Le coffret Deluxe Who’s Next / Life House retrace en 155 titres, un livre relié et un roman graphique le projet fou mais visionnaire de Pete Townshend.
Par Jacques Trémolin
“Tommy”, l’opéra-rock des Who paru en 1969, est sans conteste l’album le plus populaire du quatuor londonien. Dès sa sortie, l’histoire d’un dieu du flipper sourd, muet et aveugle (le fameux Pinball Wizard) imaginée par Pete Townshend attire les scénaristes hollywoodiens. Lors d’un dîner copieusement arrosé en compagnie de Kit Lambert, le manager du groupe, et de son assistant Chris Stamp, un script suggéré par des pontes d’Universal est soumis à Townshend. Dubitatif, le maître d’œuvre des Who donne néanmoins son feu vert à une entreprise qui n’aboutira que six ans plus tard sous la caméra fantasque de Ken Russell. Pour Townshend, “Tommy” est déjà un chapitre clos relayé par un nouveau projet : un ambitieux nouveau concept-album intitulé “Life House”.
EDEN MUSICAL
Le scénario futuriste de “Life House”mêle préoccupations socio-politiques, technologiques et écologiques au travers du Grid, une combinaison individuelle immersive fournissant des divertissements à volonté contrôlés par un gouvernement autocratique, au moment où la pollution menace de bloquer le soleil, entrainant le refroidissement inéluctable de la planète. Avec plusieurs décennies d’avance, Pete Townshend anticipait l’arrivée de catastrophes climatiques et l’explosion du streaming. Interrogé par Muziq en 2006, Townshend précisait : « J’avais prévu l’arrivée d’Internet, que j’appelais « le Grid », dès 1971 dans mon projet Life House, ainsi que le téléchargement de musique que j’avais évoqué lors d’une conférence au Royal College of Art de Londres en 1985. Ce n’est pas aussi intelligent que ça en a l’air quand on sait qu’en 1961, mes professeurs de l’école d’art d’Ealing nous expliquaient déjà comment les ordinateurs allaient modifier le langage et les outils de création artistiques. » Viennent également se greffer à une intrigue complexe une « note de musique censée représenter le sens de la vie », les préceptes karmiques du gourou Meher Baba et des rebelles déjouant le Grid en se réfugiant dans un Eden musical – l’utopique “Life House”.
Comme c’était le cas avec “Tommy”, le script fumeux proposé par Pete Townshend va rapidement se heurter à l’incompréhension des membres du groupe et de son entourage. Malgré leurs interrogations, les premières répétitions du projet “Life House”ont lieu au Young Vic Theater de Londres, en janvier 1971, avec pour point d’ancrage les maquettes élaborées par Townshend dans son home-studio de Twickenham. Pete Townshend voit les choses en grand, et songe déjà à produire un documentaire montrant les Who sur scène, entouré d’un public invité à se mêler au groupe pendant les répétitions. Townshend a l’intention de filmer l’interaction entre le public et les musiciens, à la manière d’un huis-clos hippie illustrant l’esprit de partage et d’ouverture de la“Life House”. Il déchantera vite, contrarié par la tentative hasardeuse de mêler des bandes pré-enregistrées au son live du groupe et le manque d’intérêt d’une partie de l’auditoire : « dès le premier soir, les invités quittaient le théâtre pour rentrer dîner chez eux », se souviendra John Entwistle. Depuis New York, où il est en train de co-produire le premier album de LaBelle, Kit Lambert suggère alors au groupe de se rendre aux studios Record Plant afin d’enregistrer les titres de Life House.
NEW YORK-LONDRES
Les sessions New-yorkaises débutent dans l’allégresse. Les Who inaugurent le luxueux Studio A du Record Plant, récemment équipé d’un révolutionnaire système quadriphonique. Ils y gravent en mars 1971 les premières versions de Won’t Get Fooled Again, Love Ain’t For Keeping, Getting In Tune et Behind Blue Eyes en compagnie du guitariste Leslie West, venu passer une tête entre deux séances de Mountain dans le studio adjacent. Re-charpentées en compagnie de Roger Daltrey, Keith Moon et John Entwistle, les chansons acquièrent une nouvelle dimension, alors que le chaos règne en coulisses : Kit Lambert, pilier indéfectible du groupe depuis ses débuts, s’enfonce dans l’héroïne, tandis que Townshend calme ses angoisses par de vertigineuses doses de Brandy. Ivre, le guitariste se précipite un soir vers la fenêtre de sa chambre d’hôtel, située 18 étages au-dessus du bitume de Manhattan. Il sera retenu au dernier moment par Anja Butler, l’assistante de Kit Lambert. « Elle m’a sauvé la vie, il n’y a pas de doute là-dessus. J’étais un parfait imbécile à ce moment-là », écrira Townshend en 1995 dans son journal de bord.
Au bout d’une semaine, le groupe plie bagages et rentre à Londres. Townsend fait écouter les maquettes enregistrées à New York et celles de son home-studio à Glyn Johns. Impressionné par la qualité des chansons, le producteur/ingénieur du son ayant collaboré avec les Beatles, Led Zeppelin et les Rolling Stones invite Townshend a ré-enregistrer les titres de Life House, tout en faisant abstraction de son fil thématique. Place à Who’s Next. Sorti le 14 juillet 1971 et co-produit par Glyn Johns, le successeur de Tommy est un disque novateur à plus d’un titre, en particulier grâce à son utilisation pionnière du synthétiseur EMS VCS3. « Won’t Get Fooled Again » en est le meilleur exemple : pour l’enregistrement d’un des monuments de la discographie des Who, le guitariste a passé des heures à explorer les possibilités du synthétiseur, jusqu’à s’en imprégner pour finalement créer des fugues hypnotiques. « Je n’écris pas la musique, je la suis », commente Townshend. Inspiré par Maher Baba, « Baba O’Riley » démarre sur un autre motif hypnotique joué à l’orgue, auquel vient s’ajouter en fin de parcours un acrobatique solo de violon signé Dave Arbus. Le pianiste Nicky Hopkins, vieil ami du groupe et joker incontournable de la période dorée des Rolling Stones, applique ses glissandos virtuoses sur Getting In Tune et Song Is Over.
WHO’S NEXT / LIFE HOUSE, LE COFFRET 2023
Le coffret “Who’s Next / Life House” retrace en dix disques (plus un blu-ray audio, un roman graphique, de la mémorabilia et un livre relié riche en commentaires et informations) l’évolution d’un projet à l’autre ainsi que la création des singles suivants, parmi lesquels The Seeker, Water et Join Together. Des Eel Pie Studios de Twickenham, le laboratoire de Pete Townshend, jusqu’aux cabines d’Olympic en passant par le Record Plant de New York (avec les parties de Leslie West absentes de la version finale de l’album), ses 155 titres circonscrits entre 1970 et 1972 illustrent un récit au long cours. On retrouvera des traces de “Life House” dans “Who Came First”, le premier album solo de Pete Townshend paru en 1972, puis dans la compilation des Who “Odds & Sods” (1974). En 2000, le coffret “Life House Chronicles” compile sur six disques les maquettes de Townshend, à la veille de multiples expériences multimédia (sites Internet, applications, performances…).
Aux côtés de l’intégralité du concert du Young Vic du 26 avril 1971 (les extraits de “Tommy” étaient absents de la réédition Deluxe parue en 2003) et d’un concert inédit enregistré au Civic Center de San Francisco le 12 décembre de la même année, les deux disques passionnants consacrés aux maquettes de Pete Townshend constituent le cœur d’une somme qui, pour un fois, justifie sa taille XXL. On y découvre les prototypes plus qu’aboutis du projet Life House, parmi lesquels un développement instrumental de « Baba O’Riley » de plus de 13 minutes et une version alternative de « Pure and Easy » absents des compilations Scoop et de la discographie parallèle de Townshend. Dans le livret du coffret, l’intéressé commente en évoquant ses démos : « Je pourrais ressayer de faire un disque comme j’avais l’habitude de le faire. J’aurais besoin d’un petit studio avec tout le matériel à portée de main. Je possède encore presque tout mon équipement d’origine. Tout ce qui me manque, c’est une idée folle comme celle de “Life House” pour me guider. »