À quelques jours d’intervalle nous parviennent l’autobiographie d’un agent artistique, et les compilations de chroniques de deux jazz critics, ouvrages qui n’ont pas trouvé place dans les pages de notre édition papier surchargées.
Sur le rayon jazz des bibliothèques, parmi les biographies de musiciens on en remarque quelques-unes consacrées à ceux qui ont accompagné leurs vies et leurs œuvres dans le domaine de la production ou de la médiation, le plus souvent sur le mode autobiographique. Ma bibliothèque plutôt bien fournie ne déborde pas de ce genre et, faute de monter sur le tabouret qui y donne accès, je n’en ai guère que trois qui me viennent spontanément en mémoire : en premier lieu l’indispensable John Hammond On Record (découvreur de Billie Holiday à Bob Dylan), le piednicklesque Reminiscing In Tempo de Teddy Reig (premières séances de Charlie Parker, Miles Davis et Stan Getz, notamment) ou le “on the road” Miles To Go de Chris Murphy (roadie de Miles Davis des années 1973-1983). Récits passionnants, témoignages précieux autant que suspects en ce qu’ils ne constituent que des points de vue susceptibles de mégalomanie dans le cas d’Hammond, de forfanterie dans celui de Reig, de partialité pour partie involontaire dans le cas Chris Murphy.
Après avoir été programmateur de la Maison des Arts de Créteil (Soft Machine, Joe Henderson, Slide Hampton… et de nombreux musiciens français pour lesquels il travaillera plus tard), Jean-François Foucault fut l’agent de quelques-uns des plus grands noms de la scène française du dernier quart de siècle (le 20e évidemment) : Daniel Humair, Martial Solal, Patrice Caratini et Marc Fosset, Henri Texier, François Jeanneau, La Compagnie Lubat, Bernard Lubat, Aldo Romano… que l’on croise dans les pages de son autobiographie La Valise de Jean Schwarz préfacée par Franck Tortiller. Ceux qui ont croisé Jean-François Foucault gardent le souvenir d’une personne élégante, cultivée, pleine d’humour et c’est ce qui ressort de cette autobiographie qui commence en culotte courte et où le jazz ne fait qu’une apparition progressive, pour ne s’imposer vraiment que la première partie du livre franchie, son titre ne trouvant son explication que vers la fin, avec le souvenir de la disparition jusqu’à la dernière minute avant une début de concert, de la valise de Jean Schwarz contenant un synthétiseur-échantillonneur qu’avait sollicité Michel Portal. S’il comporte quelques autres aventures savoureuses et nous éclaire sur les tours et détours par lesquels on devient agent et conduit cette activité, on reste sur la crête de l’anecdote et du parcours personnel en regrettant l’absence de précision chronologique, hormis la date de naissance précise de l’auteur et de parcimonieuses mentions de mois ou d’année, ce qui fait perdre à l’ouvrage une partie de son intérêt historiographique.
Du côté des journalistes, cédant rarement à la pure autobiographie, ils sont plus souvent tentés de réunir leurs articles et simples chroniques en un recueil qui selon le ton pris peut présenter quelque caractère autobiographique. Pierre de Chocqueuse avait livré en 2021, sous le titre De la Musique plein la tête, une autobiographie de jeunesse qui, sur un ton badin, nous racontait ses premiers émois musicaux ou autres, et ses premiers jobs dans le domaine musical, plus du côté du rock que ce celui du jazz, une suite nous étant promise concernant la musique qui nous intéresse dans nos pages. Préfacé par Laurent de Wilde, sous-titré Chroniques 2010-2020, De Jazz et d’autre est cette fois-ci un recueil des chroniques que Pierre de Chocqueuse publia sur son blog, le Blog de Choc, au gré de ses fouilles chez les disquaires, ses écoutes et ses sorties en concert. Fixant sur le papier une abondante littérature à l’origine destinée à l’immédiateté et l’éphémère propre aux écrits réservés à internet, il nous livre un retour sur 10 ans de jazz tel qu’il les a vécus, sous la forme d’une sorte de journal de bord. Toujours badin, il consigne ainsi ses découvertes, ses enthousiasmes, déceptions et questionnements de jazzfan, sans rien nous dissimuler de ses autres passions – cinéphilie, bibliophilie, beaux-arts –, amitiés et rencontres, celles-ci lui inspirant des personnages fictifs et cocasses, amalgamant certains caractères, reflets de la diversité de la jazzophilie. La difficulté à concevoir un récit de l’actualité du jazz depuis les années 1990 ayant découragé les candidats autrefois nombreux à l’écriture d’une histoire du jazz, peut-être faudra-t-il désormais, pour raconter ce début de siècle – vingt-trois ans déjà –, se contenter de telles compilations de chroniques, qu’il faudrait d’ailleurs compiler entre elles pour obtenir un véritable aperçu de la réalité.
Le problème des livres dans nos vies contemporaines sursollicitées, c’est qu’en lisant on ne peut rien faire d’autre et, en voyant la pile des ouvrages (littéraires ainsi que, me concernant, “jazzographiques”) qui s’accumulent sur nos bureaux, sur nos tables de nuit ou sous forme de fichiers dans nos “machines informatiques”, on rêve parfois d’avoir la capacité d’en lire quatre à la fois, un dans chaque main, les pieds tournant les pages de deux autres. Peu concevable. En revanche, on peut lire certains livres en faisant tourner sur le lecteur CD les disques qui s’accumulent tout autant (« il y a trop de disques » avait coutume de me dire Pierre de Chocqueuse lorsque je lui passais commande de chroniques pour Jazzmag) ou s’en remettre à la playlist d’un service de streaming. Il s’agit alors moins d’écouter que d’entendre. Musique de fond. On peut faire ainsi beaucoup de choses en écoutant de la musique avec plus ou moins d’attention. Keith Jarrett enrageait lorsqu’on le félicitait à propos de “Köln Concert” « idéal quand je fais le ménage. » (au plumeau j’espère ! Qu’aurait-il pensé si je lui avais dit que, passé les dix premières minutes de son chef-d’œuvre, j’ai tendance à mettre l’aspirateur en route). Mais la lecture de certains livres ne supporte pas la musique, lorsque l’on passe de ce que Roland Barthes appelait “l’écrivance” à “l’écriture”, la plume de l’auteur imposant alors une musicalité qui ne tolère aucune concurrence musicale.
Fondateur du label Axolotl (Guillaume de Chassy, François Tusques, Lee Konitz), accessoirement premier lecteur du blogdechoc comme il est précisé en guise de dédicace de De Jazz et d’autre, Jean-Louis Wiart pourrait prétendre à ce statut d’Auteur avec un grand A. Après De l’axolotl paru en 2012 dans La Revue littéraire, il livre lui aussi ses chroniques sous le titre Chroniques allumées, en ce qu’elles furent écrites pour et publiées dans Le Journal des Allumés du jazz. Sa plume est de ce classicisme dont on a perdu l’élégance, et le goût que l’on prend à retrouver celle-ci se joint au plaisir de suivre une pensée pleine de malice et d’humour qui chemine patiemment et sûrement, non sans s’autoriser détours et vagabondages assumés, puisant ses arguments parmi les trésors d’une culture étendue très au-delà du jazz, possédée, maîtrisée, pensée jusqu’à braver l’adversité. Car on peut, sans partager tel ou tel autre point de vue de Jean-Louis Wiart, voire en s’y opposant totalement, prendre néanmoins du plaisir à suivre les méandres où ce dernier nous entraine. Avec cet avantage, comme on le fait d’un recueil de nouvelles, de pouvoir lire l’une ou l’autre de ces chroniques le temps d’une attente chez le dentiste et en oublier que ce dernier s’apprête à vous arracher toutes les dents du haut. Et, d’oublier l’ouvrage pour le rouvrir au hasard, chez le même dentiste le jour de la pose de vos nouvelles dents, ou lors d’un voyage en métro. Dans ce dernier cas, en comptant de 1’30 à 2’ de lecture par page et moyennant une durée à peu près équivalente d’une station à l’autre, on choisira à sa longueur le parcours convenant à chaque chapitre. Franck Bergerot
La Valise de Jean Schwarz, Jean-François Foucault, Le Lys bleu, 209 p., 20,90 €
De Jazz et d’autre, chroniques 2010-2020, Pierre de Chocqueuse, Les Soleils bleus, 241 p., 15 €
Chroniques allumées, Jean-Louis Wiart avec Jeanne Puchol pour les illustrations, Les Soleils bleus, 183 p., 13 €