En complément de notre grand dossier “7 guitaristes cultes” du nouveau numéro de Jazz Magazine, retour sur les débuts d’un des plus grands groupes de l’Histoire du jazz-rock, le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin.
par
Fred Goaty / photo : X/DR

New York, fin 1968. « Jack, je cherche un guitariste pour mon groupe… Tu aurais une idée ? – Écoute Tony, j’ai joué il n’y a pas longtemps avec Bill Evans au Ronnie Scott’s de Londres. Un après-midi, j’ai jammé avec Dave Holland et un super guitariste, John McLaughlin… J’ai tout enregistré, tu veux jeter une oreille ? » Tony Williams est bluffé par la bande que Jack DeJohnette lui fait écouter. Il ne tardera pas longtemps avant d’appeler ce guitariste anglais dont il n’avait jamais entendu parler.
Londres, début 1969. Un téléphone sonne. « Allô, John ? C’est Dave Holland ! [Dave Holland vient de remplacer Ron Carter dans le quintette de Miles Davis.] J’ai quelqu’un à coté de moi qui veut absolument te parler. – O.k. Dave, mais qui est-ce ? – Tony Williams ! » Le batteur dit au guitariste tout le bien qu’il pense de lui, et qu’il compte créer un groupe dans lequel il le verrait bien jouer. Peu de temps après, Tony Williams le rappelle et l’invite cette fois à prendre le premier avion pour New York. À 27 ans, la vie déjà bien remplie de John McLaughlin va brusquement s’accélérer. Le vendeur de guitares du magasin Selmer de Charing Cross Road (Pete Townshend des Who se souvient lui en avoir acheté une…) devenu musicien de studio puis accompagnateur de Graham Bond, Duffy Power, Georgie Fame, Gunter Hampel et Gordon Beck va changer de planète.

L’appel de la Big Apple
À New York, John McLaughlin ne tarde pas à faire sensation. Le premier soir où Larry Coryell l’entend jouer au Count Basie’s, un club de Harlem, il en reste bouche bée. L’impact de ce guitariste anglais sur la scène musicale new-yorkaise fait écho à celui d’un de ses confrères afro-américains sur la scène londonienne, trois ans plus tôt, un certain Jimi Hendrix. Dans la foulée, John McLaughlin participe à plusieurs séances d’enregistrement dirigées par le futur ex-employeur de Tony Williams, Miles Davis, croisé dès ses premières heures passées sur le sol américain – Miles aussi était venu l’écouter au Count Basie’s… À quelques mois d’intervalle, il contribue aux désormais historiques “In A Silent Way” et “Bitches Brew”, et résiste poliment aux avances de Miles, qui souhaite l’intégrer dans son groupe. Car il n’oublie pas que c’est d’abord pour être le guitariste du groupe de Tony Williams qu’il a quitté l’Angleterre…

Dans le Lifetime, McLaughlin aura l’opportunité de jouer avec celui qu’il considère comme l’un des plus grands révolutionnaires de la batterie, qui de plus l’encourage vivement à composer. Sa foi en Tony Williams est si grande qu’il ne lui a même pas demandé qui d’autre était supposé jouer dans le groupe ! Ô surprise, pas de bassiste dans la place quand il se présente aux premières répétitions, mais un organiste. Larry Young. Le rêve éveillé continue.

Comme son titre le suggère, le premier (double) album du Lifetime, “Emergency !”, est enregistré dans l’urgence fin mai 1969. C’est un dangereux concentré d’invention brute, une sorte de bombe à fragmentation sonique. Mais l’ingénieur du son est dépassé par les événements. Les musiciens se sentent trahis. Neuf mois plus tard, le trio devient quartette avec l’arrivée du bassiste Jack Bruce, fraîchement débarqué de Cream, l’un des groupes de rock favoris de Tony Williams avec l’Experience de Jimi Hendrix, le MC5 et les Beatles. Un second brûlot, “Turn It Over”, est mis en boîte aussi frénétiquement que son prédécesseur. Mais le succès n’est toujours pas au rendez-vous. Les radars de la critique jazz repèrent pourtant bien cet objet sonique non identifié, mais chez les puristes, les mines sont renfrognées ; d’aucuns, même, se bouchent les oreilles. Quant aux foules qui communient à Woodstock ou sur l’Île de Wight, elles préfèrent “Bitches Brew” de Miles, le premier Santana et Whole Lotta Love de Led Zeppelin, entre autres. La musique (trop ?) avant-gardiste du Lifetime fait cependant forte impression sur la communauté musicienne. Herbie Hancock se souvient encore du soir où il vit l’incroyable power jazz quartet de son copain Tony au Ungano, un club de Manhattan. Ses tympans aussi, qui en bourdonnent encore.

On dit que le jazz-rock a commencé avec le Lifetime et qu’il s’est arrêté juste après sa dissolution, provoquée par des problèmes de management et un manque cruel de gigs. Point de vue excessif, mais pas dénué de sens. Quoi qu’il en soit, les premières graines du Mahavishnu Orchestra sont plantées, et John McLaughlin saura se souvenir qu’un groupe, aussi exceptionnel soit-il, n’arrive à quelque chose sans un vrai manager et des tournées intensives…

Miles persuasif et Sri sélectif

C’est à Boston, après avoir assisté à l’un des trop rares concerts du Lifetime, que Miles Davis glisse à son guitariste anglais préféré : « John, il est temps que tu formes ton propre groupe maintenant… » Quand Miles lui-même vous donne ce genre de conseil, vous n’y réfléchissez pas à deux fois. McLaughlin enregistre donc son deuxième album personnel, “Devotion”, avec Larry Young à l’orgue (qui continue parallèlement de jouer avec Tony Williams), Billy Rich à la basse et le batteur de l’éphémère Band Of Gypsys de Jimi Hendrix, Buddy Miles. La mayonnaise ne prend pas vraiment. D’après McLaughlin, les séances sont « mises en pièces » et publiées n’importe comment (on veut bien le croire).

Quand il se décide à former un nouveau groupe, le bon cette fois – espère-t-il –, il doit encore un disque à son label, Douglas Music. Il retourne donc en studio pour graver deux faces aussi contrastées que le jour et la nuit. L’une, magnifique, à la guitare acoustique solo (avec quelques subtils overdubs), et l’autre avec Dave Liebman à la flûte, Badal Roy aux tablas, Charlie Haden à la contrebasse, Jerry Goodman au violon (qui jouera par-dessus les bandes, sans croiser les autres musiciens) et Billy Cobham à la batterie. “My Goal’s Beyond”, qui sortira en 1971, est un disque essentiel.

Entre temps, au printemps 1970, Danny Weiss, le manager de Larry Coryell, lui a présenté Sri Chinmoy, dont il devient quasi instantanément le disciple. (Coryell aussi, mais pour quelques heures seulement, ou à peine plus.) Le leader spirituel indien lui donne le nom de Mahavishnu – Maha le créateur, Vishnu le conservateur. La nouvelle formation de John McLaughlin s’appellera donc The Mahavishnu Orchestra. À une époque où les groupes de rock ont des noms tous aussi étranges les uns que les autres, celui-là ne devrait pas laisser indifférent. Entre The Grateful Dead et The Mothers Of Invention, il y aura une place pour The Mahavishnu Orchestra. Et quelle place…

Bill & Jerry

Avant que Jerry Goodman, Jan Hammer et Rick Laird ne se joignent au groupe, John McLaughlin répète plusieurs semaines avec Billy Cobham dans un loft du quartier de SoHo. (Pour avoir une idée de ce que ces duos guitare/batterie pouvaient donner, écoutez l’ébouriffant Phenomenon : Compulsion dans “Electric Guitarist”, superbe album rétrospectif de McLaughlin paru en 1978.) Le guitariste et le batteur avait déjà enregistré ensemble pour la face deux de “My Goal’s Beyond”, mais aussi dans “Spaces” de Larry Coryell, sans oublier l’incendiaire “A Tribute To Jack Johnson” de Miles Davis, en avril 1970. Billy Cobham se souvient même avoir croisé McLaughlin à Londres, lors d’un gig au Ronnie Scott’s avec Horace Silver… (On imagine que McLaughlin devait être alors membre du Quartet de Gordon Beck.) Passé l’échec commercial de son premier groupe, Dreams, avec les frères Brecker et John Abercrombie, et pas encore sûr de ses talents de leader et de compositeur, Cobham est prêt pour une nouvelle aventure en groupe.

Jerry Goodman, de son côté, vient de quitter The Flock, combo chicagoan proto jazz-rock. De père et de mère violonistes (!), ce jeune virtuose impétueux éduqué à la musique classique admire l’un des confrères et compatriotes de McLaughlin, l’effectivement admirable Peter Green des Bluesbreakers (le groupe de John Mayall) et de Fleetwood Mac. Il aime aussi les Beatles, et plus encore Jimi Hendrix, dont le style a influencé le sien plus que tout autre violoniste. C’est en écoutant Goodman avec The Flock que McLaughlin se dit que la musique qu’il avait en tête pour son Mahavishnu Orchestra conviendrait parfaitement à ce musicien d’esprit rock à la technique sans faille.

Jan & Rick

Quand le pianiste et bientôt maître du synthétiseur Moog Jan Hammer est officiellement engagé, McLaughlin a seulement jammé une seule fois avec lui. Mais le simple fait qu’il soit recommandé par son ami Miroslav Vitous – qui, au passage, aurait bien vu Hammer jouer dans Weather Report aux côtés de Joe Zawinul… – est un gage d’excellence. (Encore lycéens, Miroslav et son frère Alan Vitous avaient joué avec Jan Hammer dans le Junior Trio, en Tchécoslovaquie.) McLaughlin sait que ce claviériste praguois qui a accompagné Sarah Vaughan est l’homme de la situation : quelle meilleure école que d’accompagner l’une des plus grandes chanteuses de jazz de tous les temps ?

Au début des années 1970, Hammer n’est encore qu’un illustre inconnu. Sa discographie personnelle ne s’enorgueillit que d’un seul 33-tours, “Maliny Maliny”, enregistré live en 1968 à Munich et publié par le label allemand MPS. Quant à l’album du flûtiste Jeremy Steig auquel il a participé, “Energy” (1970), personne, ou presque, ne l’a écouté… Il a pourtant enregistré à l’Electric Lady Studio de New York, bâti par Jimi Hendrix, dont Jan Hammer, tout excité, fit d’ailleurs la connaissance – le guitariste Kevin Eubanks a souvent dit que Jan Hammer était « le Jimi Hendrix du Moog ».

Richard Quentin “Rick” Laird, John McLaughlin le connaissait depuis des années. Ils avaient joué ensemble dans l’une des nombreuses incarnations du Trinity de l’organiste Brian Auger. Rick Laird était un contrebassiste expérimenté qui depuis le début des années 1960 avait accompagné Stan Getz, Sonny Rollins, Ben Webster, Roland Kirk, Benny Golson, J.J. Johnson ou encore Phil Woods – son job de contrebassiste régulier du house band du Ronnie Scott’s lui permit de jouer avec la plupart de ses idoles. Pour lui, Ray Brown est le « Charlie Parker de la contrebasse », mais pour des « raisons pratiques », il échange la sienne contre une basse électrique en 1968. Et s’il rejoint le Mahavishnu Orchestra, ce n’est pas seulement parce que McLaughlin le tient en haute estime, c’est aussi pour une raison toute simple : Tony Levin, contacté en premier par McLaughlin, a décliné l’offre, estimant que son groupe d’alors, Mike And The Rhythm Boys (!), avait un avenir certain…

Choc et révélation

Miles Davis, Chicago, Blood, Sweat & Tears, Dreams, The Flock, Gary Burton, Soft Machine, The Jimi Hendrix Experience, Cream, Larry Coryell… : en 1971, quand on entre chez un disquaire, quoi de plus naturel que de cultiver ses amours jazz et ses passions rock ? Pour McLaughlin et son orchestre comme pour tout le mouvement musical dont il sont les fiers initiateurs, la douzaine de soirées qu’ils vont passer au Gaslight At The Au Go-Go de Greenwich Village à New York est un véritable big bang sonore. Le volume de la sono était dit-on encore plus élevé que celui des concerts du Lifetime – rappelons qu’au verso de la pochette de “Turn It Over” il n’était pas seulement inscrit « Play It Loud » mais aussi « Play It VERY VERY Loud ». Bien entendu, avec ou sans boules Quiès, les réactions du public oscillèrent entre rejet immédiat et enthousiasme bruyant. Malgré les percées du Lifetime, personne ne pouvait s’attendre en 1971 à ce qu’un groupe de jazz ne piétine aussi méthodiquement les plates-bandes du rock.

Durant ses trente mois d’existence, le Mahavishnu Orchestra, grâce à son habile et efficace manager Nat Weiss, va donner près de deux cent cinquante concerts, partageant souvent l’affiche avec des groupes de rock dont les fans n’étaient pas tous prêts à entendre, à tous les sens du terme, une musique aussi radicale. Ainsi, le Mahavishnu Orchestra partagera la scène avec les Byrds, Blue Öyster Cult, Yes, les Kinks, Aerosmith, Procol Harum, Dr. John ou Captain Beefheart. Le 29 décembre 1971, au célèbre Carnegie Hall de New York, le cataclysme sonore qu’ils provoquent ne facilite pas la tâche d’It’s A Beautiful Day, sympathique groupe de rock psychédélique san-franciscain… Dans la salle, un gamin de dix-sept ans n’est venu que pour le Mahavishnu Orchestra : Peter Erskine.

Le Mahavishnu Orchestra (© X/DR)

Le 6 juillet 1972, toujours au Carnegie Hall, ceux qui viennent d’applaudir à tout rompre le concert solo d’Oscar Peterson froncent des sourcils et grincent des tympans dès que McLaughlin et ses compères jouent les premières notes de Meeting Of The Spirits. Le 16 mars 1973, au Felt Forum, c’est James Taylor qui monte sur scène. Pour chanter ? Non, pour offrir un gâteau – un space cake ? – à John et ses musiciens. (McLaughlin venait de graver un superbe solo acoustique sur le “One Man Dog” du chanteur folk, ceci explique peut-être cela.) Toutes ces péripéties n’empêcheront pas le Mahavishnu Orchestra de connaître un grand succès, sur scène comme sur disque. “Birds Of Fire” atteindra la quinzième place du Top 100 du Billboard. Une performance sans doute pas prête de se reproduire pour un disque de musique instrumentale…

Chacun sa route

Entre avril et mai 1973, le Mahavishnu Orchestra partage plusieurs fois l’affiche avec les Mothers Of Invention de Frank Zappa : George Duke, Sal Marquez, Tom Fowler, Ralph Humphrey et Jean-Luc Ponty, qui ne sait pas encore qu’il fera partie du M.O. un an plus tard, sont subjugués par la puissance et la virtuosité inouïes de cet orchestre anglo-américano-tchécoslovaco-panaméen. Zappa aussi est impressionné, mais trouve que cet Anglais à la voix douce et au regard pas moins malicieux que le sien se prend malgré tout un peu trop au sérieux. Comme on dit, le respect est mutuel, mais le Génial Moustachu se montrera volontiers caustique dès qu’on lui demandera son sentiment à propos de son confrère…

Le 29 et le 30 novembre, le M.O. joue à la Cornell University d’Ithaca avec Weather Report, puis à la Princeton University avec Return To Forever : tout un pan de l’histoire du jazz en fusion concentré en deux soirs ! Enfin, le 30 décembre Temple Maçonique de Detroit, le Mahavishnu Orchestra première époque donne son ultime concert. En coulisse, personne ne sable le champagne. La fête est finie. La minute de silence qui précédait chaque performance – McLaughlin tout de blanc vêtu, tête baissée et les mains jointes… – se transforme en silence assourdissant : The Mahavishnu Orchestra Mark I n’est plus.

Dans les jours qui suivent, John McLaughlin songe déjà à un autre Orchestra… Jerry Goodman et Jan Hammer ne vont pas tarder à enregistrer “Like Children”… Rick Laird finira par ranger sa basse dans son étui pour se consacrer à son autre passion, la photographie… Quant à Billy Cobham, qui vient tout juste de publier son premier album, “Spectrum” (avec Tommy Bolin, Jan Hammer et Lee Sklar, le bassiste de James Taylor), un détail ne lui pas échappé : Narada Michael Walden est venu plusieurs fois assister aux derniers concerts du M.O., en se plaçant juste derrière lui, comme pour s’imprégner de la musique…

Rigueur sauvage

Entre la fusion du Gaslight At The Au Go-Go et la fission du Maconic Temple de Detroit, le Mahavishnu Orchestra “Mark I” a fort heureusement enregistré trois albums studio et un live. Aujourd’hui, leurs titres renvoient à toute une époque : “The Inner Mounting Flame”, “Birds Of Fire” et “Between Nothingness & Eternity”. Publié en 1999 sous le titre de “The Lost Trident Sessions”, nul ne saura jamais comment se serait intitulé leur troisième opus studio s’il avait paru en son temps.

C’est à New York, pendant leur engagement au Gaslight At The Au Go-Go – ou juste après, les témoignages ne sont pas toujours “raccords”… – que John McLaughlin, Jerry Goodman, Jan Hammer, Rick Laird et Billy Cobham ont enregistré en une journée (!) “The Inner Mounting Flame”. Clive Davis, le grand manitou de Columbia, était immédiatement tombé sous le charme du persuasif McLaughlin, certain que son nouveau groupe allait faire de la musique comme personne d’autre n’en avait jamais entendu. De là à donner à ce jazz band un budget comparable à celui d’un rock band, il y avait un pas, que Monsieur Davis ne franchit pas. Qu’importe. Et même tant mieux. Si les huit morceaux qui composent “The Inner Mounting Flame” font aujourd’hui encore vibrer, c’est bien parce qu’ils ont été enregistrés dans l’urgence, une bonne urgence cette fois, l’ingénieur du son Don Pulusse ayant remplacé au doigt levé celui qui avait été nommé d’office, bien vite dépassé/submergé par la puissance sonore de ce groupe qui semblait monter jusqu’à onze le volume de ses amplis – ceux qui connaissent par cœur le film Spinal Tap savent de quoi je parle…

Plus de quarante ans après sa parution, “The Inner Mounting Flame” sonne comme le prolongement à la fois sauvage et rigoureux de “Turn It Over” du Lifetime et de la première face de “A Tribute To Jack Johnson” de Miles Davis, avec une touche de The Flock. Pourtant, on a beau chercher, rien ne ressemblait alors vraiment à la musique du Mahavishnu Orchestra, mélange savamment dosé de blues mutant, de métriques complexes (les passions de McLaughlin pour Stravinsky et la musique indienne ne le poussent guère à jouer uniquement en 4/4), d’énergie rock, de joliesse pastorale et d’improvisations débridées. Ce groupe semblait – trompeuses apparences – ne se soucier ni du swing ni même du groove. Jouer de façon syncopée, c’est bien, mais faire tomber ses auditeurs en syncope, c’est encore mieux. Le M.O. jouait fort et vite, ou plus précisément : très fort et encore plus vite. De Steve Khan à Pat Metheny en passant par Bill Bruford, Chris Squire, John Abercrombie, Herbie Hancock, Stanley Clarke et même Tony Williams, tous ceux qui ont vu le groupe à l’époque s’accordent pour dire que ce fut une expérience sans précédent.

Dans “The Inner Mounting Flame” comme dans son successeur, “Birds Of Fire”, ce sont les contrastes qui fascinent. On passe sans coup férir d’un déferlement salvateur – la terrassante intro d’Awakening, les riffs tranchants de Noonward Race, qui renvoient ceux que McLaughlin avait improvisés dans “A Tribute To Jack Johnson” – à des plages de sombre (in)quiétude, tel Dawn, auréolé d’un solo incendiaire de McLaughlin, ou encore You Know, You Know, où le piano électrique d’Hammer sonne comme une lueur d’espoir, couleur bleu nuit.

L’incroyable intensité

Trois coups de gong… Les barrières ne tombent plus : elles fondent. Dans “Birds Of Fire”, enregistré entre Londres et New York, Billy Cobham déploie de façon encore plus tentaculaire sa science de la polyrythmie. Il y avait alors quelque chose de réellement phénoménal chez cet homme, dont le style et le charisme traumatiseront plusieurs générations de batteurs. Rick Laird est son complément idéal, qui joue le rôle de point d’ancrage avec une sagesse et une économie des plus salutaires. Sans lui, l’édifice se serait peut-être même écroulé sur lui-même. Laird sait aussi se mettre en valeur avec beaucoup d’élégance, comme dans One Word, en restant plus proche de l’esprit d’un Steve Swallow que de celui d’un Stanley Clarke… Quant à Jerry Goodman, il affirme sa verve chantante et sa fraîcheur lumineuse – écoutez Open Country Joy. Il survole le magma sonore dominé par les passes d’armes survoltées de McLaughlin et d’Hammer, pour qui le Moog semble avoir été inventé personnellement, tant il s’y révèle novateur et créatif. Tiens tiens…, la mélodie lancinante de Resolution, qui clôt l’album, était celle d’un autre One Word, chanté par Jack Bruce avec le Lifetime en 1970…

Publié en novembre 1973 et enregistré seulement trois mois plus tôt à Central Park (New York), “Between Nothingness & Eternity” remplace en quelque sorte le troisième album studio du Mahavishnu Orchestra, qui restera curieusement inédit pendant plus de vingt-cinq ans. Le 33-tours original de “Between Nothingness & Eternity” ne comporte que trois titres : Trilogy (The Sunlit Path / La Mere De La Mer / Tomorrow’s Story Not The Same), Sister Andrea et Dream, qui occupait naguère toute la seconde face.

Jusque-là, John McLaughlin avait été le seul et unique compositeur officiellement crédité du M.O., ce qui finit évidemment par irriter les autres membres du groupe, qui estimaient que leurs contributions respectives n’étaient pas reconnues à leur juste valeur. Lors des séances londoniennes au Trident (celles du futur “The Lost Trident Sessions”), Jerry Goodman, Jan Hammer et Rick Laird avaient cependant réussi à placer des compositions personnelles, mais seul Sister Andrea figurera, en version live, sur “Between Nothingness & Eternity”. Un live dont, justeement, Sister Andrea est l’un des moments forts. Certaisns passages de Dream sont éblouissantes, mais détachées de l’excitation générée par leur instantanéité live, elles finissent peut-être par faire oublier le meilleur : l’incroyable intensité qui caractérisait le Mahavishnu Orchestra.

La fête est finie

Avant d’entamer son unique tournée japonaise, le groupe est miné de l’intérieur par les rancœurs et la fatigue (un disque pirate capté lors de cette tournée s’intitule fort à propos “Between Failure & Frustration”). Et John McLaughlin ne goûte guère que ses musiciens règlent leur compte dans un article publié dans le magazine musical Crawdaddy. Jan Hammer, notamment, est assez virulent envers lui. La lassitude n’est sans doute seulement due au rythme infernal des tournées…

Le 31 décembre 1973, au lendemain de leur ultime concert de Detroit, John McLaughlin, Jerry Goodman, Jan Hammer, Rick Laird et Billy Cobham n’ont pas célébré le jour de l’an ensemble. Mais à l’image de son principal héros et mentor, Miles Davis, John McLaughlin s’est rapidement inventé d’autres lendemains qui chantent : Mahavishnu Orchestra Mark II et Mark III, Shakti, One Truth Band, re-Mahavishnu, Heart Of Things, Remember Shakti, etc., etc. Son histoire continue. Respect.


À lire Power, Passion And Beauty – The Story Of The Legendary Mahavishnu Orchestra, The Greatest Band That Ever Was, passionnante biographie sous forme d’histoire orale écrite d’une plume alerte et vive par un grand connaisseur, Walter Kolosky (éd. Abstract Logix Books).

“Hejira” (1976), “Don Juan’s Reckless Daughter” (1977), “Mingus” (1979) et “Shadows And Light” (1980) : le superbe coffret CD ou LP “The Asylum Albums (1976-1980)” réunira le 21 juin ces œuvres essentielles de la géniale chanteuse, guitariste, autrice et compositrice canadienne.
Par
Fred Goaty

On reçoit de plus en plus souvent, au Salon de Muziq comme à Jazz Magazine, des dossiers de presse assez baroques rédigés par des poètes du dimanche qui oublient l’essentiel : nous informer . Alors quand l’un d’entre eux se distingue de la masse et nous en apprend de belles sur événement phonographique à venir, autant le citer dans les grandes largeurs. C‘est le cas de celui consacré au nouveau coffret de Joni Mitchell, “The Asylum Albums (1976-1980)”. Alors ouvrons les guillemets, non sans avoir effectué quelques discrètes modifications “maison” :
« Après la fin de la tournée “The Hissing Of Summer Lawns”, Joni Mitchell s’était installée dans la maison en bord de mer de Neil Young pour se reposer. Poussée par l’envie de voyager, mais sans véritable idée de destination, elle s’était embarquée à l’improviste dans un road trip à travers l’Amérique en compagnie de quelques amis. Elle effectuera ainsi trois voyages entre 1975 et 1976, une période marquée par la notion de mouvement, tant dans ses pérégrinations géographiques qu’à l’intérieur de ses explorations musicales. Cette phase de mutation constitue l’élément central de “The Asylum Albums (1976-1980)”, la nouvelle parution des “Archives Series” de Joni Mitchell.
“The Asylum Albums (1976-1980)” concentre la facette la plus aventureuse de Joni Mitchell avec “Hejira” (1976), “Don Juan’s Reckless Daughter” (1977), “Mingus” (1979) et le double album live “Shadows And Light” (1980). L’ingénieur du son réputé Bernie Grundman a remasterisé les quatre albums inclus dans ce coffret à partir des flat masters analogiques originaux.
La pochette de “The Asylum Albums (1976-1980)” est illustrée par un détail d’une toile originale de Joni Mitchell. Les fans pourront découvrir l’intégralité de ce paysage abstrait dans l’insert inclus dans les coffrets CD et 33-tours.

Au cours de cette période, Joni Mitchell avait courageusement déclaré qu’elle passait du « département des hits » au « département artistique ». Les critiques ont mis du temps à s’y faire, alors que sa créativité avait atteint son zénith. Après avoir employé de remarquables musiciens de séance, elle avait commencé à enregistrer avec des jazzmen virtuoses comme Larry Carlton et Pat Metheny (guitare), Michael Brecker (saxophone), Herbie Hancock (claviers), Don Alias (percussions) et plusieurs membres de Weather Report, dont Jaco Pastorius (basse), Wayne Shorter (saxophone) et Manolo Badrena (percussions). 
Un vibrant essai rédigé par l’actrice Meryl Streep, fan de longue date de l’œuvre de Joni Mitchell, accompagne ce coffret. Elle écrit : “Joni ne nous a pas seulement donné des artefacts – de la musique et des paroles. Son art nous a changé. Elle a déplacé des choses en nous, et c’est de cette manière que les artistes changent le monde.”

“Hejira” témoigne avec force de l’évolution artistique de Joni Mitchell. Ses instrumentations nuancées, couplées à ses textes introspectifs, ont donné lieu à des titres intemporels comme Coyote, avec Jaco Pastorius à la basse, et Furry Sings The Blues, avec Neil Young à l’harmonica. Joni Mitchell avait déclaré : “Je pense que beaucoup d’artistes auraient pu écrire un grand nombre de mes autres chansons, mais celles d’“Hejira” ne pouvaient venir que de moi.”
Son voyage s’est prolongé avec “Don Juan’s Reckless Daughter”, un double-album de musique principalement expérimentale. Il contient Paprika Plains, un morceau de piano accompagné d’arrangements orchestraux qui remplit une face entière de l’album. Ce titre a captivé des aventurers de la musique comme Charles Mingus et Björk, qui a déclaré que l’approche audacieuse de ce morceau avait inspiré sa production.
Le périple de Joni s’est achevé avec “Mingus”, sa collaboration avec le titan du jazz Charles Mingus, qui avait composé plusieurs chansons pour ce projet. Mingus est décédé peu de temps avant la fin de l’enregistrement de l’album, et Joni Mitchell l’a dédié à sa mémoire. Quatre titres de “Mingus” accompagnés de textes de Joni Mitchell figurent sur l’album, dont une version de Goodbye Pork Pie Hat, l’hommage de Mingus au saxophoniste Lester Young, et une de ses plus célèbres compositions. Dans le livret de l’album, Joni Mitchell avait expliqué qu’elle s’était totalement immergée dans le jazz pour la première fois à l’occasion de cet enregistrement. “J’avais l’impression de me trouver au bord d’une rivière, un doigt de pied dans l’eau, pour tester la température – puis Charlie est arrivé et m’a poussée – Coule ou mets-toi à nager’…”

Le double album live “Shadows And Light” est le dernier disque de “The Asylum Albums (1976-1980)”. Elle l’a enregistré lors de la tournée “Mingus” en septembre 1979 au Santa Barbara Bowl. À l’exception de son célèbre Woodstock, “Shadows And Light” se concentrait sur ses chansons plus récentes :Amelia, Dreamland ou The Dry Cleaner From Des Moines. The Persuasions, groupe vocal populaire dans les années 1960, est présent sur Shadows And Light et une reprise de Why Do Fools Fall In Love.
La sortie de “The Asylum Albums (1976-1980)” anticipe celle de “Joni Mitchell Archives – Volume 4”, la prochaine parution de la série d’archives retraçant sa carrière à travers des enregistrements studio et live inédits. Plus de détails seront annoncés en fin d’année.
Joni Mitchell donnera deux concerts à guichets fermés au Hollywood Bowl les 19 et 20 octobre prochains. Ces deux shows seront les premiers de Joni Mitchell en tête d’affiche depuis plus de deux décennies. Elle sera par l’ensemble Joni Jam. »

Joni Mitchell, non loin de Las Vegas, le 22 mai 1978.

Voilà, vous savez tout, ou presque sur le futur coffret de Joni Mitchell. Et si ses admirateurs de longue date connaissent forcément déjà par cœur les quatre chefs-d’œuvre de “The Asylum Albums (1976-1980)”, nul doute qu’ils apprécieront le travail de remastering de Bernie Grundman, même si les magnifiques rééditions CD japonaises de “Hejira”, “Don Juan’s Reckless Daughter” et “Mingus” en 2011 sonnaient déjà beaucoup mieux. Et ils attendent donc avec non moins d’impatience – et sans doute même encore plus… – le coffret “Joni Mitchell Archives – Volume 4”, qui devrait donc sortir début 2025 et contenir au moins cinq CD. Avec les fameuses sessions inédites de “Mingus” enregistrées avec Eddie Gomez, Phil Woods, John Guerin, Gerry Mulligan, Dannie Richmond, John McLaughlin, Tony Williams, Jan Hammer et Stanley Clarke ? Croisons les doigts, tout en rêvant de live inédits captés surant ces années exceptionnelles : d’autres concerts de 1979 peut-être ? L’apparition de Joni Mitchell au Bread & Roses Festival de 1978 en duo avec Herbie Hancock ? Encore une fois : fingers crossed !

COFFRET “The Asylum Albums (1976-1980)” (JMA Rhino / Warner Music, sortie le 21 juin en coffrets de cinq CD et ou de six 33-tours 180 grammes (édition limitée à 5000 exemplaires), ainsi qu’en version digitale. La nouvelle version remasterisée de Coyote (“Hejira”) est déjà disponible en digital.
Photos : © Norman Seeff, © Henry Diltz.
Photo ouverture : Joni Mitchell en train de patiner sur le Lake Mendota, Madison (Wisconsin), mars 1976.

En 1973, Billy Cobham enregistrait son premier 33-tours à l’Electric Lady Studio de New York. Avec “Spectrum”, le batteur frappait d’emblée un grand coup. Retour sur la genèse d’un classique du jazz électrique.
Par Fred Goaty

New York, 1971. Le flûtiste Jeremy Steig invite quelques amis chez lui, dont le claviériste Jan Hammer, auquel il présente un jeune guitariste venu de l’Iowa, Tommy Bolin. Steig a une idée derrière la tête : enregistrer quelques démos au fameux Electric Lady Studio sous la direction de l’ingénieur du son Eddie Kramer. À la basse, Gene Perla, qui venait d’enregistrer l’album “Energy” avec Steig, Hammer et Eddie Gomez ; à la batterie, Billy Cobham, qui remplaçait au pied levé Don Alias, disparu dans la nature…
Tout ce beau monde se retrouve donc dans le studio bâti par Jimi Hendrix pour graver quelques titres, qui resteront inédits, sauf Sister Andrea (1), où l’alchimie entre ces musiciens venus d’horizons divers est évidente. Hammer est impressionné par le jeu de Bolin. Cobham, lui, l’a déjà rencontré brièvement, backstage, lors d’un festival : Bolin était alors membre de Zephyr, qui assurait la première partie de Dreams (2). D’emblée, Cobham avait adoré sa science des effets et son sens de la note juste.
En mai 1973, Bolin, Hammer et Cobham se retrouvent au même endroit, cette fois en compagnie du bassiste Lee Sklar, pour graver la majeure partie des titres de “Spectrum”.

LES DÉBUTS D’UN GRAND BATTEUR
Entre temps, Bolin avait publié un disque avec Zephyr (3). Hammer et Cobham avaient, comme chacun sait, rejoint le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin (4), enregistré trois albums studio et un live – mais c’est une autre histoire… Cobham, outre sa contribution décisive au groupe de McLaughlin, avait également participé à de nombreuses séances dirigées par Creed Taylor pour le label CTI (Eumir Deodato, Freddie Hubbard, Milt Jackson, Stanley Turrentine…), travaillé avec Larry Coryell (5), Roberta Flack et Donny Hathaway (6), James Brown (7) ou encore Roy Ayers (8). Sans oublier, évidemment, les sessions historiques – fin 1969, début 1970 – avec Miles Davis (9), qu’il avait rencontré grâce à Jack DeJohnette – Miles jouait au Village Gate avec son quintette et, l’étage au-dessus, Cobham jouait avec le trio de Junior Mance…
Avant de devenir l’un des batteurs les plus demandés de la Grosse Pomme et de la bouillonnante nouvelle scène jazz-rock, Billy Cobham avait fait ses classes dès le milieu des sixties en jouant les Jazz Samaritans, un combo influencé par les Jazz Crusaders dirigé par le neveu de Roy Haynes, Artie Simmons. On l’avait aussi entendu avec Billy Taylor, Grover Washington, Jr., Chuck Rainey, Eric Gale… De retour de son service militaire, il enregistre avec Kenny Burrell (10) puis, dans la foulée, avec Horace Silver (11). Début 1968, à 24 ans, William E. Cobham, Jr., né le 16 mai 1944 à Panama, est déjà un vétéran. Un lustre plus tard, le temps est donc venu d’enregistrer son premier disque sous son nom…

SIDEMEN D’EXCEPTION
« Jouer dans le Mahavishnu Orchestra m’a fait connaître dans le monde entier. » : cependant, malgré toute l’admiration que Billy Cobham portait à John McLaughlin, l’envie d’enregistrer ses propres compositions fut bientôt plus forte que celle de servir une musique dont la complexité et le niveau d’intensité dépassait parfois l’entendement. Après avoir donné plus de deux cents concerts avec un groupe qui suscitait encore plus d’enthousiasme et de controverse que Weather Report et Return To Forever, notre batteur décide donc d’explorer d’autres champs musicaux. Et se met à composer, persuadé que le Mahavishnu Orchestra a déjà donné le meilleur de lui-même. (Et l’on ne parle pas des tensions égotiques qui commençaient de le miner de l’intérieur…)
La firme Columbia, pour laquelle le Mahavishnu Orchestra enregistrait, n’est pas interessée par un éventuel disque solo. Par l’entremise de Nathan Weiss, son manager, Cobham signe finalement avec Atlantic. Au départ, son idée était plutôt d’enregistrer pour CTI, sous la direction d’un producteur comme Oliver Nelson ou Quincy Jones. Piste qu’il abandonnera rapidement, pressentant que ses compositions n’auraient pas convenu à l’esthétique du label de Creed Taylor.
Atlantic ne compte pas investir énormément d’argent. Cobham finance donc lui-même une partie des séances, ainsi que le mixage, effectué à Londres. Ce qui ne l’empêche pas de s’entourer de sidemen triés sur le volet.
Il choisit d’abord Jan Hammer, son musicien favori du Mahavishnu Orchestra : « Jan était mon premier choix, car je savais qu’il pouvait être créatif en dehors du Mahavishnu Orchestra, quoiqu’en pensaient alors les critiques, qui basaient leurs opinions négatives sur des mensonges. » Puis, se souvenant des sessions new-yorkaises de 1971 avec Jeremy Steig, il rappelle Tommy Bolin, qui venait de quitter de quitter Energy et n’allait pas tarder à remplacer Joe Walsh dans le James Gang (12), sans pour autant abandonner ses velléités d’expérimentations jazz-rockisantes. Côté basse, il pense d’abord à Stanley Clarke, mais réalise rapidement que cette star montante de l’instrument risque de surjouer, au détriment, peut-être, de sa musique. Son choix se porte alors sur le bassiste de James Taylor (13) et du groupe The Section (14), Leland “Lee” Sklar. « Les compétences de Leland allaient comme un gant à ma musique. J’ai eu beaucoup de chance qu’il accepte de jouer avec moi, et même s’il n’était pas mon premier choix, il complétait parfaitement mon “puzzle mental”. Cela prouve que la bonne interprétation d’une musique est avant tout basée sur l’expérience et la maturité du musicien, ce qui passe bien avant sa couleur de peau. »  

DISQUE DOUBLE
D’emblée, Cobham divise son approche par deux : outre les interludes joués en solo (par lui ou Hammer), quatre morceaux de “Spectrum” sont enregistrés avec ce quartette le 14 et le 15 mai, et deux autres le 16 avec un groupe différent, augmenté de deux souflleurs. Son drumming et Hammer feront le lien entre Quadrant 4, Taurian Matador, Stratus, Red Baron et les morceaux plus “jazz/jazz-funk” (Spectrum, Le Lis) qui, ceux-là, auraient pu figurer dans un 33-tours siglé CTI. Ce qui ne nuit en rien à l’homogénéité du disque, qui n’a rien du catalogue de bonnes intentions destiné à séduire un large public. [À la même époque, seuls Jaco Pastorius, avec son fantastique premier album, et Lenny White avec “Venusian Summer” arriveront à explorer des voies multiples avec moult musiciens invités sans sombrer dans la surenchère.] Dans “Spectrum” résonnent aussi les précédentes aventures de Cobham avec Deodato, James Brown (pour le groove qui sous-tend la majeure partie de l’album) ou Grover Washington, Jr. Et si la performance de Jan Hammer ne surprend personne, tant on connait l’immense talent de ce claviériste tchécoslovaque, celle de Tommy Bolin, n’en finit pas cinquante ans après, d’éblouir.

LE MILLION
Après “Spectrum”, dont Cobham est toujours « très fier » et qui a dépassé le million d’exemplaires vendus depuis sa parution (malheureusement, Cobham ne possède pas les bandes master…), Atlantic publiera six albums studio et un live (15), dont “Crosswinds” et un autre live, en coleader avec George Duke (16). Jan Hammer retournera jouer avec Elvin Jones (17), John Abercrombie (18), commencera à son tour une carrière “solo” en jonglant avec le jazz-rock, le rock et les musiques pour série télé (18), et trouvera rapidement en Jeff Beck le complice musical idéal (19). Lee Sklar recommencera d’aligner les séances pour les pop stars. Quant à ceux qui avaient participé aux autres morceaux, de Ron Carter à John Tropea en passant par Joe Farrell et Ray Barretto, ils ne manquèrent jamais de travail non plus. Tommy Bolin ? Lire plus bas.
Enfin, si l’on peut de demander pourquoi Billy Cobham n’avait pas monté un groupe avec Bolin, Hammer et Sklar pour partir en tournée, c’est tout simplement parce qu’il « ne se sentait pas encore assez mature ni prêt mentalement pour assumer les responsabilités de leader d’un tel groupe ». Il faudra attendre 1974 pour ça, mais Cobham choisira d’autres accompagnateurs : Randy et Michael Brecker, Glenn Ferris,  John Abercrombie (puis John Scofield), Milcho Leviev et Alex Blake. Encore une autre histoire…

Discographie
1. Tommy Bolin : “From The Archives Volume One” (RPM).
2. Dreams, avec entre autres les frères Brecker (Randy à la trompette et Michael au saxophone), John Abercrombie à la guitare, Don Grolnick aux claviers et Will Lee à la basse, a enregistré deux albums pour Columbia, “Dreams” (1970) et “Imagine My Surprise” (1971).
3. Zephyr : “Going Back To Colorado” (Warner Bros., 1971), produit et enregistré par Eddie Kramer à l’Electric Lady Studio.
4. The Mahavishnu Orchestra With John McLaughlin : “The Inner Mounting Flame” (1971, Columbia Legacy) ; Mahavishnu Orchestra : “Birds Of Fire” (1972, Columbia Legacy), “Live – Between Nothingness And Eternity” (Columbia, 1973) et “The Lost Trident Sessions” (1973/1999, Columbia Legacy).
5. Larry Coryell : “Spaces” (1970, Vanguard), avec John McLaughlin, Chick Corea et Miroslav Vitous.
6. Pour la reprise de la chanson de Carole King, You’ve Got A Friend (“Robert Flack & Donny Hathaway”, 1972, Atlantic), coproduite par Joel Dorn et Arif Mardin.
7. King Heroin, dans “There It Is” (1972, Polydor), arrangé par Dave Matthews.
8. Roy Ayers : “He’s Coming” (1972, Polydor/Verve), avec le fameux We Live In Brooklyn, Baby.
9. Miles Davis : “Tribute To Jack Johnson” (1970), “Big Fun” (1972), “Big Fun” et “Get Up With It” (1974), tous sur Columbia Legacy.
10. Kenny Burrell : “Night Song” (1968, Verve), produit par Creed Taylor, avec Ron Carter à la contrebasse.
11. Horace Silver : “Serenade To A Soul Sister” (1968, Blue Note), dont la photo qui illustre la pochette a été prise par Billy Cobham, qui joue seulement sur la deuxième face du disque.
12. James Gang : “Bang” (1973, Atco).
13. James Taylor, “One Man Dog” (1972, Warner Bros.), avec Lee Sklar et la participation de John McLaughlin et de Michael Brecker.
14. The Section : “The Section” (1972, Warner Bros.). Avec Danny Kortchmar, Russ Kunkel, Michael Brecker…
15. Billy Cobham : “Crosswinds”, “Total Eclipse” (1974), “Recorded Live In Europe – Shabazz” (1975), “A Funky Thide Of Sings” (1975), “Life & Times” (1976) et “Inner Conflicts” (1978).
16. The Billy Cobham/George Duke Band : “Live – On Tour In Europe” (1976, Atlantic).
17. Elvin Jones : “Is On The Mountain” (1974, PM Records). Avec Gene Perla à la basse.
18. John Abercrombie : “Timeless” (1974, ECM).
19. Jan Hammer : “The First Seven Days” (1975, Columbia Legacy), “Black Sheep” (1978, Elektra/Asylum), “Miami Vice” (1985, MCA).
20. Jeff Beck : “Wired” (1976, Epic), “With Jan Hammer Group Live” (1977, Epic), “There And Back” (1980, Epic), “Flash” (Epic, 1985).

“Spectrum”, visite guidée

Plongée morceau par morceau dans un disque sans faille.

1. Quadrant 4
Tommy Bolin (guitare), Jan Hammer (piano électrique, synthétiseur Moog), Lee Sklar (basse électrique), Billy Cobham (batterie).
Difficile de ne pas être “scotché” par cet ébouriffant blues shuffle digne du meilleur Mahavishnu Orchestra, dont l’influence est clairement revendiquée. Avec son impressionnant jeu en doubles grosses caisses, le leader creuse un sillon (en anglais : groove) inouï. Ainsi propulsé, Hammer, qui joue du Moog comme nul autre avant lui, et Bolin, qui ouvre une voie royale à Jeff Beck, jouent au chat et à la souris, donnant au thème accrocheur, joué à l’unisson, des airs de fête électr(on)ique. Ce qui n’empêche pas Sklar de trouver sa place avec élégance et de faire le lien entre ces trois furieux. Dans son chorus dévastateur, Bolin fait un usage jubilatoire de l’Echoplex et, selon l’expert Vernon Reid, lui-même guitariste-incendiaIre de Living Colour, opère « une vraie fusion du rock et du jazz parce qu’il n’essaye pas de jouer des phrases jazz ; ça sonne plus comme du blues hyper-psychédélique. Et même à ce tempo infernal, il arrive à jouer en arrière du temps ! » Preuve que “Spectrum” a influencé nombre de musiciens, on assiste à une floraison, dans les années qui suivirent, d’instrumentaux jazz-hard-rockisants inspirés par Quadrant 4, qui fut enregistré en seulement deux prises: Hurricane de Gary Moore (“Back On The Streets”, 1978, Geffen), Killer de Cozy Powell (“Over The Top”, 1979, Polydor), Space Boogie de Jeff Beck (“There And Back”, 1980, Epic), Head The Ball de Bernie Mardsen (“And About Time Too”, 1982, Parlophone)…

2. Searching For The Right Door
Cobham (batterie).
Première brève pièce en solo du disque, où l’on décèle sans peine deux des influences majeures de Cobham : Max Roach, pour le sens de la construction narrative d’un solo, et Tony Williams, pour… tout le reste !

3. Spectrum
Jimmy Owens (bugle), Joe Farrell (saxophone soprano, flûte), Hammer (piano électrique), Ron Carter (contrebasse), Cobham (batterie). Solos : Farrell (saxophone soprano) et Owens.
Pour souffler après les assauts de Quadrant 4, une plage plus axée sur le groove, façon James Brown. Joli coup de caisse claire inaugural. Thème joué à l’unisson (flûte et bugle). Superbe ligne de basse jouée par Carter. Hammer parfait au Fender Rhodes (chatoyant jeu en accords) et aux synthé : quelques notes de Moog bien senties avant que Farrell ne s’envole pour un superbe chorus serpentin, suivi par Owens plus en retenue. Contrairement à Le Lis, pas de guitare ni de percussions – d’après Cobham, Ray Barretto n’aimait pas jouer en 7/4…

4. Anxiety
Cobham (batterie).
Deuxième brève pièce en solo, sans doute un peu moins réussie – un rien plus démonstrative ? – que Searching For The Right Door.

5. Taurian Matador
Bolin (guitare), Hammer (synthétiseur Moog), Sklar (basse électrique), Cobham (batterie). Solos : Hammer et Bolin.
À peine plus long qu’une face de 78-tours, ce concentré de savoir-jouer au thème simple comme bonjour met une fois de plus en valeur les entrechats d’Hammer et de Bolin, qui rivalisent d’invention en un jeu d’appels/réponses, boostés par les coups de boutoirs des deux grosses caisses du patron. Taurian Matador concluait ainsi en beauté la première face du 33-tours.

6. Stratus
Bolin (guitare), Hammer (piano électrique, synthétiseur Moog), Sklar (basse électrique), Cobham (batterie, synthétiseur-batterie Moog). Solos : Bolin, Hammer et Cobham.
Ouverture de la deuxième face. Longue introduction planante : Hammer tire des sons étranges de son Moog, Bolin sollicite ses effets avec finesse (volume, Echoplex…), puis Cobham solote sans entrave, aussi bien sur sa batterie acoustique king size que sur le synthé-batterie Moog. Après un dernier roulement et un magnifique « Paaaa ! » (caisse claire baignée dans l’écho), la fête commence : leçon de groove sophistiqué prodiguée Billy et Lee – beaucoup de gens croyaient qu’un bassiste qui jouait comme ça était forcément noir… –, solo idéal de Bolin (sans parler de jeu en rythmique, exemplaire). Hammer suit, qui continue d’affiner son entente avec une guitare électrique (Jeff Beck puis Neal Schon sauront en profiter à leur tour…). Sur la coda, Hammer, Bolin et Sklar jouent à l’unisson une phrase joyeusement répétitive et Cobham lâche une meute de baguettes énervées. Inoubliable. « Je ne me souviens pas exactement comment Stratus m’est venu, mais je crois bien que c’est la lige de basse qui m’a d’abord trotté dans la tête, puis la mélodie. Ce que je sais, c’est que je voulais faire une autre musique que celle du Mahavishnu Orchestra, plus spontanée. Trop de prises finit par rendre la musique redondante. C’est pourquoi, avant d’entrer en studio, nous avions répété avec soin, et tout s’est passé dans la bonne humeur, la musique est venue naturellement. » À écouter aussi, l’intro de Standing In The Rain (“Bang”, Atlantic), enregistré la même année avec le James Gang par Bolin : les premières secondes sonnent étrangement comme celles de Stratus.

7. To The Women In My Life
Hammer (piano).
Brève intro jouée par Hammer au piano et composée par Cobham pour sa mère, sa grand-mère et sa femme. Le joli thème “pré-échoïse” celui du morceau suivant.

8. Le Lis
Owens (bugle, trompette), Farrell (saxophone alto, flûte), John Tropea (guitare), Hammer (piano électrique, Moog), Carter (contrebasse), Cobham (batterie), Ray Barretto (congas). Solos : Hammer (Moog).
Deuxième morceau sans Sklar et Bolin, mais avec Hammer, qui signe un  superbe solo de Moog. “Soft” et arrangé avec délicatesse, il fait penser à Carly & Carole de Deodato (“Prelude”, CTI), enregistré en septembre 1972 avec, déjà, John Tropea, Ray Barretto et Ron Carter (Deodato était aux claviers). Le plus “CTI” des morceaux de “Spectrum”.

9. Snoopy’s Search
Cobham (synthétiseur-batterie Moog).
Une petite minute de délire percussif qu’on jurerait jouée avec une gourmandise enfantine par un batteur qui avait un faible pour les compositions de Vince Guaraldi, l’auteur du thème des Aventures de Charlie Brown, dont Snoopy, le chien philosophe, était l’un des héros.

10. Red Baron
Bolin (guitare), Hammer (piano électrique), Sklar (basse électrique), Cobham (batterie). Solos : Bolin, Hammer.
Inspiré par Vince Guaraldi (d’où le titre et le morceau précédent, car Charlie Brown se battait souvent contre le Baron Rouge…), ce funk cool est aussi le morceau préféré de Cobham, qui joue avec la radicale économie des grands batteurs de James Brown. Sklar groove méchamment, et Bolin distille un solo piquant de single notes chantantes. Hammer maltraite sensuellement son Fender Rhodes. Quel dommage que ce groupe ne soit pas parti on the road

11. All 4 One [Outtake]
Bolin (guitare), Hammer (piano électrique), Sklar (basse électrique), Cobham (batterie). Solos : Hammer, Bolin.
Une jam session féroce – tempo vertigineux ! – qui commence par un fade in et qui ne figurait pas sur le 33-tours original. Un bonus track qui n’apporte rien de bien décisif car, à en croire Cobham lui-même, « rien de bien mémorable n’a été gardé du côté des prises rejetées. Nous n’avions pas beaucoup de moyens ni beaucoup de temps pour enregistrer, et nous nous sommes donc concentrés sur le matériel nécessaire pour remplir le 33-tours, rien de plus ». Les admirateurs d’Hammer en ont tout de même pour leur argent…

Un disque d’influence

Trois reprises et un sample historique : “Spectrum” n’a pas seulement touché le grand public, mais aussi les musiciens, et non des moindres. Sélection.

Taurian Matador
Grover Washington, Jr., “Soul Box” (1973, Kudu).
Enregistrée trois mois avant celle de “Spectrum”, cette version de Red Baron – le morceau favori de Billy Cobham – est radicalement différente, et nettement plus longue. L’arrangement de Bob James (qui signe une étonnant solo de Fender Rhodes), avec force cuivres, cordes et bois, donne un côté plus “cinématique”, qui contraste avec la partie de batterie, très volubile, et elle-même tempérée par l’improvisation soulful du leader. Remarquable.

Safe From Harm
Massive Attack, “Blue Lines” (1991, Virgin).
« Mon frère, Wayne, était en train de travailler avec Michael Jackson dans les studios Larabee, à Hollywood. Un jour, Michael signala à Wayne qu’il venait d’entendre une version de Stratus, qui passait dans l’un des studios. Wayne m’a passé l’info, ainsi qu’à mon avocat, et un deal fut rapidement conclu. » Quel deal ? Avec Massive Attack, groupe de trip-hop de Bristol qui venait de sampler Stratus de façon assez habile pour créer l’une des chansons de leur premier album. Gros succès. Et découverte “passive” de ce groove phénoménal par une génération entière qui ignorait jusqu’à l’existence de Billy Cobham.

Red Baron
Marcus Miller, “M2” (2001, Dreyfus Music).
Red Baron par Marcus Miller, ou commen ajouter, sinon plus de groove (difficile…), encore plus coolitude funky à un morceau qui, pourtant, n’en manquait pas. Miller avait quatorze ans quand “Spectrum” paru : nul doute que ce jeune prodige de la basse l’apprit très vite par cœur – savait-il cependant que Lee Sklar était blanc ? (On lui demandera la prochaine fois.) Avec Maceo Parker, Fred Wesley (pour insister sur le “James Brown Touch” du morceau), Kenny Garrett et un trio de cordes joliment arrangé. Le luxe, toujours le luxe. À voir sur You Tube : une version live du Billy Cobham / George Duke Band enregistrée  juillet 1976 au festival de Montreux avec John Scofield à la guitare, plus “tommybolinien” que “scofildien”…

Stratus
Jeff Beck, “Performing This Week… Live At Ronnie Scott’s” (2007, Eagle Records).
Le plus grand guitariste de “ rock mais pas que” a ajouté Stratus à son répertoire depuis le milieu des années 2000, rendant ainsi un double hommage : à Tommy Bolin et à un disque qu’il connaît par cœur. Il va sans dire que le groove, ici prodigué par le duo Vinnie Colaiuta (batterie)/Tal Wilkenfeld (basse), lui autorise de ces pirouettes d’oiseau rare dont il a le secret. Magnifique. Pour info, Prince-le-guitariste joue aussi régulièrement Stratus sur scène, comme l’été dernier au New Morning (Paris)…

Tommy Bolin, l’étoile filante

Tommy Bolin n’avait peut-être pas le génie absolu d’un de ses modèles, Jimi Hendrix, mais sa contribution à “Spectrum” l’a élevé pour toujours au niveau des plus grands.

C’est parce qu’il voulait jouer une musique plus accessible que celle du Mahavishnu Orchestra et axée sur le groove que Billy Cobham n’a pas hésité longtemps avant d’engager Tommy Bolin, alors inconnu au bataillon des jazzfans – et à peine plus connu par celui des rockfans… Son jeu direct, instinctif, sensuel et brut à la fois, fit merveille. Né le 1er août 1951 à Sioux City dans l’Iowa, ce gamin rebelle qui n’a jamais voulu se couper les cheveux – ce qui lui a valu son renvoi de l’école – ne citait que trois infuences majeures : Jimi Hendrix, Carl Perkins et Django Reinhardt.
Encore teenager, il s’installe à Denver, dans le Colorado, et décroche quelque gigs, dont un avec Lonnie Mack, auprès duquel il fait ses classes. Puis il fonde son premier groupe sérieux, Zephyr, avec lequel il enregistrera deux albums. Le plus satisfisant ? “Going Back To Colorado”, mélange hésitant/détonnant de rock, de blues et de jazz.
Puis c’est l’aventure Energy, qui le rapproche du flûtiste Jeremy Steig, un temps membre de ce groupe qui ne décrochera jamais un contrat d’enregistrement (seuls des bandes privées ont depuis été publiées). Dommage, car Energy portait bien son nom, et servait souvent de backing band aux bluesmen en tournée dans le Colorado, tels John Lee Hooker, Don Sugarcane Harris ou Albert King, qui eut à son tour une influence certaine sur le jeune Bolin.

Sur les conseils de Jeremy Steig, Bolin finit par tenter sa chance à New York. Les démos qu’ils enregistrent ensemble avec Jan Hammer, Gene Perla et Billy Cobham ne deviendront jamais un vrai disque, mais Cobham invite donc Bolin aux séances de “Spectrum”. En trois jours, le guitariste, sans doute jamais aussi bien entouré, donne le meilleur de lui-même et aligne des chorus qui aujourd’hui encore n’ont rien perdu de leur pouvoir de fascination (celui de Quadrant 4 notamment).
Mais si les “free sons” et les frissons de l’improvisation le transportent, ce garçon aime au moins autant le rock’n’roll. Et devient le guitariste du James Gang puis, en 1975, de Deep Purple, où il succède au légendaire Ritchie Blackmore – musicalement, il s’en tirera avec les honneurs (au moins en studio), mais son image et son style surprirent plus d’un heavy rock lover
Parallèlement, Epic publiera deux albums solos, les superbes “Teaser” et “Private Eyes”. Ses improvisations dans Marching Powder, Post Toastee ou Crazed Fandango (un inédit des séances de “Teaser”, avec Michael Brecker,  David Sanborn et Narada Michael Walden) laissent un goût amer à ses admirateurs : si les excès du rock’n’roll circus ne l’avaient pas emporté prématurément – il meurt le 4 décembre 1976 à Miami suite à une surdose fatale –, nul doute que ce musicien exceptionnel aurait continué de marquer de son empreinte l’histoire de la guitare post-hendrixienne. Restent malgré tout quelques inoubliables flashes électrisants à écouter en boucle (cf. notre playlist) et, bien sûr, “Spectrum”, qu’un certain Jeff Beck, grand admirateur de Bolin, emporterait bien sur une île déserte…

PLAYLIST TOMMY BOLIN
1. Sister Andrea
Tommy Bolin : “From The Archives – Volume One” (1971, RPM).
2. Showbizzy
Zephyr : “Going Back To Colorado” (1971, Warner Bros.).
3. Hok-O-Hey
Tommy Bolin : “Energy” (1972, Tommy Bolin Archives, Inc.).
4. Standing In The Rain
James Gang : “Bang” (1973, Atlantic).
5. Bolin/Paice Jam
Deep Purple : “Come Taste The Band – 35th Anniversary Edition” (1975, EMI).
6. Golden Rainbows
Alphonse Mouzon : “Mind Transplant” (1975, Blue Note).
7. Crazed Fandango
Tommy Bolin, “From The Archives – Volume One” (1975, RPM).
8. Marching Powder
Tommy Bolin : “Teaser” (1975, Epic).
9. Homeward Strut
Tommy Bolin : “Teaser” (1975, Epic).
10. Post Toastee
Tommy Bolin, “Private Eyes” (1976, Epic).