En exclusivité pour Jazz Magazine, le pianiste et arrangeur révèle le secret des partitions stupéfiantes qu’il a concoctées pour le nouvel album du quartette de Pierrick Pédron, “The Shape Of Jazz To Come (Something Else)”, fondé sur le célèbre disque de 1959 d’Ornette Coleman.
Photo : Jean-Baptiste Millot
Jazz Magazine Est-ce que “The Shape Of Jazz To Come” d’Ornette Coleman était l’un de vos disques de chevet ?
Laurent Courthaliac J’avais acheté il y a des années le fameux coffret Atlantic Records dédié à Ornette et j’ai écouté souvent cette musique, sans avoir de préférence pour “The Shape Of Jazz To Come” en particulier. Mais j’ai toujours trouvé ce quartette très hip, et leur son est resté mystérieuse, comme si j’ouvrais la porte vers un autre monde. Quand je me plonge dans Charlie Parker ou Bud Powell, que j’ai beaucoup étudiés, j’ai l’impression d’entrer dans une horloge suisse très logique, d’une complexité infinie. A l’inverse, avec Ornette j’ai ressenti quelque chose qui était presque de l’ordre de la magie : quand on retranscrit les thèmes ou certaines phrases d’Ornette ou de Don Cherry, on a le sentiment que le sol se dérobe sous nos pieds. Je ressens la même chose avec la musique d’Andrew Hill ou de Thelonious Monk : je sens qu’il y a une façon de penser, un système, un langage et un son reconnaissables, mais il y a une attraction qui est difficilement explicable.
Quel a été votre point de départ pour réaliser vos arrangements sur cette musique sans piano ?
Par le passé, j’ai surtout étudié Monk, Bud Powell et Duke Ellington, et comme eux, Ornette est un joueur de blues. Je savais donc que je pourrais trouver une filiation. C’est le cinquième disque que je fais avec Daniel Yvinec et le troisième avec Pierrick, on se connaît donc bien et j’ai donc joué le rôle d’une sorte de cinquième membre du quartette de Pierrick. Dès le départ il s’agissait d’arranger pour ce quartette avec piano et de tout harmoniser. J’avais des sons en tête : j’ai notamment beaucoup réécouté le “Second Quintet” de Miles Davis avec Herbie Hancock au piano, mais aussi des albums de ce qu’on appelle la New Thing, les albums Blue Note d’Andrew Hill, certains disques de Jackie McLean, pour voir comment les pianistes se sont débrouillés avec cette musique où l’harmonie était devenue beaucoup plus libre, je voulais avoir une perspective côté historique pour travailler. Ce qui est très intéressant c’est que cette “avant-garde” se développe beaucoup vers 1963 mais Ornette, dont le disque est sorti en 1959, avait beaucoup d’avance.
Comment s’est passé le processus d’écriture proprement dit ?
Pierrick a commencé à relever des thèmes et des solos et m’envoyait ses transcriptions pour que je commence à chercher des idées. Je lui fais vraiment du sur-mesure : je sais exactement ce qu’il aime ou non, et quand il vient me voir c’est un peu comme s’il allait chez son tailleur. J’ai arrangé le disque dans l’ordre, en commençant par Lonely Woman qui est construit comme une chanson qui m’a permis d’aborder ensuite les morceaux beaucoup plus angulaires. Le premier accord donne le son général du disque. Je pouvais parfois trouver quelques accords pour les mesures 5, 6 et 7 d’un morceau alors que je n’avais rien pour le début ! Pierrick venait presque tous les après-midis chez moi pour essayer ce que j’avais écrit le matin-même et choisir parmi toutes les possibilités. Je pense que ça s’entend, ce n’est pas un disque qui s’est fait en 24 heures ! Pour Peace par exemple, je n’arrêtais pas d’écouter Filles de Kilimanjaro de Miles. Daniel Yvinec pouvait aussi me donnait des idées pour certaines sections sous forme de références à des disques qui allaient de Bill Evans à Kenny Dorham ou Branford Marsalis, que je suivais ou dont je m’écartais parfois. Il nous a permis d’avoir une autre écoute sur ce qu’on avait mis au point avec Pierrick, suggérant parfois de retirer des choses pour laisser respirer la musique.
Comment avez-vous aménagé les espaces de liberté au cœur de vos arrangements ?
Je me mets toujours à la place de quelqu’un qui aurait à jouer mes arrangements : je n’aimerais pas qu’on m’impose des choses en permanence. Je laisse donc, à côté de certains éléments précis auxquels je tiens, des mesures où seul l’accord est indiqué pour que les musiciens puissent choisir comment le jouer. Mon rôle d’arrangeur m’a aussi permis de proposer des accords très contemporains que je n’aurais pas forcément choisi pour ma propre musique, mais que j’ai dans l’oreille et dont je sais que Pierrick les apprécie : une autre influence de mon travail sur ce disque, c’est le quartette d’Immanuel Wilkins, où Micah Thomas, dont j’ai produit l’album “Reveal”, tient le piano. Pierrick et ses musiciens sont très respectueux de mon travail, et j’essaye de leur proposer des choses intéressantes. Sur chaque disque que j’ai fait avec Pierrick et Daniel, y a un titre que je n’arrange pas : on laisse les musiciens jouer librement dans le même son que celui des arrangements.
Que va-t-il vous rester de tout ce travail pour vos futurs arrangements ?
Je pense que ce sont les arrangements les plus originaux que j’ai faits jusqu’à présent et j’en suis très fier ! Je n’ai pas eu à relever le défi physique de Pierrick avec ses relevés au saxophone, mais il est clair que ça m’a apporté une ouverture d’esprit incroyable. J’ai toujours en tête cette idée qui boucle sur elle-même à l’infini : la seule règle, c’est qu’il n’y a pas de règles. Cet album m’a encore plus fait comprendre que la musique, et le jazz en particulier, était un véritable mystère, que certaines choses ne s’expliquaient pas et qu’on pouvait s’en servir comme miroir pour explorer son mystère à soi. Avoir arrangé cette musique fait désormais partie de mon éducation, en tant qu’homme et en tant qu’artiste. Au micro : Yazid Kouloughli
Découvrez la chronique Choc de l’album du Quartette de Pierrick Pédron “The Shape Of Jazz To Come (Something Else)” (Continuo Jazz), et l’interview exclusive de Carl-Henri Morisset, Elie Martin-Charrière et Thomas Bramerie dans le n°766 de Jazz Magazine !