Il y a dix ans, dans notre n° 668, Jacques Réda, qui vient de nous quitter, avait accordé un long et passionnant entretien à Stéphane Ollivier. Le revoici dans son intégralité.
Depuis 1962, tout en travaillant parallèlement à l’élaboration patiente d’une œuvre poétique lyrique et exigeante, reconnue désormais comme l’une des plus sensibles de la fin du XXe siècle, Jacques Réda est demeuré fidèle à Jazz Magazine, réaffirmant inlassablement au fil d’innombrables articles à la fois élégants, érudits et facétieux sa passion inentamée pour la force vitale du jazz classique. A l’heure où le journal fête ses soixante années d’existence, c’est autant au poète qu’au doyen de nos collaborateurs que nous avons demandé de revenir sur les grandes étapes de sa découverte du jazz et les liens que cette musique aura su entretenir toutes ces années avec son travail d’écriture. De ses premiers émerveillements, dans l’immédiat après-guerre, face au génie anonyme du blues et au lyrisme de Louis Armstrong jusqu’à sa prise de conscience tragique de la “mort du jazz” dans les accents rauques du saxophone d’Albert Ayler, Jacques Réda jette ici un regard très personnel sur la trajectoire d’une musique dont l’avenir lui semble plus qu’incertain mais qu’il n’aura par ailleurs jamais cessé d’aimer, de questionner et d’analyser, en quête de ces petits moments de grâce indéfinissables où dans le trébuchement du swing le “presque rien” de nos existences atteint parfois au sublime. SO
Vous êtes né à Lunéville en 1929. Dans quel milieu avez-vous grandi ?
Jacques Réda Je suis né dans un milieu de petits commerçants. J’avais un grand-père charcutier et l’autre, qui était venu d’Italie à la fin du 19e siècle, avait fondé une petite entreprise de fabrication de bicyclettes. Mon père avait été envoyé en Italie pour faire ses études pendant la guerre de 14 et, lorsqu’il est revenu, il a choisi de prendre la nationalité française. Il a fait son service militaire, a travaillé un temps dans l’entreprise familiale mais, juste après ma naissance, il s’est engagé dans l’armée. Et puis l’affaire familiale périclitant, il a décidé de revenir travailler auprès de son père et il a fondé un garage. Tout ça pour dire que, du point de vue économique, ça n’a jamais été bien extraordinaire. Du point de vue artistique, mon père aimait beaucoup le théâtre et ma mère jouait du piano. Il y a donc toujours eu de la musique à la maison même si j’ai l’impression que plus je grandissais moins elle en jouait, sauf quand on recevait parfois, pour faire plaisir aux invités, des choses un peu brillantes. Je ne pense pas que c’était une grande passion dans sa vie, elle avait appris parce qu’il fallait apprendre, tout comme je l’ai fait à mon tour par la suite. On ambitionnait confusément de vivre comme la bourgeoisie dans ce milieu, la musique faisait partie des arts d’agrément qu’il était de bon ton de pratiquer. Ceci étant, on avait une petite pile de 78-tours à la maison. Mon père aimait bien l’opéra, il chantait un peu. Grâce à lui il me reste tout un répertoire de chansons militaires. Je peux vous chanter La Protestation des chasseurs à pied ou l’Hymne des Zouaves, si vous voulez.
Les cours de piano que vous prenez durant votre enfance ont-ils eu pour effet de vous ouvrir à la musique ?
Ah, non, c’était l’emmerdement total ! J’avais l’impression de m’annihiler quand je m’installais au piano. Jusqu’à l’âge de dix ans, j’ai fait des gammes mécaniquement. Une vraie corvée. La seule chose qui me plaisait, c’était que le mari de mon professeur (une dame) avait une magnifique collection de papillons et de minéraux que j’avais le droit d’aller admirer une fois l’heure de cours passée. Mais très vite il y a eu la guerre, ma famille s’est installée dans la région parisienne, on m’a mis en pension, et le piano n’a plus été que de l’histoire ancienne…
A quand remontent les souvenirs de vos premiers contacts avec le jazz ?
C’est difficile à dire. J’ai probablement entendu du jazz très tôt mais sans le savoir. Ma mère écoutait beaucoup la radio et il y passait toutes sortes de musique. Mais c’est dans l’immédiat après-guerre, du jour où la radio a retransmis l’American Forces Network (une chaîne américaine destinée aux G.I.s qui diffusait à jet continu un jazz commercial “à la Glenn Miller”), que je fais remonter mon intérêt pour cette musique. Ça m’a aiguillé vers des émissions plus spécialisées, notamment celle qu’Hugues Panassié animait chaque semaine, et je me souviens très bien que mon premier grand choc est venu d’une émission consacrée au blues. Là je me suis dit : « C’est ça ta musique ! » On était trois ou quatre copains dans un patelin perdu de la semi-banlieue parisienne et on s’est tous soudain enflammés pour ça. On s’est mis à acheter des disques, à écouter des émissions, on a tout découvert et accueilli d’un bloc. C’était l’époque où parvenaient en France les premiers disques de Charlie Parker, de Dizzy Gillespie, un peu plus tard de Thelonious Monk. On les écoutait avec ferveur en même temps qu’on achetait les disques de Duke Ellington, Louis Armstrong, Cont Basie, Jimmie Lunceford… A l’époque, on aurait été bien incapables de discerner des styles différents, d’instaurer une chronologie, une généalogie, des filiations entre musiciens. Tout nous arrivait en même temps comme quelque chose d’homogène et, d’une certaine façon, je suis resté assez fidèle à cette perception initiale. Bien sûr, le bebop a été un choc que je ne sous-estime pas mais, quand on jette un regard rétrospectif sur toute cette histoire, ce n’est pas si extraordinaire comme révolution, si ?
Vous souvenez-vous de ce qui vous touche immédiatement dans le jazz ?
C’est-à-dire qu’à ce moment-là je n’avais aucun élément qui m’aurait permis d’analyser ce sentiment. Avec le recul je me dis que j’ai principalement été frappé, comme un grand nombre de mes contemporains, par la puissance du blues. Je l’ai déjà écrit des dizaines de fois, pour moi le blues est une sorte d’équation musicale fondamentale de ce que nous sommes. En douze mesures, sous une apparente simplicité, c’est le constat le plus juste que je connaisse du destin humain. De sa tragédie foncière. Et ça c’est fondamental. Voilà ! “Ils” ont apporté ça ! Qui “ils” ? On ne sait pas au juste et c’est d’autant plus intéressant. C’est une expression anonyme. Mais qui ne vient pas de nulle part. Qui est le fruit d’une histoire plutôt compliquée et pas vraiment gaie, on en conviendra. Ce que je remarque tout de même c’est que c’est à la fin de l’histoire que “ça” a pris forme. Qu’il a fallu qu’un processus de libération s’enclenche et commence de se réaliser pour que se cristallise quelque chose qui depuis très longtemps devait être en gestation. Les premières formes de blues, on les situe vers 1870, juste après la guerre de Sécession. Soit peu ou prou au moment où Nietzsche, dans son livre sur la naissance de la tragédie, expose sa théorie selon laquelle c’est la musique qui engendre le couplet, les paroles. Je trouve que c’est très juste concernant le blues.
A cet instant accueillez-vous cette nouvelle forme d’expression musicale comme un élément fondamentalement étranger à la culture occidentale, qui viendrait en quelque sorte la revitaliser ?
Non, tout au moins pas en ces termes. Je suis un petit Français de la classe plus que moyenne au milieu du XXe siècle dans la région parisienne. Et tout à coup cette musique m’arrive. Quel rapport puis-je bien avoir avec un Noir d’un patelin perdu du Mississippi ? Aucun. Et pourtant j’écoute cette musique et je sens que c’est à moi qu’elle s’adresse. Ça c’est extraordinaire et ça valide plutôt à mon sens l’idée de l’universalité du blues…
Dans ce moment d’apprentissage, quels sont les musiciens qui vous marquent le plus ?
Oh, Louis Armstrong, sans hésiter. Les Hot Five, les Hot Seven, les enregistrements avec Sidney Bechet de 1940, ce sont mes premiers disques. C’est la base. Avec les copains on n’avait pas beaucoup d’argent, on ne pouvait s’acheter chacun qu’un 78-tours par mois. On allait à Saint-Lazare, au Discobole. Je me souviens il y avait là une jeune femme, pas tellement jolie mais assez énigmatique, qui nous permettait d’écouter les 78-tours avant de les acheter. On avait fondé un petit club informel et on se prêtait nos dernières trouvailles. Chaque mois c’étaient ainsi quatre ou cinq disques nouveaux qui tournaient entre nous et qu’on usait jusqu’à la corde.
L’avènement du jazz après-guerre dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, toute cette mythologie liée au Paris existentialiste, c’est quelque chose qui parvient jusqu’à vous ?
On en entend parler mais on n’y participe pas parce qu’on est fauché. Enfin pour être plus exact, on ne se l’autorise pas, on suppose que ce n’est pas pour nous. Car, rétrospectivement, je me rends bien compte que des copains qui n’avaient pas beaucoup de ronds non plus, allaient écouter des trucs, ils se débrouillaient. Mais on était banlieusards, il n’y avait plus de train passé une certaine heure. Où dormir à Paris ? On manquait de moyens et d’audace. Ce n’est que plus tard, quand j’ai fait mon service militaire en 1950 et que j’ai rencontré Bernard Zacharias qui était trombone dans l’orchestre de Claude Luter, que j’ai commencé à sortir un peu. Comme on était très copains et qu’il bénéficiait des complaisances des sous-offs, des troufions comme nous et en admiration devant lui, on est allé plusieurs fois ensemble le soir dans des endroits où on jouait de la musique. Mais c’est à peu près tout. Par la suite j’irai de temps en temps à des concerts mais c’est en entrant à Jazz Magazine que c’est devenu une activité plus régulière.
Votre initiation au jazz se fait donc principalement par le disque ?
Ah oui, presque exclusivement, ce qui explique peut-être beaucoup de choses…
Avez-vous la sensation à cet instant que votre passion du jazz participe d’un phénomène culturel plus global qu’on pourrait qualifier de générationnel ?
Oui, c’était la musique des jeunes, certainement. Et d’autant plus qu’on se heurtait à l’incompréhension des générations antérieures. Nos parents, pour la plupart, montraient une forme de dédain pour le jazz. Pour ma part, je n’ai jamais rencontré d’adulte parmi mes proches qui ait montré un quelconque intérêt pour cette musique. En même temps, ça va paraître un peu paradoxal avec ce que je viens de dire, mais je pense que les gens avaient quand même l’oreille un peu préparée à ces sonorités dans la mesure où, depuis la fin des années 1920, une grande partie de la variété française était directement dérivée du jazz. Les chansons de Charles Trenet, Ray Ventura, tout ça, c’était quand même fondé sur des rythmes proches du swing. Et puis il y avait ces grands orchestres de danse qui étaient à l’écoute de ce qui venait d’Amérique et qui l’adaptaient comme ils pouvaient. Tout ça a contribué à introduire progressivement le jazz dans la culture musicale française.
Et Django Reinhardt ? Vous n’en parlez pas ? C’était une grosse vedette pourtant à l’époque, très populaire…
C’est-à-dire que Django, on l’entendait à la radio pendant la guerre, mais moi j’étais en pension à ce moment-là. J’ai rattrapé mon retard par la suite en achetant ses disques et notamment les belles séances de 1937 avec Coleman Hawkins.
Vous faites votre éducation à travers la radio, les disques, mais quand commencez-vous à lire des revues de jazz ?
A peu près au même moment, au tournant des années 1950. Il y avait Jazz Hot à l’époque, principalement, et je me souviens avoir acheté un temps une revue que Panassié avait fait paraître mais qui n’a duré que quelques numéros. A ce moment-là, je lisais cette presse essentiellement pour les chroniques de disques. Je me souviens qu’en 1950 ou 1951 Jazz Hot avait publié un petit livret intitulé “100 disques de jazz indispensables”. Ça m’a servi de guide pendant des années, je m’y référais régulièrement pour voir quels étaient les chefs-d’œuvre qui manquaient à ma collection. Quand j’ai eu cette liste entre les mains la première fois, j’avais en ma possession trente disques de ses références. Et si aujourd’hui vous me demandiez quels sont mes disques préférés, ceux à emporter sur la fameuse île déserte, et bien ce serait ceux-là : Louis Armstrong, Duke Ellington, Lionel Hampton, Fats Waller, Count Basie, Coleman Hawkins, Lester Young, Jimmie Lunceford, Nat King Cole… Tout l’édifice de mon amour du jazz repose sur ces piliers.
Comment vous situiez-vous en tant que jeune amateur de jazz dans les querelles esthétiques opposant alors les traditionalistes et les modernistes, notamment dans leur rapport au bebop ?
Je crois que je n’en voyais pas trop l’intérêt pour la raison que je vous ai donnée tout à l’heure que j’ai découvert en même temps Jelly Roll Morton et Charlie Parker. J’entendais bien une différence mais je ne voyais pas tellement le rapport avec une évolution. La modernité de Parker, on a commencé à l’entendre et à la considérer comme telle, une fois qu’on nous l’a eu nommée. Cela dit, même si je ne partage pas ses analyses, je comprends très bien ce qu’a pu ressentir Panassié quand, pour dire les choses simplement, on a commencé à ne plus jouer ce qu’il aimait. Sa réaction était épidermique, mais il nous a alertés alors sur quelque chose de fondamental : ça changeait et, par conséquent, le jazz était mortel. Il a parfaitement senti qu’une première époque était passée, que le jazz entrait dans une seconde phase de son histoire et que tout ça allait le mener à sa disparition.
Le début des années 1950 où le jazz prend de plus en plus d’importance dans votre vie, c’est également le moment où vous publiez vos premières plaquettes de poésie. Est-ce que le jazz vous apparaît alors comme un modèle esthétique ?
Je crois que le premier texte que j’ai écrit sur le jazz, c’était en classe de philo en 1946-47, un exposé sur Armstrong. Et peu de temps après, avec quelques copains, on avait un gros cahier qui passait de l’un à l’autre et où chacun écrivait ce qu’il voulait. Et là, j’avais inséré un texte sur Tommy Ladnier. Donc oui, le jazz était alors une source de thèmes sinon d’inspiration. J’ai d’ailleurs par la suite regroupé dans une plaquette intitulée All-Stars, qui n’est plus disponible aujourd’hui, une série de poèmes de cette période qui célébraient des musiciens de jazz. Il y avait Charlie Parker, Max Roach, Duke Ellington, Sarah Vaughan, Fats Waller, Django Reinhardt… C’était clairement de la poésie inspirée par mon amour du jazz, un peu exaltée, lyrique, ou se voulant telle. A vrai dire pas bien fameuse.
Donc vos premiers poèmes, vous les consacrez au jazz ?
Ah non, j’avais déjà commencé d’écrire depuis 1942-43, des petits textes de pure imitation, inspirés par ma découverte progressive des grands poètes français. All-Stars a été une tentative d’exprimer ma passion d’amateur, de célébrer des musiciens comme je l’ai fait plus tard avec Passage d’Eric Dolphy et Le Secret de Freddie Green. Mais écrire des poèmes sur le jazz, d’autres que moi l’on tenté, c’est toujours un peu la même chose et ce n’est jamais très bon.
Aviez-vous cependant tenté d’y introduire poétiquement quelque chose de l’ordre du swing ?
C’est bien possible, mais c’est qu’alors j’étais victime d’une candide illusion. Si on considère le swing comme ce qu’il y a d’à la fois le plus évident et le plus insaisissable dans un rythme quel qu’il soit, alors effectivement on peut considérer comme valable toute tentative de cette nature. Mais on peut aussi choisir de réserver ce terme au jazz et à cette manière spécifique qu’il a de découper le temps et d’utiliser la syncope de façon plus ou moins accentuée, bref de s’écrire en binaire mais de se jouer en ternaire. Et ça je ne pense pas que ce soit transposable dans notre langue. Certains parfois parlent du swing de la langue française. Je pense pour ma part que, si Napoléon n’avait pas vendu aux Anglais la Louisiane telle qu’elle se présentait à l’époque, c’est-à-dire des frontières du Canada jusqu’au Golfe de Mexique, il n’y aurait pas eu le jazz. Il y a dans la langue anglaise une accentuation qui est effectivement proche du swing. Pas dans la langue française.
C’est le fameux “syncopé anglo-nègre” dont parlait Charles-Albert Cingria…
Exactement ! Il n’a pas dit beaucoup de choses sur le jazz mais c’était chaque fois pertinent. Vous savez que ce petit texte auquel vous faites référence a paru dans le même numéro de la Revue romande que le fameux article d’Ansermet ? Numéro historique [“Sur un orchestre nègre”, 15 octobre 1919, n° 10, NDR.]
Comment en arrivez-vous finalement à écrire dans Jazz Magazine ?
Oh, de façon accidentelle… Un jour, on est en 1962, je lis dans Jazz Magazine une chronique de disque qui me paraît complètement con au sujet de Coleman Hawkins. Je ne sais pas ce qui me prend, je n’avais jamais fait ça de ma vie, j’écris une lettre de protestation. Et là, par retour de courrier, je reçois un mot de Jean-Louis Ginibre, le rédacteur en chef du journal à l’époque, qui en gros me dit : « Bon, si vous n’êtes pas d’accord, venez donc nous voir et l’écrire noir sur blanc ». Il se trouve que je travaillais à l’époque dans une boîte de régie publicitaire à 200 mètres des bureaux de Jazz Magazine, alors j’y suis allé. Et quelques semaines plus tard, je me retrouvai avec un paquet de disques à chroniquer. Voilà, c’était parti ! Mon premier texte publié dans Jazzmag est un compte rendu d’un concert d’Ellington qui a dû paraître au début de 1963.
Qu’est-ce que ça change alors concrètement pour vous de collaborer à Jazz Magazine ?
Ah, mais c’est tout de suite merveilleux ! Très vite, Ginibre m’a envoyé couvrir des concerts et pas seulement à Paris. Je me souviens de mon premier voyage à Londres en 1963, le jour de l’assassinat de Kennedy, pour rendre compte d’un concert de Stan Kenton. De mon premier festival de Juan-Les-Pins l’année suivante ; du festival de Prague aussi par la suite… C’était nouveau pour moi tous ces voyages, très rigolo de parcourir l’Europe avec comme seule contrainte d’aller écouter du jazz. Ensuite bien sûr, il fallait fournir du texte. En quantité. Et parfois dans des délais très courts. Je crois que du point de vue de l’écriture, ce travail journalistique, qui nécessitait principalement d’être rapide, m’a délivré d’un certain nombre d’embarras qui pouvaient m’entraver dans des registres plus littéraires.
Et quelle était l’ambiance dans la rédaction ?
Ah formidable ! Il y avait Ginibre, Jean-Robert Masson qui avait été le rédacteur en chef juste avant lui, Philippe Carles déjà, et donc Jean-Louis Comolli pas loin, Alain Gerber aussi, puis un peu plus tard Francis Marmande… On se marrait bien, on se voyait très souvent, on passait des soirées ensemble, ceux qui en étaient capables faisaient de la musique, c’était très joyeux. Ce sont des années un peu clés dans l’histoire du jazz qui voient le free émerger et la critique se radicaliser tant d’un point de vue politique qu’esthétique, notamment à Jazz Magazine.
Comment avez-vous vécu cette période ?
C’est-à-dire que je comprenais parfaitement cette lecture politique du jazz, il y a incontestablement une justesse dans l’analyse proposée par Carles et Comolli à l’époque dans Free Jazz, Black Power et qui a plus ou moins orienté la ligne éditoriale du journal tout au long des années 1970. Ce n’était pas idéologiquement que j’étais réticent, les orientations gauchistes du journal ne m’ont jamais dérangé, même si je trouvais cette idée de révolution permanente un peu folle quand même. Non, c’est la musique qu’elles analysaient qui, selon moi, était catastrophique. Je le leur disais bien sûr, on en discutait… Ils rigolaient… On ne s’est jamais fâché pour ça. Je crois qu’à partir de cet instant je me suis mis à jouer dans la rédaction le rôle de contrepoids conservateur, voire réactionnaire dans l’acception du mot qu’en donne Cingria : « Celui qui réagit » !
Est-ce qu’en dehors de cette grille de lecture progressiste qu’on a pu plaquer sur ces années free, il y a des musiciens relevant de cette esthétique qui ont trouvé grâce à vos oreilles ?
Oui, Eric Dolphy à ses débuts. Mais celui qui m’a le plus épaté dans cette famille, c’est Albert Ayler ! Parce que lui, il est allé jusqu’au bout, et de façon totalement spontanée, sans arrière-pensée ! Son Summertime a donné à la fin du jazz la magnificence d’un commencement. Il attrape cette berceuse nostalgique et la démantibule en même temps qu’il la vénère. C’est un hymne funèbre au jazz qu’on entend là et c’est extraordinaire. Beaucoup plus émouvant que les errances lyriques de John Coltrane.
Coltrane ne vous touche pas ?
Non. D’abord, je n’aime pas sa sonorité. Mais il y a autre chose de plus essentiel. Le jazz selon moi a eu cette grande chance d’avoir été condamné très longtemps au format du 78-tours qui l’obligeait à tout dire en l’espace de trois minutes. Ça correspondait peu ou prou au temps d’une danse. Le blues, la danse – c’est sur ces dimensions humaines fondamentales que le jazz s’est fondé. Quand ça ne se danse plus, quand le swing n’est plus que “suggéré”, quand la matrice du blues disparaît, que reste-t-il du jazz ?
Mais le jazz prend cette tangente-là dès les années 1950…
Oui, et même en 1945 ! Mais il meurt en 1963 avec le Summertime d’Ayler ! Après il y a des survivances, des redites, des académismes. Mais on ne peut pas aller au-delà. Il y a eu ce moment où aller au-delà, c’était sortir.
Donc, pour vous, on vit depuis cinquante ans dans le post-jazz, on est sorti de l’histoire ?
Oui. Je ne dis pas que ce n’est pas intéressant ce qui se passe, mais ce n’est plus du jazz. L’instrumentation souvent fait illusion. Mais est-ce parce que l’on utilise des saxophones, des trompettes, des batteries, qu’on fait du jazz ? Parfois des traces de blues affleurent dans les thèmes, des bribes de swing aussi… Mais on est effectivement entré dans l’ère de l’hybridation. Dans le métissage. Est-ce aussi formidable qu’on veut bien le dire ? Je n’en sais rien. Qu’est-ce que ça recouvre finalement cette esthétique du métissage dont on nous rebat les oreilles ? Tout est métis de toute façon, le jazz en premier lieu.
Justement. Le jazz étant foncièrement une musique métisse, ne vit-on pas simplement aujourd’hui la suite logique du processus de créolisation qui est sa matrice et son moteur, dans une perspective simplement plus mondialisée ?
Je crois que c’est purement verbal, cet argument. Chaque jour, arrivent du monde entier sur le marché des dizaines de nouveaux musiciens dits “de jazz” qui tous parlent une langue différente. Chacun amène ses références, ses traditions, chacun emprunte au jazz des éléments différents pour les greffer sur d’autres. Comment faire pour s’entendre ? Où trouver un discours commun qui ait une direction ? Aujourd’hui ce qui se joue n’est pas définissable, c’est “de la musique”. Qui aujourd’hui incarne le jazz ?
Pourquoi finalement avoir continué de collaborer à Jazz Magazine après avoir fait ce constat précoce de la mort du jazz ?
Pour des raisons d’amitié d’abord. Les années 1970 n’ont pas été faciles pour le journal, Philippe Carles a tenu la baraque comme il le pouvait. Toutes les trois semaines, il déménageait dans des bureaux toujours plus petits et mal éclairés. Si Frank Tenot n’avait pas été animé de la foi de l’amateur, le titre n’aurait pas survécu. Et puis tout simplement, parce que le plaisir d’écouter et d’écrire sur cette musique ne m’a jamais quitté.
Vous continuez d’aimer le jazz comme au premier jour ?
Ah oui ! Vous savez, j’aime tous les registres dans le jazz, la gaieté, le pathétique, le tragique… Mais parfois il y a ces moments de grâce qui transcendent tout le reste sans qu’on sache très bien comment ni pourquoi. Au hasard d’un morceau : une simple introduction de piano de Fats Waller ; le continuo de Freddie Green… C’est une merveille qui repose le plus souvent sur trois fois rien ! Ce n’est même pas parfait. C’est au-delà de la perfection. Alors oui, les grandes choses bien sûr je les admire comme tout le monde. Mais ce sont ces petits moments-là, à peine définissables, dans lesquels je trouve mon bonheur le plus intense. C’est souvent la même chose en littérature d’ailleurs ! Les grandes orgues de Victor Hugo, c’est très impressionnant. Mais qu’y a-t-il de plus beau que Paul-Jean Toulet finalement dans toute la poésie française ? Quatre vers et voilà – tout est dit. Comme il l’est avec les trois petites notes finales de Count Basie : « Bling, bling, bling »… •
Photos : © Jean-Robert Masson et Jean-Marc Birraux