur les grandes années du regretté Jeff Beck, celles où sa guitare électrique tutoyait le jazz en fusion et les meilleurs instrumentistes du genre. par Fred Goaty
En 1975, la sortie de “Blow By Blow” est un tournant dans la carrière de Jeff Beck. Ce disque 100 % instrumental produit par George Martin, le guitariste a commencé de l’imaginer en découvrant “A Tribute To Jack Johnson” à la radio, l’une des premières grandes failles jazz-rock ouvertes par Miles Davis. Son confrère et compatriote John McLaughlin y brillait de mille feux, et dans la foulée, c’est le groupe de ce dernier, The Mahavishnu Orchestra, qui continua d’inspirer Beck dans sa volonté de couper les ponts avec le rock and roll circus (qu’il n’oubliera cependant jamais, lui le « rockeur qui pense comme un jazzman », dixit son compatriote et confrère Eric Clapton) pour se rapprocher des meilleurs instrumentistes du moment. “Spectrum”, le premier album du batteur Billy Cobham, qu’il apprit par cœur dès sa sortie en 1973, fut une autre pierre de touche de son parcours initiatique durant lequel il croisera la route de Stanley Clarke, Steve Gadd, George Duke, Jan Hammer, Narada Michael Walden, Tony Hymas, Simon Phillips, Pino Palladino, Vinnie Colaiuta, Tal Wilkenfeld ou Rhonda Smith.
12
I’ve Tried Everything EDDIE HARRIS : EDDIE IN THE U.K. EPIC, 1974Fin 1973, aux Morgan Studios, le saxophoniste chicagoan Eddie Harris enregistre à Londres avec quelques rockeurs locaux : la rythmique de Yes, Chris Squire et Alan White, le batteur de Deep Purple, Ian Paice, et Stevie Winwood. Sacré casting assemblé par Geoffrey Haslam, producteur anglais habitué à travailler de l’autre côté de l’Atlantique (Bette Midler, Herbie Mann et le Velvet Underground figurent sur son c.v.). Jeff Beck joue sur deux titres, dont I’ve Tried Everything, instrumental au thème chanté d’une voix ironique et faussement lasse par Eddie Harris, qui laisse Jeff Beck prendre le premier solo, avant celui de son confrère Albert Lee. Pour faire bonne mesure, Eddie Harris avait, comme souvent à cette époque, électrifié son saxophone ténor. I’ve Tried Everything est la première rencontre de Beck avec un jazzman. Pas la dernière.
11 Bad Stuff UPP : UPP EPIC, 1975
Upp était un trio anglais composé du claviériste et chanteur Andy Clark, du bassiste Steve “Amazing” Fields et du batteur Jim Copley, et le producteur de leur premier album éponyme était nul autre que Jeff Beck. À travers les influences conjuguées de Sly & The Family Stone, Stevie Wonder et Donny Hathaway, Upp jouait une musique hybride entre jazz, soul et funk. Toute une époque ! Rien de mémorable côté compositions, mais de chouettes ambiances, conjuguées au plaisir d’écouter jouer d’excellents musiciens ; Jeff Beck au premier chef qui, bien que non crédité, joue sur la plupart des titres, dont Bad Stuff, où il grave un solo parfait, sans une seule note de trop. Bad Stuff a été enregistré fin novembre 1974 aux Air Studios, propriété de George Martin.
“There & Back” forme une sorte de trilogie avec “Blow By Blow” et “Wired”. Hormis trois compositions signées Jan Hammer, il doit beaucoup à un autre claviériste et fidèle parmi les fidèles de Jeff Beck, Tony Hymas, qui cosigne notamment avec le formidable batteur Simon Phillips ce shuffle frénétique pris à un tempo infernal, (em)porté par une ligne de basse funky de Mo Foster et les roulements de double grosses caisse de Phillips, dont le swing, les relances et la puissance doivent autant à Louie Bellson qu’à Billy Cobham – c’est d’ailleurs le célèbre Quadrant 4 de ce dernier (extrait de “Stratus”, 1973) qui sert de modèle à Space Boogie, formidable tremplin pour Beck, ravi de pouvoir tutoyer les étoiles comme feu son confrère Tommy Bolin, qui était le soliste incendiaire de Quadrant 4.
9 Journey To Love STANLEY CLARKE : JOURNEY TO LOVE EPIC, 19751975 est décidément l’année où Jeff Beck entre de plain pied dans l’univers du jazz en fusion. Le bassiste virtuose – et mélodiste toujours inspiré – Stanley Clarle l’accueille à bras ouverts, lui dédie l’une de ses compositions, Hello Jeff, et le laisse s’épancher dans le morceau-titre, aux effluves reggae : Beck est électrisant, piquant, mordant et aérien à la fois, magnifiquement accompagné par Clarke, David Sancious à la guitare rythmique, George Duke aux claviers et Steve Gadd à la batterie.
8 Scatterbrain
JEFF BECK : BLOW BY BLOW EPIC, 1975 “Blow By Blow” est l’album que la plupart des rock critics ont vu arriver d’un mauvais œil et écouté d’une mauvaise oreille, se sentant comme abandonnés, voire trahis par leur rockeur de guitariste, qui en avait assez, à vrai dire, de chercher le bon chanteur pour ses groupes éphémères – Rod Stewart, c’était formidable, mais il était entre temps devenu une rock star presque aussi ingérable que lui. En décidant de placer sa six-cordes au coeur de sa musique, il changea radicalement de cap, et signa l’un des chefs-d’œuvre du genre jazz-rock. Must absolu, ce virtuose et très enlevé Scatterbrain (Étourdi) est auréolé d’un arrangement de cordes inspiré par ceux d’“Apocalypse” du Mahavishnu Orchestra de son ami (et grand admirateur) John McLaughlin – comme “Blow By Blow”, “Apocalypse” était produit par George Martin. Jeff Beck est lyrique à souhait, Max Middleton, au Fender Rhodes, distille sa science jazz-soul et le jeune batteur Richard Bailey (19 ans) fait des étincelles.
7 Led Boots
JEFF BECK : WIRED EPIC, 1976 Un peu plus brut de décoffrage que “Blow By Blow” – George Martin était un peu plus effacé –, “Wired” est l’un des sommets du jazz-rock des années 1970, qui débute par cette composition explosive et funky du claviériste Max Middleton inspirée par Stevie Wonder (ce clavinet !) et Trampled Underfoot de Led Zeppelin (d’où le titre). Jan Hammer est au synthétiseur, Wilbur Bascomb à la basse et, récemment exflitré du Mahavishnu Orchestra, Narada Michael Walden à la batterie, qui cloue à même le sol une intro légendaire. Jeff Beck n’est pas en reste, qui ne fait pas de prisonniers pendant son solo.
Avec le batteur Bernard Purdie et son confrère et compatriore John McLaughlin.
6 Stratus JEFF BECK : OFFICIAL BOOTLEG USA ’06 SONY MUSIC, 2006Avant d’enregistrer Space Boogie (lire plus haut), Jeff Beck avait forcément réécouté pour la énième fois “Spectrum” (1973) de Billy Cobham, l’un de ses disques favoris, qui contient aussi la version originale de Stratus, standard jazz-funk impérissable comme vissé sur un groove phénoménal de Cobham et du bassiste Lee Sklar (samplé en 1991 par Massive Attack), et marqué par la complicité inouïe de Tommy Bolin et Jan Hammer, l’un à la guitare, l’autre piano électrique. Avant de le rejouer au Ronnie Scott’s en 2007, Beck nous avait offert une version mémorable de Stratus avec, déjà, Jason Rebello aux claviers et Vinnie Colaiuta à la batterie, ainsi que le grand bassiste gallois Pino Palladino. Son solo, déchirant d’invention, donne l’impression que la terre s’ouvre sous lui. (Au festival de jazz de Montreux, en 2009, Prince jouera à son tour Stratus avec, à ses côtés, la futurebassiste de Jeff Beck, Rhonda Smith. Mais c’est une autre histoire…)
5
Django JOHN McLAUGHLIN : THE PROMISE VERVE, 1995Le 23 décembre 1954, le Modern Jazz Quartet enregistre pour la première fois Django, composé par le pianiste John Lewis en mémoire de Django Reinhardt. Quarante ans plus tard, John McLaughlin invite Jeff Beck à réinventer ce magnifique thème qui porte le nom de leur héros commun. Loin de rivaliser en un duel stérile, ils signent un solo mémorable, celui de Beck étant encore plus imprévisible, spontané et émouvant que celui de son aîné de deux ans. À leurs côtés, la claviériste Tony Hymas, fidèle de Beck depuis la fin des années 1970, le bassiste Pino Palladino et le batteur Marc Mondésir forment un trio d’accompagnateurs tout à fait remarquable.
4
You Know You Know JEFF BECK : LIVE + ATCO, 2015Quarante ans après la tournée américaine durant laquelle il avait partagé la scène avec le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin et vingt ans après sa seule et unique rencontre en studio avec son compatriote (cf. Django), Jeff Beck revisite, sur scène, lors de sa grande tournée 2014, l’une des plus belles compositions du Mahavishnu Orchestra, extraite du premier album du groupe. Il y ajoute sa touche personnelle, se lançant dans un solo funambule et flamboyant qui reflète son goût du risque et des sons certifiés non conformes, réveillant à sa manière le fantôme de Jimi Hendrix, sans jamais le copier – ce qui est impossible et n’aurait aucun sens. À la basse électrique, Rhonda Smith, qui succédait à Tal Wilkenfeld, se lance aussi dans un solo qui révèle sa forte personnalité et son sens du groove.
3
Nadia JEFF BECK : PERFORMING THIS WEEK… LIVE AT RONNIE SCOTT’S EAGLE ROCK, 2007En 1999, le multi-instrumentiste anglais d’origine indienne Nitin Sawhney compose une étonnante chanson sur un tempo drum & bass, interprétée par Swati Natekar. Jeff Beck est fasciné par la voix de cette jeune femme, et il décide de faire chanter sa guitare aussi bien qu’elle. Il enregistre deux ans plus tard dans son album “You Had It Coming” une version instrumentale de Nadia sidérante de beauté et d’invention : les meilleurs écoles de musique du monde ne pourront jamais apprendre à jouer comme ça ! Comme les plus grands jazzmen, Beck célèbre son instrument au plus haut degré d’expressivité ; en 2007, dans le temple du jazz londonien, le Ronnie Scott’s, entouré de Jason Rebello au claviers, Tal Wilkenfeld à la basse et Vinnie Colaiuta à la batterie, il immortalise une seconde version mémorable de Nadia, notre préférée.
2
Cause We’ve Ended As Lovers JEFF BECK : BLOW BY BLOW EPIC, 1975Jeff Beck et Stevie Wonder, c’est grande une histoire. Fin mai 1972, à l’Electric Lady Studio de New York, le guitariste s’était installé… à la batterie, pour le fun, tandis que le génie aveugle avait commencé d’improviser le riff de Clavinet de Superstition, scellant ainsi le groove d’un futur classique, que Stevie Wonder lui “offrira” mais qu’il enregistrera avant lui dans “Talking Book” ! (La version de Beck figure dans “Beck, Bogert & Appice” et vaut le détour aussi.) Trois ans plus tard, lors des séances de “Blow By Blow”, Beck enregistre deux wonderful compositions de Wonder, Thelonius et Cause We’ve Ended As Lovers. Cette dernière était à l’origine une chanson, écrite pour son ex-femme, Syreeta Wright (à découvrir dans son second album Motown, “Stevie Wonder Presents Syreeta”, 1974). Cette ballade romantique joliment chantée, Beck la transforme en chef-d’œuvre instrumental, met des notes en forme de coeur à la place des mots en faisant glisser ses doigts sur le manche de sa Les Paul : rarement une guitare aura aussi bien… chanté. Mention, aussi, à l’accompagnement au piano électrique Fender Rhodes de Max Middleton.
1
Goodbye Pork Pie Hat JEFF BECK : WIRED EPIC, 1976Dans le n° 706 de Jazz Magazine, Claude Barthélemy, grand admirateur de Jeff Beck, avait signé un superbe texte-hommage à la composition géniale de Charles Mingus transfigurée par Jeff Beck. Le revoici : « Une particularité saillante du couple guitare-ampli réglé “Rock”, pensé comme un seul instrument (et non l’ampli comme simple projeteur du son de la guitare : cf. le rumble à 1’53”) résidant en le fait qu’il produit du son sans qu’on y ait rien à faire, jouer consiste autant à désigner trois situations où de petites causes sont supposées engendrer de grands effets ? On sent la volonté d’absolu contrôle en la plus grande économie du geste. Jeff Beck est en ce sens à l’opposé de la virtuosité icarienne de Jimi ou Trane, tous deux baroques flamboyants en recherche ultime de dissolution du soi : chez Beck on montre le sentiment sans s’obliger à l’éprouver, pas question de s’abandonner, d’où le calme impressionnant du personnage face aux tempêtes qu’il déchaîne. Sa version de Goodbye Pork Pie Hat témoigne d’un sens du blues consommé, du grand art, pieds dans la boue, tête dans les étoiles, truculence raisonnée, ça m’aura bouleversé, et m’habite heureusement depuis quarante et deux années… Merci bro’ ! »
NB : Après avoir écouté la version de Jeff Beck, Charles Mingus lui envoya une lettre de félicitations, lui proposant même d’enregistrer deux autres compositions de son cru, Ecclusiastics et Devil Woman. Beck ne les ajouta pas à son répertoire, mais garda précieusement cette missive…
La lettre de Charles Mingus à Jeff Beck pour le féliciter de sa superbe reprise de Goodbye Porkpie Hat.
“Passion At A Distance”, enregistré avec des invités prestigieux, est le plus abouti des albums de ce jeune multi-instrumentiste belge pour qui le funk n’a plus de secrets.
En mai 2021, le multi-instrumentiste, chanteur et compositeur belge faisait parler de lui pour la première fois dans les colonnes de Jazz Magazine, grâce aux dix chansons de l’album “Vatic Vintage”, qui lui avait valu d’être désigné Révélation ! et qu’il avait réalisé entièrement seul, du jouage à la production. Après avoir teasé il y a quelques mois l’un des titres les plus importants d’un album à venir, voilà qu’il livrait il y a peu un album grand format intitulé “Passion At A Distance”, fruit d’un long travail qu’il n’a cette fois pas fait en solitaire : sur la pochette, on peut lire entre autres les noms des batteurs, StéphaneGalland et Oliver Gene Lake, mais aussi MichaelBland, longtemps l’une des pièces-maitresses de la machine à grooves de Prince qui enlumine le morceau Wormholes.
En parlant de Prince, si vous décelez certaine influence du natif de Minneapolis dans la façon qu’a Leo Courbot d’écrire, de faire claquer les cocottes funky, de chanter voire de produire, vous ne rêvez pas : le jeune belge est un grand fan et ne s’en cache pas. Pour autant, “Passion At A Distance” est le plus abouti et le plus personnel de ses albums à ce jour, qui témoigne de son passage dans une autre dimension, en termes d’arrangements, de “mise en sons” et même d’expression instrumentale (son jeu de guitare, notamment sur Multiverse, prouve combien ses ressources sont vastes), et c’est un jalon dans son parcours qui promet des lendemains qui chantent.
Ne le ratez pas le 26 Mai au Strof à Bruxelles dans le cadre du Lotto Brussels Jazz Weekend (entrée libre).
Sylvain Luc vient de nous quitter. Brutalement. Emporté par une crise cardiaque. Il aurait du fêter ses 59 ans dans quelques semaines, le 7 avril.
C’est un choc terrible et une perte immense, pour la musique comme pour tous ceux qui le connaissaient. Car plus qu’un guitariste virtuose, Sylvain était avant tout un musicien pur et complet. Un improvisateur né, capable de prendre n’importe quelle mélodie pour la transformer immédiatement en symphonie en restant toujours guidé par l’émotion. Il jouait aussi naturellement que nous parlons, mais en mieux. Son inventivité n’avait d’égales que sa curiosité et son humanité. Il laisse une trace impérissable à travers une riche discographie. Mais c’est sur scène, en direct, dans l’instant, qu’il savait nous transporter par sa magie. Toutes nos pensées vont à Marylise, sa compagne, à sa famille et à ses nombreux amis. Félix Marciano
« J’aurais aimé savoir jouer comme Sylvain Luc, mais j’en suis incapable » Allan Holdsworth à Félix Marciano
En décembre 2020, Sylvain Luc, qui venait de publier son magnifique album en solo “By Renaud Létang”, avait répondu aux questions de Félix Marciano. Revoici cet entretien, le dernier, hélas, de Sylvain pour Jazzmag…
Sylvain Luc, un guitariste en chanteur
Le nouvel album du guitariste Sylvain Luc surprend par sa forme très éloignée des canons du jazz. Et pour cause: il a été conçu en duo avec Renaud Létang, réalisateur bien connu dans le monde de la pop et de la chanson. Retour sur la genèse d’un disque inventif et addictif.
Jazz Magazine Racontez-nous la génèse de “By Renaud Létang”, votre nouvel album… Sylvain Luc Le fondateur de Just Looking Productions, Alexandre Lacombe, avec qui je travaille depuis longtemps, est à la base de ce projet. Quant à Renaud Létang, je le connaissais déjà un peu, j’avais fait une séance avec lui il y a plusieurs années, et j’ai immédiatement été séduit par l’idée. Au départ, je pensais faire un album d’improvisation totale, en partant d’une page blanche. Mais Renaud a souhaité prendre une direction radicalement différente, et m’a d’emblée demandé de composer une quinzaine de titres courts, au format chanson, avec une trame mélodique forte. Il n’avait pas d’idée préconçue, mais il souhaitait mettre en avant le “chant” de la guitare, me positionner comme un chanteur. Il voulait épurer au maximum, ne garder que l’essentiel et, surtout, dégager une véritable identité pour chaque morceau, avec un chant fluide et pur. Sur ses conseils, j’ai donc enregistré très rapidement des ébauches à une ou deux guitares avec Garage Band, une application sur mon téléphone, puis nous avons fait une sélection pour n’en garder qu’une partie.
Comment avez-vous travaillé ensuite ? Au début, il était question d’inviter d’autres musiciens, comme Steve Gadd, et même d’ajouter des cordes. Mais quand je suis arrivé au studio avec mes pédales d’effets, Renaud a adoré les sons que j’en tirais. Et quand il a vu que je pouvais jouer de la basse, faire des nappes et d’autres choses, il m’a dit : « On ne va appeler personne, tu vas tout faire tout seul ! » Du coup, j’ai joué avec des effets et du synthé piloté à la guitare, mais aussi quelques notes de piano, et toutes les basses. J’ai d’ailleurs utilisé les modèles qui étaient au studio, des Gibson avec des cordes complètement vidées, certaines à filet plat, parfois en jouant au médiator, ce que je ne fais jamais. Ces basses ont un son très particulier, à la fois précis, rond et chaud. Un son “non répertorié”, intemporel, unique. On l’entend très bien sur Bolérolangoureux, par exemple. J’ai bien sûr apporté quelques guitares, mais j’ai aussi utilisé celle de Thomas Moulin, l’assistant de Renaud, un modèle chinois à bas prix qui traînait là. Je l’ai prise lors d’une pause, pour me changer les idées avec une improvisation. Ce n’était pas prévu, mais Renaud l’a enregistrée sur le vif. Il a craqué dessus, et nous l’avons gardée sous le titre Pensée nomade, comme une virgule dans l’album, une petite touche “bio”. À l’écoute, personne ne peut deviner qu’il s’agit d’un instrument d’entrée de gamme ! C’est dire à quel point Renaud est bon pour le son. D’ailleurs, il a eu une manière très particulière de prendre les guitares. Elles ont presque toutes été enregistrées en direct dans la console, sans passer par un ampli, avec un son naturel, sans aucune réverbération. Renaud souhaitait qu’elles soient “devant” dans le mix, comme la voix d’un chanteur, toujours, pour mettre la mélodie en valeur. C’est très inhabituel, mais le résultat est là…
Des méthodes de travail assez particulières donc… Oui. Mais tout s’est fait dans l’échange permanent, chacun nourrissant l’autre. Ainsi, sur Indie souvenirs, je n’aimais pas mon chorus de guitare. En me branchant sur le synthé, j’ai trouvé un son de steel drums qui m’a inspiré et libéré. Renaud a aussitôt validé l’idée et nous l’avons gardée. D’autres fois, c’est lui qui m’orientait vers des pistes que je n’aurais pas explorées seul. En fait, nous avons testé beaucoup de choses, avec un côté expérimental et même ludique : nous nous sommes énormément amusés, et il y a une bonne dose d’humour dans cet album. Surtout, nous avons pris tout notre temps. L’album a été réalisé en 2018, tout au long de l’année, par petites touches, quand Renaud et moi étions disponibles. Il fallait prendre rendez-vous, mais, par chance, j’habite à proximité du studio Ferber, l’antre de Renaud, ce qui a facilité les choses. Ce travail en pointillés nous a laissé beaucoup de temps pour mûrir les idées et les morceaux, tout en conservant leur fraîcheur. Cela change des enregistrements habituels où tout est bouclé en quelques jours, sans recul.
Qu’avez apprécié dans cette collaboration ? C’est la première fois que je travaille de cette façon, avec un vrai réalisateur totalement impliqué dans la musique, avec une réelle vision artistique. En général, en studio, c’est toujours à moi de diriger, de faire des choix. Là, je me suis complètement laissé porter. Et c’est très agréable ! Thomas s’occupait des détails techniques, et Renaud se concentrait sur la musique. Il a une intensité d’écoute incroyable. Et très rare, y compris chez des musiciens. Il était vraiment connecté à la musique. Il est intervenu dans les structures et le choix des sons, et j’ai suivi ses consignes et ses conseils, sachant qu’il a toujours une vision précise du résultat final. J’étais totalement en confiance. Pour autant, Renaud n’est pas enfermé dans des dogmes, il a des doutes : et j’aime ça, car il n’y a rien de pire que les gens pétris de certitudes ! Il s’est même demandé si mon public habituel n’allait pas être un peu perturbé par l’absence de moment de bravoure sur le disque. J’ai trouvé son inquiétude légitime, car c’est important sur scène : les gens qui assistent à un spectacle aiment être éblouis, émerveillés. Et il est vrai que, parfois, mes doigts vont plus vite que ma pensée… Mais je cherche à éviter ce défaut au maximum, car la seule véritable prouesse est dans l’émotion, pas dans l’exploit circassien. Renaud se moque complètement de la virtuosité, il a d’autres repères, d’autres valeurs. Il me disait souvent : « Il y a beaucoup de musique dans cette note. » Il entend la musique, dans le sens de comprendre. Et c’est exactement ce que je recherchais.
Renaud Létang a donc eu un rôle majeur dans cet album, bien au-delà de la technique. Oui. Il m’a aidé à habiller ma musique. À la présenter différemment. C’est toujours moi, mais sous un nouvel angle, avec d’autres habits. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi d’intituler cet album “By Renaud Létang”, comme une forme de clin d’œil aux signatures des grands couturiers. Plus qu’une collaboration, c’était une véritable connexion. Et c’est le plus important. Exactement comme avec un autre musicien. En fait, c’est comme si Renaud avait joué du Sylvain Luc !
Est-ce un album risqué ? Le fond n’est pas nouveau. C’est juste la forme qui change. C’est vrai, il y a toujours le risque de ne pas plaire, de perdre du public quand on change quelque chose. Mais j’aime surprendre. Et, surtout, me surprendre ! J’aime m’écarter du chemin tracé, chercher, explorer, essayer, quitte à me planter. J’aime jouer. C’est pour cela que j’adore autant l’improvisation, sans préméditation. J’aime jouer ce que je ne connais pas encore. Il faut savoir faire confiance à son instinct, à son intuition. Laisser la musique venir d’elle-même, s’écrire dans l’instant. Je crois que j’ai su préserver mon regard d’enfant, garder cette curiosité naturelle intacte, quand tout semble possible. Elle s’est peut-être même décuplée avec le temps et les expériences. Oui, c’est toujours un risque, mais c’est de cette façon que l’on avance, que l’on se découvre soi-même, y compris quand on se trompe. Bien sûr, on peut toujours jouer ce que l’on maîtrise parfaitement, c’est plus rassurant. Mais j’ai besoin de cette éternelle fraîcheur.
Vos prochaines aventures ? La reprise des concerts dès que ce sera possible, car beaucoup ont été annulés avec la crise sanitaire. Un deuxième album en duo avec Marylise [“Florid”, NDR], ma compagne, qui est une formidable guitariste. Et la sortie d’un album chanté enregistré il y a deux ans aussi, avec Dédé Ceccarelli, mon ami et mon modèle, que j’admire plus que tout, Hadrien Féraud à la basse, Pierre Bertrand pour les arrangements de cordes, et les chanteurs Walter Ricci, Alex Ligertwood, Sly Johnson, Richard Bona et Bastien Picot. De quoi surprendre encore, j’espère…
Photo : X/DR
Repères 1965 Naissance le 7 avril à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques). 1969 Débuts à la guitare avant d’étudier le violon et le violoncelle au conservatoire de Bayonne. 1982 Lauréat du festival de jazz de San Sebastian avec son groupe de jazz progressif Bulle Quintet. 1993 “Piaia”, premier album sous son nom, et en solo.1999 Album “Duet” en duo avec Biréli Lagrène. 2000 Création dutrio Sud avec André Ceccarelli et Jean-Marc Jafet. 2009 Concert et vidéo à la salle Pleyel avec Michel Legrand. 2011 Prix Django Reinhardt décerné par l’Académie du jazz. 2012 Concert à la salle Pleyel avec Richard Bona, André Ceccarelli,Thierry Eliez et Biréli Lagrène. 2016 “Intranquille”, improvisé en public avec Bernard Lubat. 2019 “D’une rive à l’autre”, en duo avec sa compagne Marylise Florid.
Quelques jours avant le concert de sortie de son nouvel album, le 20 décembre au Studio de l’Ermitage à Paris, Pierre Durant est revenu pour Jazz Magazine sur la genèse de “Chapter III – The End & The Beginning”. Et, surtout, sur son amour et sa vision de la musique.
Propos recueillis par Félix Marciano / photo : XDR (pierredurandmusic.com)
Vos albums personnels sont tous numérotés : c’est une série ?
En effet, c’est bien une histoire que je raconte, avec un début et une fin. Pour autant, il n’y a pas d’ordre imposé pour les écouter. C’est simplement une suite qui devrait compter sept chapitres, peut-être huit. Chaque album propose ainsi un angle de lecture du jazz. Car, pour moi, le jazz n’est pas un style : c’est un état d’esprit. Même s’il a des racines africaines, on peut y mélanger tous les genres musicaux en y incorporant une part d’improvisation. Le premier album était le solo, une forme essentielle en jazz, tourné vers l’introspection. Le deuxième reposait sur le quartette, une autre forme classique, avec sax, guitare, contrebasse et batterie. Mais j’ai essayé d’apporter ma vision, mon regard, en mélangeant des esthétiques très différentes, issues de musiques traditionnelles irlandaise ; malienne, mexicaine ou mauritanienne, mais aussi du blues. Et dans “Chapter III – The End & The Beginning”, le troisième disque, j’ai essayé de donner une lecture jazz d’un son pop-rock.
Vous parlez de lecture et de chapitres : ce sont plutôt des notions littéraire…
J’ai un rapport très fort à la littérature. En fait, j’ai lu plus de livres que je n’ai écouté de disques. Et j’en écoute beaucoup ! Le premier titre du deuxième album est même une composition directement inspirée par Dans la brume électrique avec les morts confédérés, le roman de James Lee Burke, que j’ai lu au début des années 2000. C’est d’ailleurs après avoir lu ce livre que j’ai décidé d’aller enregistrer mon premier album à La Nouvelle Orléans. Et c’est aussi en référence à la littérature que je mets des citations dans les livrets de mes disques.
Vous parlez des sept chapitres : vous savez déjà quelle sera la couleur des prochains ?
Oui. J’en ai une idée claire. Mais c’est un travail de longue haleine. Car j’essaye à chaque fois de proposer une vision personnelle, différente de ce qui existe déjà. Je dois à chaque fois trouver un nouvel angle, une nouvelle vision. Et je tiens à faire vivre les albums sur scène, avec des concerts, avant même d’enregistrer. Tout cela prend du temps. Épisode Covid mis à part, chaque disque m’a demandé quatre ans de préparation, de gestation, de réalisation : j’espère aller plus vite pour les suivants. Mais je suis plutôt un marathonien qu’un sprinter !
Vous avez d’ailleurs attendu longtemps avant de réaliser un premier album sous votre nom….
Absolument ! Déjà, je me suis mis très tard au jazz : je n’aimais pas cette musique, et c’est seulement vers 18 ans que j’ai commencé à l’apprécier. Et c’est même à 21 ans que j’ai compris que ma vie était dans la musique, et pas dans les études générales que j’avais entamées et qui m’ennuyaient profondément. C’était vital. C’est à ce moment que je suis allé à l’American School, à Paris, avant d’entrer au CNSM. C’est seulement après avoir obtenu mon prix de conservatoire, en 2003, que j’ai réellement commencé à travailler comme musicien professionnel, un peu avant mes 30 ans. Mais cela m’a laissé le temps de mûrir ma réflexion, et de savoir ce que je voulais vraiment faire dans cette voie.
“Le jazz est par nature une musique protéiforme. Passer d’un univers à un autre me permet de ne pas ronronner et d’apprendre toujours des choses.”
Cette passion pour la musique remontait à quand ?
A mon enfance. En fait, dès mes 5 ans, j’étais déjà attiré, fasciné par la guitare. Mon premier choc provient de Atahualpa Yupanqui, un chanteur-guitariste argentin. J’étais complètement sous le charme de cet “ailleurs”, de ce que sa musique véhiculait. Je me souviens également d’un autre moment très fort en famille, à la même époque, chez ma tante qui vivait en Algérie avec son compagnon, Ahmid, jouant de la guitare dans le jardin, à la nuit tombée. C’était magique… Mes parents ont vite compris mon intérêt pour la musique et j’ai commencé à prendre des cours avec un prof un peu particulier : un disquaire, ancien accordéoniste, qui enseignait à la dure dans son arrière-boutique, en me forçant à apprendre le solfège et à jouer en droitier alors que je suis gaucher. J’étais frustré au début, mais avec le recul, je lui en suis vraiment reconnaissant.
Pourquoi ?
J’ai une très mauvaise main droite. Même en travaillant beaucoup, je suis incapable de faire des allers-retours propres et rapides comme certains guitaristes. J’ai donc développé un jeu plus legato à la main gauche, en alternant les notes attaquées et les notes liées, comme des consonnes et des voyelles.
Vous avez aussi suivi des cours au conservatoire…
Oui, notamment avec Philippe Lombardo, à qui je dois énormément. Le répertoire classique, qui était le seul enseigné au conservatoire, commençait à m’ennuyer, surtout quand j’ai commencé à écouter les guitaristes de rock comme Chuck Berry, Gene Vincent, Bill Halley ou Little Richard dont je suis vite devenu fan. Et c’est ce prof qui m’a fait comprendre ce que j’aimais profondément dans leur musique, en me jouant du blues : ça m’a bouleversé. Une révélation ! Et je me suis plongé dans cette musique, c’était viscéral. Ce qui m’impressionnait, qui me touchait le plus, c’était cette possibilité de dire autant de choses avec très peu de notes. Et c’est ce qui m’a progressivement entraîné vers le jazz, que je trouvais très compliqué et trop démonstratif au départ. J’ai commencé à l’apprécier avec Wayne Shorter, Count Basie et Archie Shepp chez qui j’ai retrouvé cet esprit minimaliste et ce groove implacable. Et même si j’ai depuis étudié beaucoup d’autres styles que j’adore, je reste fidèle au blues. C’est ma “maison”, mes racines. La mode passe, le blues reste !
Des racines qui ne vous ont pas empêché de vous impliquer dans toutes sortes de musiques en jouant avec une multitude d’artistes, de Greg Zlap à Daniel Humair en passant par Amina Claudine Myers, Henri Texier, Daniel Zimmermann, Airelle Besson, Joce Mienniel, Anne Paceo, Raphaël Imbert et beaucoup d’autres. Vous n’avez pas peur de vous perdre entre tous ces univers ?
J’ai aussi beaucoup joué au Caveau de la Huchette [le temple parisien du jazz traditionnel, NDR], avec une équipe formidable. Et j’ai adoré ! Car cette musique dansante remet les pendules à l’heure. Elle groove terriblement et elle autorise plein d’expérimentations. Il m’est même arrivé de jouer totalement out, et de réharmoniser des grilles en temps réel. Tout est possible, tant que l’on respecte le groove et le son. C’est qui fait que cette musique ne sent pas la naphtaline ! Mais oui, je suis curieux de nature et j’aime mélanger les genres. Le jazz est par nature une musique protéiforme. Passer d’un univers à un autre me permet de ne pas ronronner et d’apprendre toujours des choses. Et même si c’est imparfait, j’essaye toujours de m’imprégner de chaque style, de chaque culture. Tant pis s’il y a des “pains”, l’essentiel, c’est de respecter l’esprit. A titre personnel, je privilégie toujours le fond à la forme.
C’est aussi ce que vous avez fait dans “Chapter III – The End & The Beginning” ? Comment avez-vous construit ce projet, et choisi les musiciens qui vous accompagnent ?
Comme à chaque fois, j’ai essayé de trouver un angle d’attaque original, qui représente ma vision. Ce n’était pas simple dans le cas de ce projet, car il y a déjà des dizaines d’excellents albums de jazz dans l’esprit pop-rock. J’avais déjà des idées de compositions, mais pas la couleur générale, ni l’esprit. Et c’est lors d’une balance, avant un concert avec Daniel Zimmermann que tout s’est déclenché. Jérôme [Regard], qui est très connu pour son jeu à la contrebasse, joue de la basse électrique dans ce groupe. Et il en joue incroyablement bien, pas comme un contrebassiste qui transpose son jeu, mais comme un vrai bassiste électrique, avec des effets. Et c’est en improvisant avec lui, pendant les réglages de son, que l’esprit de l’album m’est apparu, comme une évidence. C’est aussi lui qui m’a présenté le batteur, Marc Michel. Il était parfait, à la fois nerveux, terrien, toujours à l’écoute des autres. Pour compléter l’ensemble, car je ne voulais pas d’un énième trio, je cherchais un pianiste jouant des synthés et, surtout, du Vocoder, pour apporter une touche vocale et organique aux mélodies, mais sans chanteur, car je tenais à faire une musique instrumentale. Et c’est l’ingénieur du son qui m’a parlé de Fred Escoffier. Un conseil judicieux car c’était exactement le claviériste dont je rêvais ! Un vrai musicien tout-terrain. Il connaît le jazz, la pop, le rock, il sait improviser, et il adore David Bowie, comme moi ! Je voulais aussi éviter le côté groupe de jazz-rock fusion, avec une musique trop “propre”, car j’aime que l’on puisse partir instantanément dans n’importe quelle direction, tous ensemble, sans préméditation, à l’instinct. Et Fred est exactement dans cet état d’esprit, comme les autres. Tout a collé immédiatement entre nous, dès la première répétition. J’ai ensuite beaucoup travaillé sur les compositions, pour les affiner, les rendre plus “justes”, plus cohérentes, quitte à tout changer d’une fois sur l’autre. Surtout, nous avons eu la chance de faire rapidement une résidence et plusieurs concerts, pour faire vivre ce répertoire et l’améliorer avant d’entrer en studio pour enregistrer l’album. C’est ce qui nous a permis de prendre des risques, d’aller plus loin encore dans l’interaction. Et c’est cette cohésion, cet esprit, cette fraîcheur que je compte bien retrouver pour notre concert au Studio de l’Ermitage !