Extrait du N° 440 de Jazz Magazine, septembre 1994

La rencontre entre Michel Petrucciani et Eddy Louiss était improbable, mais l’admiration de l’un pour l’autre l’avait rendue possible. Leur association musicale était inespérée ? Elle s’était pourtant concrétisée à l’occasion de plusieurs concerts et de “Conférence de presse”, un disque Dreyfus Jazz. Dialogue à quatre mains et deux têtes. Au micro : Christian Gauffre.

EDDY LOUISS Tu sais, Michel, quand nous nous sommes rencontrés ? Sur la route peut-être ?

MICHEL PETRUCCIANI J’ai l’impression de te connaître depuis toujours – je t’écoutais quand j’étais môme…

EL Attends, je crois que je t’ai connu quand tu jouais avec Aldo Romano.

Mes souvenirs sont vagues… Je t’avais entendu… Tu allais au Dreher, non ?

EL J’y ai beaucoup joué.

MP Kenny Clarke était encore en vie.

EL On n’a pas joué au Dreher avec Kenny.

MP Mais il était là, il rôdait pas mal.

EL Kenny ? Il ne sortait pas.

J’ai bien dû le voir deux ou trois fois au Dreher.

EDDY LOUISS  Au Club Saint-Germain plutôt…

MP Peut-être, et puis chez Jacqueline Ferrari, au Riverbop. Enfin, bref, je venais t’écouter, et c’était il y a longtemps.

EL Je suis dans le Poitou depuis 1978. Un jour on s’est rencontrés sans se parler, au New Morning. Ensuite, dans plusieurs festivals, le hasard de la programmation a fait qu’on se suivait à un jour près. Trois ou quatre fois – à Angoulême, Souillac, Douarnenez… – tu es resté un jour de plus, ou tu es venu un jour plus tôt, ou bien c’est moi, et on a fait le bœuf les deux jours. C’est comme ça que nous avons vraiment commencé à parler : en jouant.

MP Puis il y a eu les deux jours au Petit Journal en août.

EL Un ou deux ?

MP Je ne sais plus. C’était en 88… J’étais venu chez toi, on avait répété dix jours, on avait joué aux cartes.

EL Ah oui, à la belote. Les cartes, la belote, c’est un prétexte, comme la musique, pour faire quelque chose ensemble. Sauf qu’il est plus simple de jouer aux cartes. La musique, parfois on sait qu’elle est là, mais elle reste tellement loin aussi… Notre rencontre existait bien avant l’idée même de notre disque. On l’avait déjà joué ce duo, non ?

MP Finalement, un jour ou l’autre, quand on fait ce métier, on se rencontre.

EL Il est plus rare quand même que deux claviers se rencontrent. Mais si nous avions joué de la guitare, ça se serait passé quand même. Si on n’avait pas su faire de la musique, on aurait peut-être joué à la belote ou à autre chose… Mais la rencontre aurait eu lieu. Les rapprochements entre musiciens dépendent de tas de facteurs. Kenny a dû beaucoup sortir quand il avait trente ans, mais quand il en avait soixante il ne le faisait plus qu’une fois de temps en temps, ou alors pour jouer.

MP Moi, je suis beaucoup sorti en club entre 16 et 22 ans. J’ai beaucoup bu, fait la fête… J’ai fait tout ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. Ensuite, je me suis calmé. Comme j’ai commencé très jeune, j’ai l’impression d’être vieux, il y a des choses que je n’ai plus envie de faire.

EL À propos de notre disque, je ne sais pas trop quoi dire…

MP Moi, je trouve que c’est une bonne chose. Dreyfus Jazz, c’est un label jeune, qui a des Idées. I vaut mieux le taire chez eux que dans une multinationale. C’est une autre conception : un travail artisanal, une efficacité de multinationale, avec toujours un côté très humain. Mais la compagnie n’est qu’un véhicule, l’important c’est ce qu’il y a sur le disque – quatre compositions à toi, quatre à moi, des standards… Le premier soir au Petit Journal, c’était bien, mais le deuxième, le mercredi, ç’a été “une nuit pour les dieux”. Magique. J’étais épuisé après le concert, j’avais l’impression d’avoir tout donné. Ç’a été formidable. Il est rare que de tels moments soient enregistrés. Quitte à passer pour un prétentieux, je trouve ça vraiment formidable. Il y a à peu près trois heures de musique, et tout ce qui a été fait c’est.

EL Sauf dans la troisième ! J’étais un peu fatigué, il y a à boire et à manger… Moi, je n’ai pas signé avec Dreyfus parce que je veux rester libre. Que je travaille au coup par coup ne veut pas dire que je ne m’investis pas dans ce qui se fait. Dans nos rapports. Mais nos rapports… on ne peut pas les expliquer, sinon on n’aurait pas besoin de faire cette musique.

MP Oui… Tiens, quand j’ai enregistré Montélimar, où je joue de l’orgue et du piano, je pensais à toi… J’ai joué de l’orgue avant de faire du piano. J’avais huit-neuf ans, et je t’écoutais. J’avais été marqué par “No Smoking” de René Thomas. La première fois que je t’ai rencontré, je t’ai dit que je connaissais par cœur tous tes solos sur ce disque. « C’est vrai ? », tu m’as dit. Alors je les ai chantés. Je relevais tout ce que tu faisais. Et puis je cherchais – et je ne suis jamais arrivé – à avoir ton son. J’essayais avec les tirettes, je bricolais des fils, etc. Rien à faire. Depuis, tu m’as laissé jouer sur ton orgue et tu m’as expliqué, mais je n’ai pas encore essayé. C’est compliqué le son…

EL Difficile à définir, mais… Avant-hier, je prenais mon petit déjeuner à l’hôtel de France à Saint-Savin. Tout à coup, à la radio, on a entendu de la musique : c’était toi, c’était évident. Après la météo, ils nous l’ont confirmé. En bien le son, c’est ce qui fait qu’on t’a reconnu.

MP Le son, c’est aussi une façon de jouer. On arrive à imiter les grands maîtres parce que plus qu’un son, ils ont une couleur. Je peux imiter Bill Evans, Oscar Peterson, Erroll Garner, Art Tatum, Bud Powell, ou Eddy Louiss, même au piano. Au piano, tu as une façon de faire les harmonies, de jouer les basses qui t’est propre… tu ne mets pas vraiment les fondamentales… des quintes, des tierces… C’était très difficile pour moi, je ne suis pas habitué à ce genre de conception harmonique. C’est ça le son, une façon de jouer… J’ai fait de l’orgue jusqu’à treize-quatorze ans. J’avais une pédale pour le volume comme celle que j’utilise pour le piano et j’avais branché le pédalier sur les basses à la main – je faisais les basses à la main, comme toi. Tu as toujours fait partie de ma vie, au même titre que d’autres musiciens avec qui j’ai parfois eu l’occasion de jouer depuis. La première fois que je me suis retrouvé sur scène avec toi, je me pinçais, je ne pouvais pas croire que j’étais en train de jouer avec mon idole ! Montélimar, c’est la ville où j’ai habité de six à dix-huit ans. Nous avions un magasin de musique en bas…

EL Ah oui ? Avec ton père ?

MP Oui. Je travaillais dans le magasin, j’accordais les guitares, et je faisais la démonstration des orgues, tu sais ceux qui avaient des languettes et une boîte à rythmes… Quand des parents voulaient acheter un orgue à leur gosse, on me faisait descendre : « Tiens, Michel, tu fais une démonstration pour le monsieur ? » Je jouais, le mec achetait, et revenait quinze jours après en disant : « L’orgue ne marche plus. Quand mon fils en joue, c’est pas comme le vôtre ! » Sauf que moi j’en faisais dix heures par jour.

EL Je ne travaille pas beaucoup actuellement. Je réfléchis. Je suis bien. Quand j’aurai besoin de faire quelque chose, je le ferai. J’ai besoin de me régénérer. On a beaucoup joué, et on arrive un jour à une grande lassitude. Surtout quand on ne répète pas assez. Il y avait un type que j’aimais bien, c’était Art Simmons. Il a joué une vingtaine d’années au Living Room, et il répétait quand même une ou deux fois par semaine ! Ils avaient un potentiel incroyable. Ils pouvaient jouer au moins une semaine sans reprendre le même morceau… Bref, je réfléchis.

MP Moi, je tourne beaucoup actuellement, mais je vais arrêter en février. Je vais prendre au moins une année sabbatique. J’ai besoin de travailler mon piano. J’ai envie d’écrire, de vivre, d’avoir une vie d’homme normal : se lever le matin, jouer avec les enfants, regarder les animaux, aller au cinéma, m’occuper d’une femme… J’ai trente et un ans, j’ai fait ce métier pendant quinze ans, j’en ai un peu marre. Je donne un dernier coup de cravache et j’arrête.

EL  Eh, tu arrêtes plus tôt que moi ! J’ai fait ça à cinquante et un ans !

MP Il me faut au moins un an pour refaire le plein.

Extrait du N° 437 de Jazz Magazine, mai 1994

Au micro de Xavier Prévost, Michel Petrucciani racontait l’enregistreement de “Marvellous”, son premier disque pour son nouveau label, Dreyfus Jazz.

Jazz Magazine Le groupe de votre disque “Marvellous” est-il un septette ou un septuor ?

Michel Petrucciani Un trio, plus un quatuor, qui jouent ensemble. Nous avons appelé ce quatuor Graffiti parce que ça représente une décoration, une couleur particulière qui donne un style. J’écris la pièce (les murs, les fondations), le quatuor apporte les tableaux, les tapis, les fauteuils… Dans le disque, on a l’impression que le quatuor est là comme complément : il y a peu de dialogues entre trio et quatuor, sauf parfois des échanges mélodiques comme dans Hidden Joy… Je n’ai pas voulu trop en faire, par prudence. J’ai voulu écrire pour le quatuor comme pour un synthé, de façon plutôt rythmique, et éviter le côté sirupeux. J’ai écrit “à la table », et à l’ordinateur.

Ce n’est pas dangereux d’utiliser l’ordinateur dans un tel contexte ?

C’est le résultat qui compte, tous les moyens sont bons. J’ai éprouvé une certaine frustration à l’écoute du disque : j’attendais un conflit, fécond, entre le langage du quatuor et celui du trio… Je n’ai pas voulu faire ça, mais plutôt ajouter une nappe, une couleur particulière, au trio.

Pourquoi n’être pas allé chercher des éléments de langage dans la musique de quatuor du XXème siècle, chez Bartok, Berg ?

Pourquoi ne pas prendre des risques comme dans l’improvisation ? En règle générale, ma musique est simple et prudente. Même dans l’improvisation le risque est réfléchi, jamais inutile… Comment s’est fait le choix des partenaires de ce trio ? Quand j’ai quitté Blue Note pour travailler avec Francis Dreyfus, j’ai voulu marquer nettement la transition. D’où cette idée d’opposer la fragilité des cordes à la force physique, musicale, et surtout rythmique, du trio. Il fallait un batteur à la fois puissant et très musical : j’ai donc pensé à Tony Williams, peut-être le plus grand dans ce domaine. Il faut entendre comment il suit chaque mouvement des cordes ou du piano, avec quelle précision il va exactement où il faut aller. J’avais déjà travaillé avec Dave Holland, notamment pour le disque de Joe Lovano (“From The Soul”). C’est quelqu’un que j’adore. Et puis il a souvent joué avec Tony, il a une connaissance extraordinaire de l’harmonie et des cordes, car il est aussi violoncelliste.

Comment s’établit la relation égalitaire, de partenaire à partenaire, avec des musiciens qui devaient être pour vous, lorsque vous aviez 16 ans, des figures presque mythiques ?

Cela se fait pas à pas, sans que l’on s’en aperçoive. J’avais 24 ans lorsque je suis entré dans le groupe de Freddie Hubbard, en compagnie de Joe Henderson, Buster Williams et Billy Hart. J’étais le seul Européen, blanc, parmi eux qui se connaissaient depuis longtemps, et j’étais un peu étonné de me trouver au milieu de ces maîtres. Après cela devient naturel, un respect mutuel s’installe.

En mesurant le chemin parcouru depuis dix ans, peut-on envisager l’avenir, proche et lointain ?

Le prochain disque sera très différent, une période de renouveau un peu électrique. A plus long terme, je me vois, dans dix ans par exemple, composer de plus en plus, et provoquer des rencontres, communiquer avec des jeunes musiciens, faire des découvertes. J’ai eu beaucoup de chance : je suis arrivé à la fin d’une génération, j’ai côtoyé Dizzy, Sarah Vaughan, Miles… Je leur ai parlé, j’ai échangé des idées et joué avec eux. Aujourd’hui je vois arriver le jeune guitariste Nelson Veras, ou l’harmoniciste Olivier Ker Ourio, et ça me fait plaisir. Je sais que j’ai des choses à partager, à transmettre. Et puis je cherche un son. La musique à découvrir n’est pas dans les notes, dans les harmonies : tout a été fait, de Jelly Roll Morton à Miles, Bill Evans, Monk…. La découverte est plus dans le choix des sons. Ce que fait Prince : une découverte sonore. Je crois que l’avenir est de ce côté.

Vous reconnaissez-vous encore des maîtres, dans le domaine du piano ?

Herbie Hancock. C’est mon dieu vivant. Tous les autres, ceux qui sont morts, continuent d’être une inspiration profonde et journalière. Mais Herbie est quelqu’un que je côtoie. Il a une telle invention… C’est fabuleux !

Extrait du N° 425 de Jazz Magazine, avril 1993

D’un groupe électrique au piano solo en acoustique, d’une musique binaire à un hommage à Duke Ellington : en avril 1993, Michel Petrucciani n’avait pas fini de « s’amuser » et de relever les défis. Fred Goaty était face à lui.

Jazz Magazine D’un disque, hier, plutôt binaire, “Playground”, à un hommage en piano solo, aujourd’hui, à Duke Ellington : est-ce une stratégie ou seulement un effet de vos changements d’humeur ?

Ce n’est pas une idée de producteur mais une idée d’artiste. Je n’avais pas envie de m’emmerder avec des arrangements, des musiciens, etc. Je voulais jouer la musique d’un homme que j’admire depuis vingt-cinq ans. J’avais déjà fait des disques en solo, mais je voulais cette fois un concept un peu plus fort, plus grand, solide. Jouer Duke, ça veut dire pas mal de travail, la connaissance de sa musique. Jouer Duke pas comme Duke mais comme Michel Petrucciani, c’est ça le plus gros travail.

Quel genre de travail ?

Il faut beaucoup aimer la musique de l’artiste, et la connaître au plus profond de soi-même. Quand ça fait partie de votre propre corps – les gens que j’admire font partie de moi, si je joue comme je joue aujourd’hui, c’est parce que je les ai appris, étudiés, comme un pianiste classique étudie Ravel, Stravinsky ou Chopin. Il faut avoir “digéré” la musique que l’on veut interpréter pour pouvoir la recréer à sa façon.

Les thèmes d’Ellington sont-ils plus ou moins difficiles à jouer que d’autres ?

Non, ils sont faciles. La musique d’Ellington est riche en harmonies et très belle en mélodies. Ça me convient très bien, j’adore ces deux aspects. J’adore les mélodies chantantes, celles qu’on peut se rappeler.

Chez Ellington, c’est plutôt l’orchestre ou le pianiste de l’orchestre que vous écoutez ?

C’est le pianiste de l’orchestre. Un de mes disques préférés de Duke, c’est “Money Jungle”, avec Charles Mingus et Max Roach. Là c’est Duke qui joue Duke, mais on entend le big band, ses arrangements, tout… C’est le pianiste que je joue, pas l’arrangeur. C’est pour ça que j’ai voulu jouer en solo et pas avec un grand orchestre les charts de Duke en les arrangeant à ma façon – c’aurait été presque copier, et beaucoup plus difficile.

Quelle différence entre vos premiers enregistrements en solo pour OWL et celui-ci ?

D’abord une différence de maturité. Dix ans après, il y a eu plein de concerts, d’heures de travail, de recherches. J’espère que dans dix ans je jouerai dix fois mieux… Dans mes disques Owl, il y avait une certaine fraîcheur, mais aujourd’hui c’est plus solide, plus concret, conceptualisé.

Quelle impression à l’écoute de l’enregistrement inédit publié l’an dernier par OWL ?

Publié avec mon accord, je tiens à le préciser. Je le trouve… mignon. Ça me fait sourire. Quand on voit un gosse de dix-neuf ans bien jouer, on dit que c’est bien, mais il faut qu’il travaille…

Depuis dix ans, quel est l’artiste qui vous a le plus impressionné ?

Prince. C’est vraiment la continuité de la musique. Aujourd’hui on a tout inventé, alors il faut trouver un style ou un son. Prince a trouvé un son, en faisant un amalgame, une “macédoine” de sons, qui est devenu le son Prince. C’est le Jimi Hendrix de l’an 2000. Il m’impressionne beaucoup, car de nos jours, découvrir, ce n’est pas évident. S’il fascine beaucoup de musiciens de jazz, ce n’est pas par hasard, puisque les jazzmen sont des créateurs, des gens qui cherchent des sons, une nouveauté. J’admire aussi Michael Jackson, mais pour d’autres raisons. C’est un meilleur danseur que Prince, meilleur showman, très belle voix, très bon interprète. Mais Prince détermine beaucoup plus l’avenir de la musique.

Quand vous jouez, ressentez-vous une différence entre le public américain et le français ?

Oui, il y a même une différence entre un public parisien et un public provincial, de ville en ville il y a des différences, parce que les gens sont différents. Chaque concert est différent. Pourquoi ? Je crois que ça dépend de l’activité culturelle d’une ville. A Paris, il y a plusieurs concerts par jour, et le public est beaucoup plus critique, à New York aussi. Dans une ville de province, le public est content de vous avoir, donc il sera un peu plus chaleureux, ne cherchera pas le moindre détail à la loupe…

Est-ce que ça change la façon de jouer, est-ce qu’on ne se laisse pas aller à quelque facilité, parfois ?

De toute façon je ne peux pas jouer de la même manière chaque soir. Même si je joue quatre soirs au même endroit, je ne joue jamais pareil.

La formule du piano solo est peut-être plus “difficile” à appréhender pour le public que vos dernières formations électriques…

Oui, mais elle est plus honnête. Là, on se met tout nu, c’est le one-man show : voilà ce que je sais faire, tout seul. Si je me plante, excusez-moi, mais je n’avais pas mon batteur ou mon bassiste pour me rattraper… Je pense d’ailleurs que je vais terminer l’année en solo, alors que j’avais des concerts prévus en trio et quartette. En solo, je réapprends à jouer, je m’amuse, et ma vie c’est ça. On est devant une montagne, on joue devant deux mille personnes : il faut les motiver, il faut “tenir” un public deux heures, pour qu’il ne s’ennuie pas. C’est très difficile… J’adore ça. Ma vie est difficile, ma musique est très simple et très difficile à la fois, parce que j’adore les défis…

Extrait du N° 406 de Jazz Magazine, juillet 1991

En un « déchiffrage percussif de la partition nuancée du pianiste », Aldo Romano et Michel prolongeaient un dialogue amorcé dix ans plus tôt et actualisé dans “Playground”, auquel le batteur avait participé. Deuxième épisode.

Aldo Romano Es-tu nostalgique ?

Michel Petrucciani Non, pas tellement. Je n’ai pas de regrets. Je dirais plutôt que j’ai de bons souvenirs. Je me souviens de tout ce que nous avons fait ensemble, quand nous nous sommes rencontrés, quand on écoutait des choses ensemble, tout ce que j’ai vraiment découvert… Avec mon père, j’avais appris… Il disait toujours : « Quand tu fais quelque chose, tu dois être le meilleur, sinon ce n’est pas la peine, tu vas te coucher. » C’est probablement à cause de lui que j’ai ce besoin de toujours faire mieux. Mais avec toi j’ai appris la musique, j’ai appris à écouter beaucoup de gens, beaucoup de styles, des choses différentes, j’ai appris à ressentir la musique, à la vivre. Avec mon père, c’était le côté intellectuel : lui, il explique tout, et il a raison. Il peut expliquer le phénomène Keith Jarrett, il peut expliquer Oscar Peterson… et il ne se plante jamais ! Pour moi il reste le critique absolu. S’il me dit : « mon fils, tu as fait un bon disque » je suis sauvé, même si dans les journaux on dit que c’est le disque le plus pourri du siècle : Il me suffit qu’il ait mis, lui, son tampon “lu et approuvé”… Il est vrai qu’on a eu de la chance : que j’aime, comme mon père, la musique. Je dirais même qu’il est plus passionné de musique que moi – il travaille beaucoup plus que moi ! Je suis un feignant, souvent j’en ai assez de la musique. Mon père, dès qu’il tombe du lit, il est à la guitare ! Treize, quatorze heures par jour ! Moi je préfère regarder la télé, jouer aux échecs… Toi, je crois que tu penses sans cesse à la musique… Mais quand je suis dans la musique, j’y suis vraiment, je vais au bout des choses… Quand je vais au supermarché, je n’en peux plus : je suis imprégné par les chansons qui sont diffusées sans interruption. Entre “deux bananes” et “trois yaourts”, j’entends tout, les basses, l’accompagnement… Je n’arrive pas à m’isoler de la musique quand elle est là. Et souvent tellement mauvaise !

Si des gens comme moi ont davantage besoin de se plonger constamment dans la musique, c’est peut-être aussi que pour eux ça n’est pas inné. Autodidactes, ils ont encore besoin d’apprendre…

Il faut dire que la batterie, quand on travaille seul, ça n’est ni facile ni gratifiant…

Ah, il n’y a pas de satisfaction immédiate. Ce sont des bruits de ferraille qui tombe, des poubelles… C’est pour ça qu’il y a peu de batteurs “mélodiques”. Quel boulot de sublimer ces bruits de casserole ! Voilà pourquoi je suis toujours affamé d’harmonies. Alors que le plus souvent on ne demande aux batteurs que d’être et de rester des batteurs…

Toi tu es un des rares batteurs à composer des choses intéressantes. Souvent, quand des batteurs essaient de composer, c’est à mourir d’ennui. Trois notes organisées comme un paradiddle… Art Blakey a eu l’intelligence de faire composer les autres.

Et toi, comment composes-tu ? Tu écris dans l’urgence, me semble-t-il…

C’est exact. Je ne compose que si j’ai une raison, un disque à faire. Comme je prends toujours mon pied à jouer All the Things You Are, je n’ai pas besoin de pondre “mon” truc. En général, j’ai une idée de style, de couleur, et de tempo – je sais que ça va être jazz-jazz, funky, plutôt brésilien, trois ou quatre temps… Je n’ai jamais écrit de cinq temps, ça ne me vient pas naturellement. Et puis quand j’écris, je pense toujours à quelqu’un. Je n’écris pas pour écrire, j’écris pour quelqu’un… Brazilian Suite n° 3 – le titre c’est pour me moquer des Américains avec leurs Rambo III et autres Rocky II – succède au n° 1 avec Roy Haynes et Gary Peacock et au n°2 dans “Music”, et je l’ai écrit en pensant à toi, à cause d’une couleur harmonique qui ressemble à quelque chose que tu aurais pu faire : mi bémol la bémol septième ré bémol sol septième, puis do septième et fa majeur… beaucoup plus espacé harmoniquement que ce que je fais habituellement…

Toi, ce serait plutôt un accord tous les deux temps ! C’est tout noir ! Dans ton disque, il y a deux ou trois morceaux de ce genre, mais ça a l’air facile parce que ça reste très mélodique, avec un paquet d’harmonies…

…et des tonalités à coucher dehors !

C’est précisément ce qui te distingue des autres pianistes, ces tonalités qui font de toi un instrumentiste qui “chante”.

Ça c’est l’influence de la guitare, de tous les guitaristes que j’ai écoutés étant enfant, mon père encore, [Tal] Farlow, [Barney] Kessel… Wes Montgomery vers la fin, quand il commençait à jouer des trucs des Beatles… Mon frère Philippe aussi, qui m’a fait découvrir des guitaristes de rock, Jeff Beck, Allan Holdsworth… Beck, pour moi, c’est le Wes Montgomery du rock and roll. Il chante. Il y a dans un de ses disques, “Blow By Blow”, un morceau, un cinq temps, que j’aimerais refaire, avec le même arrangement… Et puis aussi, quand je compose, je chante, je cherche la tonalité vocalement, avant de passer au piano… et c’est toujours la, ré, sol, si … Ce qui conditionne même mon improvisation. Or tu ne peux pas improviser en si, tu ne peux pas entrer dans les stéréotypes des pianistes de jazz dès que tu attaques ré bémol, sol, la, mi, si … Ce sont donc d’autres phrases qui viennent. Keith [Jarrett] va un peu dans ce sens…

D’ailleurs il joue de la guitare. Ça donne une couleur plus “populaire”, plus facile pour les gens, mais beaucoup plus difficile pour un pianiste…

D’autant que j’essaie d’écrire comme un standard. Pour les accords de passage, ça passe par des trucs pas possibles, do dièse, la bémol septième… si majeur… fa dièse mineur septième… Et puis j’aime beaucoup la quinte bémol parce que ça fait pleurer, c’est mon côté italien, j’en mets partout, même un peu trop.

Depuis combien de temps joues-tu avec ton orchestre actuel ?

Avec Andy [McKee], ça fait cinq ans, avec Victor [Lewis] deux ans et demi et avec Adam [Holzmann] un an… Avant j’avais joué avec Palle [Danielsson] et Elliott [Zigmund] pendant quatre ans. J’étais resté quatre ans aussi avec Charles Lloyd… J’essaie d’aller jusqu’au bout, d’approfondir chaque formule… Avec Charles Lloyd, c’était le pied, il y avait un côté “énergie”.

Le fait qu’il soit toujours très mal accordé ne te gênait pas ?

Ça ne me dérangeait pas. Et puis ça ne dure pas – il a quand même des oreilles. Ce qu’il a de formidable, c’est une façon de faire jouer les autres, de leur faire donner le meilleur d’eux-mêmes, physiquement même… Ce qui est marrant, c’est qu’il a écrit deux ou trois choses mais il n’a jamais composé tout seul, il s’est fait aider, par moi par exemple. Savoir se faire aider, c’est un talent… Jarrett pourrait en dire autant – il a lui aussi aidé Lloyd à composer… Mais je crois que Lloyd l’a aidé à “sortir” son style.

Qui d’autre a eu pour toi une telle importance ? Wayne Shorter ?

Non… Jim Hall surtout ! Un génie de l’harmonie ! Il m’a appris à écouter aussi. Jouer avec un guitariste, c’est presque aussi difficile que jouer avec un autre pianiste : tout d’un coup, tu as des doigts partout ! Il est facile de se rencontrer harmoniquement mais une note peut faire tout casser. Si le guitariste sort un fa majeur, suit une quinte bémol, et tu mets une quinte naturelle, ça va tout gâcher. C’est de la jonglerie, ou un jeu d’anagrammes… C’est un autre plaisir, moins basé sur l’énergie. Avec Lloyd, c’était plutôt de la boxe, et avec Jim une partie d’échecs… Et puis il y a toi, qui m’as fait découvrir les vraies joies de la musique… Le problème avec des gens comme Wayne Shorter, c’est qu’ils ne s’investissent pas : ils font un boulot. Ils jouent formidablement bien, mais avec une sorte de distance, ça n’est pas leur groupe, ça n’est pas “leur” disque. Et puis Wayne est devenu de plus en plus compositeur, ça se sent même dans son jeu… Avec Roy Haynes, ç’a été formidable. Il y a eu une grande amitié. Avec lui je me suis vraiment amusé…Dans la piscine de l’hôtel, après le concert, alors qu’on ne savait nager ni l’un ni l’autre… Et il était toujours dans une forme éblouissante… Comme il connaît les paroles de toutes les chansons, il en glisse sans cesse des extraits dans la conversation. Il m’avait d’ailleurs conseillé d’apprendre les paroles des standards, disant que ça m’aiderait. Je me souviens, dans le bus, entre deux festivals, je fredonnais I Love You … Il a hurlé : « Non ! Si tu connaissais les paroles, tu ne ferais pas do deux fois ! » Maintenant je fais attention. Je me suis fait envoyer les paroles de Lush Life et These Foolish Things … Un qui m’a beaucoup impressionné, c’est Stanley Clarke à l’occasion du Manhattan Project, avec Lenny White, Gil Goldstein, Pete Levin, en décembre 1989. Il me faisait tellement plaisir que je m’arrêtais de jouer pour l’écouter. C’était beau, et curieusement ça ne m’a pas fait le même effet quand j’ai écouté le disque. Mais jouer avec, être au milieu de ça, c’est formidable ! De plus, là j’ai pu constater l’aspect positif des États-Unis : l’efficacité. Pour ce “projet”, tout était merveilleusement organisé. Ils sont venus me chercher à l’aéroport : direction le studio. Là, pendant quatre heures, ils m’ont fait écouter les bandes, m’ont passé les partitions. Donc je savais déjà tout le lendemain quand on a commencé de répéter, quatorze heures sur cinq ou six morceaux ! On n’en pouvait plus. Le troisième jour, on a fait le concert qui a été enregistré. Quand ç’a été fini, ils nous ont dit : « Venez écouter, c’est super ! » On a répondu : « Non, merci, on se souvient de ce qu’on a joué. Envoyez-nous la cassette dans six mois. » On a dû les vexer…

A propos du disque que tu viens de terminer, je dois t’avouer qu’au moment de faire ce morceau [Rachid] j’ai eu un trac monstrueux. Depuis trois jours, j’avais entendu tout ce qui s’était fait, et qui était très bien. Je me suis demandé : qu’est-ce que je vais pouvoir apporter ? Et avec ma personnalité… Sans ma batterie, sans mes cymbales, j’aurais pu me planter complètement…

Il faut dire aussi que la production ne voyait pas très bien pourquoi j’avais souhaité ta présence pendant tout l’enregistrement. C’est que je voulais que tu me prêtes tes oreilles, je voulais quelqu’un qui connaisse ma musique, qui me connaisse moi, et qui soit très musicien, qui connaisse mon amour des standards, mon goût du chant… parce que c’était un projet très nouveau, j’avais un peu peur… Et je voulais aussi que tu joues, dans ce style qui est le tien, plus ternaire, et qui me convient bien, un style qui n’est pas anonyme, interchangeable…

C’était un peu notre anniversaire discographique, puisqu’à deux mois près ça fait dix ans qu’on a enregistré pour la première fois ensemble…

Extrait du N° 406 de Jazz Magazine, juillet 1991

En un « déchiffrage percussif de la partition nuancée du pianiste », Aldo Romano et Michel prolongeaient un dialogue amorcé dix ans plus tôt et actualisé dans “Playground”, auquel le batteur avait participé. Premier épisode.

Aldo Romano Le disque que tu viens d’enregistrer, “Playground”, est le deuxième où tu illustres – au sens large – une sorte de “world music”, c’est-à-dire sans t’enfermer ou te limiter dans un genre. D’où une musique “jazzée” plutôt que strictement “jazz”. Certaines choses qu’annonçait “Music”, là tu les affirmes….

Michel Petrucciani En fait, d’être allé plus loin dans ce style, avec plus de rythme, plus de percussions, plus de synthétiseur, et des mélodies assez suggestives, ça m’a fait redécouvrir l’amour que j’ai du jazz, de la belle ballade harmoniquement complexe… Mais j’avais envie de faire un tel disque. Il est possible que je continue dans cette voie, mais avec une dimension plus acide, plus hard dans les sonorités. Ou alors je ferai un disque en solo, ou en trio, quelque chose de très naturel, avec des standards… Le problème aujourd’hui pour les jeunes pianistes, c’est que Keith Jarrett a un peu pris un monopole. Si demain tu fais un disque de standards, on risque de dire : Jarrett a déjà fait ça…

Avant Keith, nombre de pianistes avaient joué en trio, et des standards ! Ce n’est pas parce qu’il le fait aussi que ça doit t’arrêter…

Avec cette nuance que pour les pianistes dont tu parles, jouer des standards en trio faisait partie de leur style, de leur époque. Tandis que Keith a renouvelé une formule, ancienne, qui ne lui appartenait pas. Du coup il se l’est un peu appropriée. Il y a donc le risque pour un pianiste jeune d’être accusé de copier… D’autant que – depuis que tu viens régulièrement aux Etats-Unis, tu as dû t’en rendre compte – contrairement à ce qu’on croit en Europe, il ne se passe pas grand-chose ici, musicalement. Or ce qui m’intéresse, c’est de trouver un son nouveau, d’en finir avec les formules rabâchées – ce qu’on entend partout ici. Hier on a regardé à la télé la remise des Grammy Awards, et tu as vu le jeune chanteur qui a été récompensé…

un très minable imitateur de Frank Sinatra !

…et il a une vingtaine d’années ! Quant au jazz, on donne un prix à Oscar Peterson, un très très grand musicien mais on ne peut pas dire qu’un tel palmarès rende compte de ce qui se passe vraiment. Il y a pourtant des choses qui se passent, mais underground…

L’autre soir, j’ai entendu, en duo avec un bassiste, un pianiste qui avait joué chez Art Blakey. Ils doivent avoir l’un et l’autre une vingtaine d’années, et ils jouaient de la vieille musique…

C’est vrai qu’ici en ce moment on a l’impression que le “renouveau” du jazz, c’est de jouer comme les vieux. C’est la tendance Wynton Marsalis, qui est pourtant un formidable musicien. Mais si j’ai envie d’écouter ce style de trompette, j’irai plutôt m’acheter “Miles à Antibes” ou l’enregistrement du dernier concert de Miles avec Coltrane.

C’est peut-être aussi pour des raisons commerciales : dans le jazz, c’est apparemment ce style qui se vend le mieux en ce moment… Mais toi qui parles souvent de la musique en termes de plaisir, d’envie, de désir, t’arrive-t-il aussi de considérer ce que tu joues d’un point de vue philosophique, éthique ? Te demandes-tu si tu as le droit ou non de faire certaines choses, dans la mesure où faire de la musique peut être également une “mission”, et qui ne fait pas forcément plaisir ?

La musique pour moi c’est presque un Dieu, tu sais, un Dieu avec lequel il ne faut pas tricher. Il faut être très clair dans son âme, être sûr que ce qu’on fait c’est ce qu’on avait vraiment envie de faire…

Et puis l’artiste, surtout s’il commence d’être un peu connu, a une “responsabilité” vis-à-vis des gens qui l’écoutent, il indique une direction…

Je ne pense même pas à ça, je pense par rapport à moi : est-ce que je suis heureux, content de ce que j’ai fait, profondément en accord avec moi-même ? Est-ce ce solo que je voulais faire ! Sinon, j’ai l’impression de m’être menti. Car plus on grandit musicalement, plus on a de responsabilité par rapport à soi-même. Une erreur pianistique, une erreur de tempo, ça n’est pas grave, nous sommes humains : ce qui est grave c’est de faire une faute profonde dans le choix des couleurs. En ce moment, par exemple, je ne suis pas parfaitement content de ce que j’ai fait dans la continuité de “Music” – c’est pourquoi il y aura peut-être encore un autre disque, pour un autre disque, pour fermer la boucle…

Dans ce genre de musique, on devrait pouvoir trouver certaine liberté de forme – ce qu’on trouve dans le jazz… Moi qui sais, pour l’avoir vu souvent, comment tu travailles, de façon plutôt “aérée”, j’ai l’impression, là, qu’il t’a fallu vraiment “aller au charbon”, que ç’a été un gros boulot…

C’est vrai, et c’est une bonne chose ! Finalement c’est assez facile de se laisser aller, d’être beau et généreux. J’ai toujours joué du piano, à neuf ans je jouais le blues… Depuis une dizaine d’années j’ai beaucoup donné. J’arrive maintenant à la trentaine, je ne suis plus “le jeune génie” ou “la découverte de l’année”. Il faut concentrer tout ça, ne plus se disperser, c’est plus difficile… Alors qu’on dit toujours que le plus dur, les années de “galère”, ça correspond aux débuts. En fait, ce sont les meilleures années ! Parce qu’il n’y a pas que ça une fois qu’on est plus “installé”, plus reconnu, il y a tout le reste, l’aspect business – “Music” a bien marché, environ trente-cinq mille exemplaires vendus, ça veut dire que le prochain doit faire mieux… C’est très angoissant, parce que je veux chaque fois faire mieux – c’est une envie que j’ai toujours eue. En un sens, je suis content de n’avoir pas eu un succès tel que celui de Bobby McFerrin, qui a vendu des millions de disques et qui aura beaucoup de mal à faire mieux…

Lors de précédentes interviews, avec des musiciens américains, j’ai eu beaucoup de mal à obtenir des commentaires sur les Etats-Unis, sur la situation sociale, sur des choses qui malgré tout ont une incidence sur la musique… Par rapport à ce qui se passait il y a quelques années, par exemple, il me semble qu’à New York – la ville du jazz ! – il y a moins de créativité, moins de “pêche”…

A mon avis, comme ils ne connaissent pas autre chose, pour eux tout va bien, ce qui se passe est normal… D’autre part je crois, mais je me trompe peut-être, que les Américains ont un peu perdu le goût du pari, du risque. Dans le domaine artistique, ils ne jouent que sur les numéros sûrs. Des clubs comme le Blue Note n’engagent que des vedettes bien établies… Rien de nouveau, rien de frais… Mais en tant que père de famille j’ai maintenant un autre regard sur New York et les Etats-Unis, je suis confronté à d’autres problèmes. L’éducation, par exemple, est catastrophique. Pour préserver ses enfants de la drogue, de la violence, d’un enseignement insuffisant, il faut gagner beaucoup d’argent. Et ne parlons pas du médical ! L’autre jour, je me suis cassé le bras : je suis allé me faire soigner à Paris. S’il arrive quelque chose de grave à ma femme, à mes enfants ou à moi, on ne se fera jamais soigner ici… En fait, il va y avoir encore plus de clochards, plus de crack, plus de sida… La drogue aujourd’hui, on dirait que ça fait partie de la vie américaine… Au début ce climat ne me déplaisait pas, c’était nouveau. Mais quand tu deviens père de famille, et si tu décides d’être un père responsable, ta vie change. Et c’est ce que je veux être, tout en continuant de faire ce que j’aime, en gardant la folie. Mon travail sur moi-même c’est de trouver cet équilibre, de pouvoir délirer à certains moments et d’être sage, même un peu square, avec mes enfants. Car tout le monde est un peu fou, tout le monde est capable de délirer. Donc c’est le contraire qu’il faut enseigner aux enfants. Le reste, ils pourront l’apprendre sans moi… Moi j’ai eu un père plutôt sévère, ça ne m’a pas empêché de faire des bêtises quand j’ai eu 18 ans. J’aime me lancer, essayer des choses nouvelles, prendre des risques…

Extrait du N° 373 de Jazz Magazine, juillet 1988

L’enfant prodige devenu vedette américaine jouait alors en compagnie des meilleurs partenaires dont puisse rêver un pianiste : Gary Peacock à la basse et Roy Haynes ! Il était cette fois au micro de Fara C.

Jazz Magazine Vous travaillez en trio depuis huit ans, Michel Petrucciani…

Michel Petrucciani Oui, et cet été je joue à Nîmes et dans d’autres festivals avec Roy Haynes et Gary Peacock. Je collabore avec eux depuis septembre 1987. Ils jouent sur la première face de mon nouvel album. Sur la seconde, on entend Eddie Gomez et Al Foster. Je voulais ces gens-là, j’avais composé les thèmes spécialement pour eux. J’aime bien changer de rythmique. Changer en général. Chez moi, les meubles ne restent jamais longtemps à la même place. J’ai travaillé avec beaucoup de bassistes. C’est lié à l’harmonie. Je dialogue énormément avec eux. Au bout d’un moment, nous nous connaissons trop.

Quelles qualités musicales avez-vous particulièrement apprécié chez Charlie Haden ?

La richesse harmonique. Il m’a beaucoup appris. J’ai commencé avec lui quand j’avais 18 ans. Il a un talent spécial pour dénicher les jeunes pianistes. Quand je l’ai rencontré, j’avais déjà travaillé l’harmonie, c’est une de mes passions : plus elle est développée, plus elle offre de belles choses. Comme Haden, Jim Hall possède cette fabuleuse qualité harmonique. Tous deux ont une vertu commune : jouer doucement. Ils tirent leur force de la musique, non pas du volume, ce qui est difficile et nécessite du courage. Une fois, Charlie était venu m’écouter au Village Vanguard, ou je me produisais avec Palle Danielsson. Je lui ai proposé de se joindre à nous. Il a joué si doucement ! Le niveau sonore du trio a baissé et les gens se sont tus : silence total dans la salle… Charlie et moi, nous nous racontons constamment des blagues. Le rire est une excellente thérapie. Quand on travaillait ensemble, il me téléphonait de Los Angeles et me demandait : « Tu connais celle-là ? » Je n’avais pas le temps de lui répondre, il me racontait l’histoire et raccrochait. Il a une joie de vivre, il est fada, comme on dit chez nous. Aborder les choses avec humour, c’est une forme de sagesse.

Aldo Romano aussi a joué un rôle important dans votre carrière…

Oui, il m’a fait complètement confiance. Je ne le connaissais pas, et je lui ai demandé s’il voulait bien enregistrer un disque avec moi. Il a accepté sans m’avoir entendu. Il m’a présenté à Jean-François Jenny-Clark qui, également, a été très gentil. J’admire la souplesse du jeu de Jean-François, sa capacité de s’adapter à toute situation. Je l’ai rencontré alors que je débutais. C’était pour moi une consécration.

Michel Plays Petrucciani” est votre troisième album pour Blue Note. Comment se sont passés vos premiers contacts avec cette compagnie ?

Il y a cinq ans, j’avais lu dans Jazz Magazine une interview de Bruce Lundvall, l’actuel président de Blue Note, alors qu’il appartenait encore à CBS. Il disait vouloir travailler avec moi. Ça m’a fait tout drôle. Par la suite, il est allé chez Elektra, et il a produit le disque de Charles Lloyd “Montreux 82”, auquel j’ai participé. Plus tard, quand il s’est retrouvé à Blue Note, il m’a proposé un contrat. Il ne m’a imposé aucune contrainte musicale et a mis à ma disposition un budget permettant de peaufiner la conception et le son. J’ai eu carte blanche. Je lui ai demandé de faire en sorte que le disque sorte d’abord en France, j’y tenais beaucoup.

Avez-vous gardé des contacts avec Jean-Jacques Pussiau et OWL Records ?

Nous sommes restés amis. Je pense refaire un disque avec lui – j’ignore si je resterai chez Blue Note. Je crois que je continuerai avec des producteurs américains. Mais avant de signer un nouveau contrat, J’aimerais refaire un album avec Jean-Jacques. J’ai de la reconnaissance pour lui. Cil m’a accordé aussi sa confiance. Quand Aldo lui a demandé de nous enregistrer, deux jours après nous étions en studio. Pas mal de gens réclament maintenant une part du gâteau et prétendent m’avoir découvert. C’est Jean-Jacques et Aldo qui m’ont ouvert la route. Mon père, bien sûr, a joué un rôle essentiel. Je lui dois tout ce que j’ai appris.

Vous avez souvent collaboré avec des souffleurs…

À Nice, George Wein m’avait proposé de me joindre à Curtis Fuller et Kai Winding, de même pour Jimmy Owens. Pour Lee Konitz et Wayne Shorter, c’est moi qui leur ai demandé. Quant à Charles Lloyd, l’idée est venue de lui. Les souffleurs me donnent la possibilité d’approfondir le travail d’accompagnement : là encore, c’est lié à l’harmonie. Un pianiste doit savoir être à la fois leader, soliste et accompagnateur.

Est-il exact que vous envisagez d’inclure des synthétiseurs dans votre orchestre ?

Oui, mais ce n’est pas moi qui en jouerai, car je souhaite des sensibilités et des idées différentes. Je pense entre autres à Gil Goldstein et Mike Forman, qu’on a entendu avec [Wayne] Shorter. J’écrirai les arrangements. Les synthétiseurs peuvent sonner comme un big band ou un orchestre philharmonique. Miles avait dit : « C’est un cheap Gil Evans. » Ce n’est pas l’aspect électronique qui m’intéresse. Je voudrais conserver la formule du trio et la qualité acoustique avec, autour, des synthétiseurs créant des couleurs et des atmosphères. Il s’agit d’un gros projet, encore loin d’être réalisé.

Quelles qualités musicales vous efforcez-vous de développer ?

Le lyrisme et l’écoute. En outre, la composition est un besoin essentiel pour moi, physique même. Quant à la technique, il est toujours nécessaire de la travailler, mais il ne faut pas en abuser, c’est la p… des musiciens. On a souvent tendance à l’utiliser quand on est en manque d’ingéniosité et d’imagination. Sonner à fond tous les soirs et préserver la créativité n’est pas toujours facile.

Extrait du N° 330 de Jazz Magazine, juin 1984

Désormais californien d’adoption, Michel Petrucciani fut en son temps l’un des très rares jazzmen français à avoir su s’imposer outre-Atlantique. Voici comment il se voyait au micro de Philippe Carles.

Jazz Magazine Comment, Michel Petrucciani, s’est passée votre installation aux États-Unis ?

Michel Petrucciani D’abord, j’ai dû m’occuper d’obtenir la carte verte permettant de rester plus de deux mois et de travailler. Je l’ai eue sans difficulté, parce que marié à une Américaine. J’ai trouvé une maison tout de suite, à Big Sur, sur la côte entre Los Angeles et San Francisco. C’est vraiment la campagne. Il ne doit pas y avoir plus de 3000 habitants. Avant de partir, j’avais été tellement submerge de travail que je n’avais pas pu me retrouver tout seul avec le piano, pour changer ma musique, refaire des chansons, préparer un nouveau matériel, etc. Là-bas, je l’ai fait pendant quatre mois. Puis il y a eu une tournée avec Charlie Haden, et aussi en solo…

Comment aviez-vous rencontré Charlie Haden ?

J’avais envie de jouer avec Charlie depuis très très longtemps. Je l’avais écouté en différentes circonstances : avec Keith Jarrett, Egberto Gismonti, le Liberation Orchestra… Même si ce n’est pas la musique que je fais, ça m’avait intéressé. Quand j’écoute un musicien avec qui j’ai envie de travailler, je prête plus d’attention à son travail qu’à la musique qu’il joue. Je peux imaginer ce qu’un musicien fera avec moi à partir du travail qu’il fait avec les autres. Je me suis rarement trompé. George Wein m’avait proposé de faire une tournée de trois mois. Quand il m’avait demandé avec qui je voulais jouer, j’avais parlé de Haden. Nous avons fait notre premier concert à Santa Barbara, une ville qui m’a toujours porté bonheur. Nous sommes allés ensuite à Los Angeles, San Francisco, Washington, Chicago, Denver… Nous jouions certains thèmes de Charlie, des choses que j’ai composées à Big Sur et des standards. Je crois que les gens ont toujours besoin d’écouter quelques standards : ils comprennent mieux ce qui se passe. On jouait All The Things You Are, Some Day My Prince Will Come – qui n’est pas vraiment un standard, mais ç’a été tellement joué…

Certaines de vos compositions sont-elles jouées d’autres musiciens ?

La seule, à ma connaissance, l’a été par Michel Graillier, en duo avec moi, sur son disque OWL.

Existe-t-il des paroles pour certains de vos thèmes ?

Non. Des gens m’envoient régulièrement des textes épouvantables… Je n’ai pas eu de chance de ce côté-là. Mais ça ne m’intéresse pas vraiment. Sauf pour deux thèmes qui semblaient plaire à Al Jarreau…

Quelles différences avez-vous vues entre le public et les conditions de travail aux États-Unis et en France ?

Le public est toujours le même… avec d’immenses différences. Disons qu’il exprime sa joie de façon différente, mais qu’au fond c’est quasiment pareil. Les conditions de travail, elles, sont différentes. Ici, un musicien de jazz, c’est un peu un troubadour, qui fait les choses un peu en amateur, alors qu’aux États-Unis c’est vraiment considéré comme un métier – et c’est confirmé pl’existence du syndicat qui protège et aide les musiciens.

Avez-vous eu d’emblée l’occasion de jouer avec d’autres musiciens ?

Relativement peu. J’ai un peu jammé avec Art Blakey, avec Sherman Ferguson, un très bon batteur…

Y a-t-il une différence entre musiciens français et américains ?

Il y a de très bons musiciens français qui pourraient faire une brillante carrière n’importe où dans le monde s’ils croyaient un peu plus en eux et en ce qu’ils font. Les Américains, même s’ils ne savent pas jouer, croient toujours à ce qu’ils font : c’est un défaut et une qualité. En fait, il n’y a pas de différence entre les musiciens, il y a une différence entre les mentalités des deux pays. D’ailleurs, je suis maintenant installé définitivement aux États-Unis, je ne viens plus en France qu’en vacances, pour voir les amis, ou pour jouer. Je suis plus à l’aise pour vivre là-bas, et sur des plans qui ne sont pas seulement musicaux.

L’anglais, vous l’avez appris à l’école ?

Non, sur le tas. Au début, c’était un peu difficile. Avec Charles Lloyd, il y avait quelques problèmes. En répétition, c’était du genre : « Bon, on reprend au pont, sur le mi bémol septième tu fais un do à la basse, toi tu rentres au piano après la seconde mesure après le fa mineur… » tout ça en anglais. Tout le monde répondait : « Ok, I understand », et moi aussi, même si je n’avais pas compris ! Il comptait, et bien sûr je partais au mauvais moment ! Je me suis fait engueuler deux ou trois fois, et j’ai décidé de travailler l’anglais sérieusement. Maintenant c’est du passé. Ma femme m’a beaucoup aidé.

Au duo avec Haden vous avez assez vite ajouté le batteur Eliott Zigmund…

J’avais envie de faire un nouveau trio depuis longtemps. J’avais arrêté le trio avec Aldo Romano et Furio di Castri : pour la nouvelle forme de musique que je voulais faire, je devais changer les musiciens. J’aime bien me renouveler, et nous étions tombés dans une certaine routine. Je me suis d’abord associé à Charlie parce qu’il habite Los Angeles. Zigmund vit sur la Côte Est, ce qui posait un problème. Donc, avec Charlie, nous avions organisé une tournée où, peu à peu, nous nous rapprochions de l’Est pour pouvoir travailler avec lui et préparer nos concerts.

Est-ce important pour vous que Zigmund ait été l’un des derniers batteurs de Bill Evans ?

Ça me fait plaisir, mais ça n’entre pas en ligne de compte. Quand j’ai joué avec lui en jam session il y a trois ou quatre ans, quand il jouait avec Lee Konitz, il y a eu immédiatement un très bon contact entre nous, c’est ça qui a été déterminant. Quand je suis resté à New York pendant près de deux mois, je me suis retrouvé sans argent, et ç’a été l’un des seuls musiciens qui m’ait vraiment aidé. Sans me connaître. C’est lui qui m’a trouvé le contrat avec Lee. Lee m’a beaucoup aidé, lui aussi. Jusqu’à présent j’ai eu d’excellents contacts avec tous ceux avec qui je travaille. Ma musique est quelque chose de gai, j’aime donc qu’il y ait une ambiance qui le soit aussi dans le groupe. Charlie, par exemple, était fantastique : un moral, un humour… Il a quatre gosses, et dit toujours que chez lui c’est l’école, à tous les instants de la journée. Il dit qu’il apprend tous les jours avec ses enfants. Je le crois. D’ailleurs je pense à en avoir un.

Vous en ferez un musicien ?

Non. Sauf si un jour il prend un instrument et joue comme Miles Davis ! Là, je me pencherai peut-être sur la question… Mais je ne voudrais pas le pousser du tout, je crois que ce serait une erreur. En fait, je serais content si mes enfants étaient heureux en amour, s’ils avaient quelqu’un avec qui partager leur vie, et c’est un vrai métier que vivre en ménage. Pour moi qui suis musicien, c’est parfois très dur : j’ai une vie difficile, je voyage tout le temps…

Et vous n’avez jamais envisagé d’autre métier que la musique ?

Si, quand j’étais gosse je voulais devenir chirurgien – probablement parce que j’avais tellement connu ça que je voulais passer de l’autre côté de la barrière. Ce qui compte maintenant c’est d’être heureux et de ne pas faire trop de bêtises. Ce que je voudrais, c’est que mes gosses ne fassent pas de bêtises : alcool, drogue… Surtout qu’aux États-Unis c’est très facile.

Dans le milieu du jazz ?

Non, justement. Il faut souligner que les jazzmen d’aujourd’hui sont clean. Maintenant c’est le trip jogging, méditation, natation… Et la musique ne peut que s’en porter mieux. Non, le problème de la drogue est ailleurs. Mais ça passera.

Côté souffleurs, vous avez déjà joué avec Mike Zwerin, Clark Terry, Jimmy Owens, Curtis Fuller – à Nice – , Lee Konitz, Charles Lloyd, Enrico Rava… Comment se passaient les concerts avec ces gens-là ?

Quand on a joué avec Lloyd et Konitz, on a vu les deux extrêmes. Quand on arrive à faire ses preuves avec les deux, on a carte “bleue” pour le reste.

Quelle différence entre les deux ?

L’un est excité, l’autre ne l’est pas du tout. Lloyd donne dans la méditation, Konitz dans la scientologie. Ils sont très amusants tous les deux. Les styles, bien sûr, sont très différents. Et puis, il y a une génération de différence : Lee est plus ancien dans sa façon de voir la musique, Lloyd est plus moderne, il a toujours l’espoir, la force du jeune musicien qui un jour va devenir une star. Lee est déjà une star, il n’a pas besoin de ça. Et puis Lloyd est Poissons, il est rêveur…

Vous attachez beaucoup d’importance aux signes du Zodiaque ?

Oui. Moi, je suis Capricorne. Depuis que je suis tout petit ça m’intéresse.

Quel est le signe de Charlie Haden ?

Taureau.

Et Zigmund ?

Capricorne.

Tout ça allait bien ensemble ?

Formidable ! De l’énergie sous pression.

Pour vous, est-ce que l’expression “jazz français” signifie quelque chose ?

Non. La musique est universelle.

Pourriez-vous, à l’écoute, reconnaître des jazzmen français ?

Oui, peut-être, mais pas tellement par façon de jouer. Plutôt le son : les Français n’ont pas beaucoup de son. Des gens comme Charlie Parker ou John Coltrane ont tellement cherché sur le son qu’après eux il n’y a plus rien, c’est le son total. Bill Evans, pour le piano, a fait un son monstrueux, d’une beauté, d’une recherche… Après lui, c’est pareil : il ne peut plus rien y voir.

Même pas Michel Petrucciani ?

Non, je l’aime trop pour me comparer à lui. Ce serait une prétention tout à fait déplacée. C’est un peu comme se comparer à Dieu. Evans m’a vraiment influencé. Pour en revenir aux Français, et aux Américains, c’est difficile à dire ; c’est un peu comme de dire qu’il y a un son blanc et un son noir. C’est faux, ça n’a pas vraiment de sens. Même le son, c’est sous réserve…

Seriez-vous prêt à solliciter une subvention pour réaliser un de vos projets ?

Autant travailler à la poste… Non, un artiste ne doit pas être subventionné, surtout par l’État. Au lieu de donner de l’argent pour composer une quelconque rhapsodie, il vaudrait peut-être mieux aider directement les musiciens – payer leur loyer, leur fournir un bon piano, une voiture pour travailler, etc. Il vaudrait mieux améliorer les conditions de travail que subventionner un travail.

Vous n’avez jamais eu envie de travailler dans des formations plus importantes ?

J’ai envie d’un septette depuis longtemps. Mais il faut trouver les musiciens, et ça coûte cher. Je voudrais un vibraphone, un saxophone, une cornemuse…

Pourquoi une cornemuse ?

J’ai ça dans l’oreille depuis quatre ou cinq ans. En fait, c’est un peu de famille : ma mère est anglaise, bretonne, et mon arrière-grand-père jouait de la cornemuse tous les matins. J’ai trouvé le son de la cornemuse fantastique. Je me suis dit : « Il faut que je fasse un morceau où le piano sonne comme une cornemuse. » J’y suis arrivé à peu près, mais ce n’est pas tout à fait ça. Voilà pourquoi je voudrais une cornemuse dans mon septette.

Et le vibraphone, ce serait qui ?

Gary Burton ou Bobby Hutcherson. Et je mettrais aussi une trompette.

Pourriez-vous donner les noms de ce groupe idéal ?

Joe Henderson, Gary Burton, Charlie Haden, Eliott Zigmund, et quelqu’un qui a fait partie des Jazz Messengers à la trompette…

Wynton Marsalis ? Terence Blanchard ?

Blanchard.

Avec Art Blakey, vous avez joué avec Blanchard aussi ?

Non, c’était en trio.

Ce septette, ce n’est qu’un rêve, ou un projet sérieux ?

J’y pense sérieusement. J’ai déjà composé quinze thèmes pour cette formation. Ça se fera, mais ça prend du temps. Il faut attendre que je sois plus connu, pour que je puisse payer plus de musiciens – je dis « plus », pas « mieux », puisque dans mon groupe on partage tout. J’aime bien payer mes musiciens,j’aime qu’ils soient autant responsables que moi sur scène. C’est très important. La musique s’en ressent.

Vous n’êtes pas intéressé par les claviers électroniques ?

Non, pas du tout. J’ai eu une expérience catastrophique une fois, ça suffit. Il y a des gens qui sont bien plus capables que moi là-dessus. Il y a tellement de choses à découvrir sur le piano… Ce serait du temps perdu. Le synthétiseur n’a pas un cœur de musicien, il a un cœur plein de fils. Moi je veux un cœur plein de sang.

Aimez-vous jouer en club ?

C’est intéressant si on peut rester trois ou quatre jours – on peut expérimenter, faire des choses impossibles en concert. Un concert, ça se prépare soigneusement ; en club, la porte est toujours ouverte aux rencontres avec d’autres musiciens.

Écoutez-vous les autres pianistes ?

Pas beaucoup, à part Bill Evans. Et puis Bill, pour moi, ce n’est pas un pianiste, c’est un grand musicien, c’est tout. Mais je ne connais pas vraiment les pianistes de ma génération.

Extrait du N° 311 de Jazz Magazine, octobre 1982

Daniel Soutif avait assisté à l’enregistrement de “Toot Sweet”, le disque en duo de Michel Petrucciani avec le grand saxophoniste alto Lee Konitz.

Mardi 25 juin, 18 h 30. Ponctuel, je débarque avenue Raymond Poincaré où Daniel Magne a installé, dans ses magasins, une mini-salle de concert aménagée en studio d’enregistrement. Jean-Jacques Pussiau, producteur des disques OWL, a accepté de tolérer ma présence – ainsi que celle de Christian Rose qui fera des photos pour Jazzmag – à cette expresse condition. De part et d’autre de l’immense Bosendörfer, Lee Konitz et Michel Petrucciani sont déjà en place. Jean-Martial Golaz, qui va effectuer la prise de son, s’affaire à placer judicieusement ses micros, opération délicate puisqu’il va s’agir de stéréo directe.

Tandis que Lee et Michel concoctent des harmonies peu orthodoxes pour Round About Midnight, arrive Edouard Boubat, qui fera la pochette du disque. Un petit tour dans la cabine avec Jean-Martial Golaz. Le son est beau, le timbre du saxophone avec tout ce qu’il comprend de souffle à la limite de l’audible est parfaitement respecté, mais le piano est un peu en retrait, trop sourd. Changement de micro, nouveau réglage. Résultat on ne peut plus naturel, cette fois. Jean-Jacques Pussiau, qui passait plà : « Ne touchez plus à rien ! »

19h50 Le magnétophone est lancé. Lee et Michel embrayent sur leur version des harmonies de Round Midnight une série d’improvisations invraisemblablement fluides. Apparemment intarissable, la musique coule. Cinq minutes, dix minutes passent… Dans la cabine, on se regarde, éberlués. Enfin, après environ 15’50’’, coda. Presque une face de disque au pied levé !

20h10 Lee à Michel dans la cabine déjà passablement enfumée : « You’re a nice guy, but you smoke too much… » On écoute la bande. Mais, après à peine cinquante secondes, Lee, satisfait, interrompt l’opération : « The sound is beautiful, l’ve never heard my sax like this. How much for your machine ? I’ll take it… »

20h20 Restent environ quinze minutes de bande. Lee propose deux brefs solos. Aussitôt dit, aussitôt fait. Brefs réglages pour cette nouvelle situation. Puis Lee, seul dans le studio, lance : « Ready ! ». Quatre minutes plus tard, une superbe improvisation est dans la boîte.

20h30 Michel succède à Lee. Comme il se chauffe trop longuement à son goût, Lee le presse depuis la cabine : « Stop it, Michel, or we gonna stay here till midnight ! » Puis à nous, faisant allusion à la magnificence du piano : « He’s having a good time… »

20h32 Ça tourne !

20h37 Lee à Michel qui vient de terminer son morceau : « Bravo ! Bravo ! » et, sans lui laisser le temps de souffler, question : « Qu’est-ce qu’on joue ? » On tombe d’accord sur le principe de trois ou quatre morceaux brefs. Jean-Jacques Pussiau approuve. Mais quoi ? God Bless The Child, My Romance, My Funny Valentine… Pussiau suggère In A Sentimental Mood. Ecarté. Finalement, ce sera un Lover Man. Brève révision des harmonies.

20h50 La seconde bobine commence de tourner. Dans la cabine, on comprend vite que ce Lover Man ne va pas être précisément bref… Jean-Martial Golaz, habitué aux prises de son classiques et aux montages qui y sont très fréquents, n’en revient pas. L’endurance et l’imagination des deux compères est, il est vrai, plutôt phénoménale, surtout si on réalise qu’il s’agit de leur première rencontre.

21h05 Après quinze minutes et demie de chorus inlassablement enchaînés, accord final.

21h30 Le magnétophone est à nouveau lancé, après qu’on ait décidé d’enregistrer deux morceaux réellement courts cette fois. My Romance d’abord. Mais il est décidément bien difficile d’interrompre le flux des idées, lorsqu’elles viennent. Le résultat est plus bref – un peu moins de sept minutes – mais pas encore vraiment court.

21h40 Nouveau débat sur l’air connu « Qu’est-ce qu’on joue ? » Michel écarte le blues : « Si on commence, on en a pour un quart d’heure… » Lee propose I HeA Rhapsody. Consultation de Jean-Martial Golaz : « Reste environ neuf minutes de bande » (la seconde bobine touche déjà à sa fin !). Tout le monde considère que ça doit suffire.

21h45 Pour la sixième fois, Pussiau lance les musiciens : « Ok, the tape is running… » Aérienne, comme seul peut la Jouer Lee Konitz, la mélodie de I HeA Rhapsody retentit. L’affaire est rondement menée. Moins de cinq minutes, mais un véritable concentré de lyrisme et de swing subtils.

21h50 Reste cinq minutes sur la bande. Va pour un blues ultra-court. Pour la dernière fois, le magnétophone démarre. Deux minutes d’échanges vifs et évidents concluent la séance. Depuis les premières mesures de Round Midnight, deux heures à peine ont passé. Pas un raté…

21h55 C’est fini. Le disque est complet – plus un morceau probablement, de quoi faire baver les futurs discographes et autres collectionneurs. Lee et Michel voient brutalement s’évanouir la tension et la concentration des deux heures précédentes, et avec elles la confiance. Dans leur souvenir, toute cette musique déballée en si peu de temps se confond, une vraie marmelade. Lee, oppressé ple confinement enfumé de la cabine, préfère quitter les lieux, séance tenante. Michel, anxieux, sûr d’avoir tout raté, se laisse mal rassurer pnotre enthousiasme, tandis que Jean-Martial Golaz monte rapidement les sept morceaux enregistrés.

22 h 50 On écoute le montage terminé. D’abord dubitatif, Petrucciani reprend vite confiance. Il y a de quoi…

Extrait du N° 295 de Jazz Magazine, mars 1981

Michel Petrucciani avait 18 ans et venait d’enregistrer son premier disque en quartette. À un de ses accompagnateurs, le tromboniste Mike Zwerin, il avait bien voulu se raconter.

Michel Petrucciani a 18 ans. S’il vivait à New York, on le comparerait à Tony Williams, qui entra dans l’orchestre de Miles Davis au même âge. Mais Williams était à New York et Michel Petrucciani vit à Toulon : toute la différence est là. Michel n’est pas seulement “un bon pianiste” de plus : ce sera un très grand musicien. Ses oreilles sont grandes ouvertes. Il apprend vite et fait montre d’originalité. Il se détache déjà de la masse. L’été dernier, pour son concert au festival de La Grande Motte, il avait choisi de réunir André Jaume, Bernard Lubat, son frère Louis (à la basse), et moi. À première vue, une telle association risquait de courir au désastre. : Jaume joue “free”, Lubat a son univers à lui, et moi je me situe quelque part entre eux ; quant à Michel, son style pourrait être qualifié de post-Bill Evans mâtiné de Keith Jarrett et d’une touche de McCoy Tyner. Il y a maintenant plus de cinq ans que je joue en France, et ce concert de La Grande Motte a été le plus grand moment de mon séjour. Tout marchait bien ce soir-là, toute erreur était impossible. Michel dégage une telle énergie positive, son soutien des solistes est tel, que les moindres hésitations sur le tempo, insécurités harmoniques et différences stylistiques s’estompent : on ne peut s’écarter sans être immédiatement rattrapé ples riches accords et le swing constant de Michel. C’est le partenaire idéal. C’est son père, Tony, excellent guitariste et chef-d’orchestre dans le Midi, qui a donné à Michel sa formation “jazz”. Avec son frère Louis, ils ont joué en trio. Mais Michel est majeur aujourd’hui et il a un appétit féroce. Il veut voyager, écouter, jouer avec les meilleurs. Il est prêt. Tony m’a dit un jour : « Les gens pleurent en écoutant Michel ». Il ne peut en être autrement : tant de force vitale et de volonté se dégagent de ce petit corps… Michel est atteint d’une grave maladie osseuse. Il ne peut se déplacer seul. On doit le transporter, ce qui semble toujours l’embarrasser quelque peu. L’étrangeté de cette situation le stupéfie, l’idée qu’on pourrait le laisser tomber l’effraye. Assis sur son tabouret augmenté de hauts coussins, atteignant les pédales à l’aide de rallonges spéciales, Michel peut sans peine amener les larmes aux yeux : des larmes de joie, pas de pitié. Il nous montre comment survivre, comment surmonter un destin capricieux. Il a quelque chose du Prince Michkine, idiot de Dostoievski, personnage très intelligent en fait dont le rôle était de diffuser une nouvelle façon de vivre. Comme le prince, Michel est une sorte de rédempteur. Mais d’une espèce nouvelle, qui se donne à fond quand il joue. L’interview qui suit a eu lieu dans le Vaucluse, quelques jours après que nous – Michel, Louis Petrucciani, Aldo Romano et moi – ayons enregistré un disque, “Flash”, dans le studio de Jean Roché. C’est le premier disque de Michel Petrucciani.

Mike Zwerin As-tu vraiment 18 ans Michel ? Les gens ne le croient pas, tu as l’air plus âgé…

Michel Petrucciani C’est parce que j’ai commencé très jeune : j’ai étudié le piano, avec un prof classique, de quatre à 11 ans. Après, j’ai fait du blues pendant un an…

Seulement du blues ?

C’est mon père qui le voulait. Après, j’ai attaqué Rosetta.

À quel âge as-tu commencé de jouer avec ton père et ton frère ?

À 12 ans. C’était à Orange, là où je suis né.

Et tu gagnes ta vie en jouant maintenant ?

Relativement.

Tu enseignes aussi.

Plus maintenant. J’ai dû abandonner à cause de contrats que je ne voulais pas refuser. Il fallait choisir. Moi je veux jouer.

Il est assez rare d’être prof a ton âge.

C’est dur. Je ne sympathisais pas trop avec les élèves, pour qu’ils ne voient pas trop mon côté “fou”.

Tu es fou, mais sérieux quand même !

Pendant longtemps, avec mon père, on répétait huit ou neuf heures par jour. Un jouait et on s’enregistrait. J’aime beaucoup faire ça. C’est, à mon avis, la meilleure façon de travailler. C’est en t’écoutant que tu peux te corriger. Maintenant, je répète beaucoup moins, parce que je joue davantage.

Avec qui ?

Toi, par exemple !

C’était important, pour toi, ce concert à La Grande Motte ?

Oui, très. J’ai mélangé des musiciens qui, apparemment, ne semblaient pas pouvoir jouer ensemble. C’était le but de l’opération : Jaume est free, toi, tu es assez West Coast.

Quelle insulte ! Je suis de New York…

Je suis désolé, mais tu es assez bebop. Bernard, lui, est complètement fou. J’avais déjà joué avec Bernard et Clark Terry à Cliousclat, avec l’orchestre d’Alain. Récemment, en Suisse, j’ai aussi fait un bœuf avec Max Roach, c’était super.

Comment est-ce arrivé ?

J’étais à Genève chezdes amis, en vacances. Mon copain m’a dit que Max jouait. On y est allé et à la fin de la première partie on est passé en coulisse pour le saluer – je l’admire comme un fou. Il me connaissait par des photos et une cassette qu’un gars avait faite à La Grande Motte il y a quatre ans, et qu’il fait écoutera tous les musiciens americains…Max m’a reconnu, mais comme je ne comprends pas l’anglais et que Max ne parle pas français, il a décidé que le meilleur langage nous serait de jouer ensemble. Alors on a joué le blues.

Tu étais nerveux ?

Impressionné, surtout. Au début, Max a annoncé un blues. Après le premier morceau, il me regarde et dirige son, pouce vers le bas. Je me dis : « J’ai mal joué ». Il ajoute : « Attaque l’intro ». J’attaque bémol. Le bassiste me crie : « No ! F ! » – le pouce en bas, ça voulait dire One flat !

Tu ne connais pas du tout l’anglais ?

Si, je sais dire « Hey baby, you play good motherfucker ».

Et c’est tout ?

Oui.

Crois-tu que ta maladie t’aide à mieux jouer ?

Je préfère ne pas trop en parler. Quand j’ai commencé à comprendre que je n’étais pas normal j’ai complètement changé, dans ma tête. Je pense que toutes ces heures passées au piano, c’était pour me sortir de cette merde, des choses du genre « pauvre petit, reste ici, on va t’allumer la télé », alors que moi je voulais vivre comme les autres. J’ai envie de boire, de voyager, de jouer partout, avec divers musiciens, de vivre comme un vrai musicien de jazz. Si je suis plus mûr que quelqu’un qui a mon âge, c’est peut-être que l’âge ne veut rien dire dès l’instant que l’on vit ses propres expériences. Il y a des expériences qui te font mûrir de dix ans en une heure : comme le jour où je me suis rendu compte que j’étais différent des autres.

C’était quand ?

A 8 ans. Ça m’est arrivé, comme ça un jour. Et alors, qu’est-ce qu’on morfle ! C’est comme un coupde poing dans la figure. Tu te dis : « remue-toi maintenant ». Et puis il y a la souffrance physique. Quand on casse un os plusieurs fois par jour, on mûrit vite. Ça apprend à voir les gens, à sentir vraiment ceux qui t’aiment. Bien sûr, je me trompe souvent, mais j’ai appris à moins me tromper que les autres.

Tu as des problèmes pour te déplacer ?

Oui. Par exemple, je jouais avec Chuck Israels, au Dreher. Chuck, c’est vraiment quelqu’un de très clean : il ne boit pas, ne fume pas… J’ai joué un soir avec lui et tout allait assezbien, mais je n’ai pas joué le deuxième soir : j’ai eu des problèmes pour trouver quelqu’un qui m’aide à trouver un taxi. Je ne suis pas arrivé à lui expliquer que c’était pour ça que j’étais arrivé à une heure du matin au lieu de onze heures. Il était très fâché de mon retard. Il est un peu “Mussolini”, Chuck ! Tu joues, et il donne son verdict. Il a un côté professeur un peu craignos.

Tu tiens à rester ici, dans le Midi ? Tu ne voudrais pas aller en Amérique ?

Même Paris me gonfle. Le bruit, tous ces gens. Je voudrais avoir assez de gigs pour vivre dans le Midi, aller jouer à Paris, ailleurs et rentrer tranquillement chezmoi. Ou bien, je pourrais habiter à Paris, mais en banlieue, dans une maison avec jardin. D’ailleurs tu peux le dire dans l’interview : « Tous ceux qui ont une villa pas chère à côté de Paris, appelez…» (Il prend une bière.)

Tu bois, à ton âge ?

J’aime bien boire. Je suis comme tout le monde. C’est bon le vin.

Est-ce que tu trouves que les musiciens de jazz se défoncent beaucoup ?

Ils ont changé. Avant ils se shootaient pour jouer aussi bien que [Charlie] Parker. Mais la génération actuelle se défonce moins, ils prennent du vin, un joint peut-être… Le jazz est plus sain.

Tu lis beaucoup ?

Oui. J’ai lu notamment un livre qui s’appelle Flash. C’est sur les junkies qui vont à Katmandou pour se shooter. C’est un journaliste français qui raconte ses aventures. Il est parti faire une enquête et il a plongé, il est devenu complètement junky. Il a écrit ce livre à l’hôpital où une femme l’a amené pour essayer de le sauver. Le livre m’a plu parce que j’avais envie d’en faire autant et en même temps j’étais dégoûté de la drogue… J’ai écrit un J’ai écrit un morceau en trois minutes, et quand je me suis aperçu que chaque fois que je le jouais il me faisait penser à ce bouquin, je l’ai appelé Flash. Il y a un passage très camé, et puis aussi des accords sages, un passage fougueux, mélodieux…

Tu ne joues pas free ?

Pas vraiment. J’entraîne les musiciens avec qui je joue dans une espèce de folie, mais ce n’est pas du free. J’aimerais un jour faire une musique toute écrite, qui n’aurait pas de tempo, ne swinguerait pas, comme un concerto classique. J’en ai envie, mais pas tout de suite. Je voudrais faire ça avec deux ou trois trombones, des cornemuses, ou deux violons, des tablas, deux basses. Mais c’est pour plus tard. Maintenant je veux swinguer, je veux attaquer

Tu connais l’orchestration ?

Je ne l’ai pas étudiée, mais je peux en faire. J’ai une idée du son que je veux, mais elle n’est pas encore mûre, le fruit pousse.

Tu écoutes qui ? Quoi ?

Mon plus grand maître, c’est Bill Evans. Et puis il y en a un que j’ai beaucoup écouté – moins maintenant – c’est Erroll Garner. Tous les autres sont des produits de ces deux-là. Keith Jarrett ou Chick Corea par exemple.

Tu me rappelles McCoy Tyner.

Oui, c’est mon tempérament de percussionniste qui ressort. [Michel a joué de la batterie pendant un certain temps.]

T’intéresses-tu à d’autres choses que la musique ? La peinture, par exemple ?

Oui.

La politique ?

Non, ça ne m’intéresse pas. Je préfère apprendre à me concentrer pour mieux jouer. Comme tu peux voir, je suis plongé dans la musique, il y a des exercices…

Tu fais du yoga ?

Un peu. Je crois qu’avec la tête on peut faire tout ce qu’on veut, je suis sûr qu’on peut même se soigner, et c’est pareil avec la musique. Tu te conditionnes pour trouver de bonnes phrases, tu te dis que dans trois jours tu feras des chorus merveilleux et finalement tu arrives à faire ce que tu veux. On peut aussi oublier le public. J’ai appris à le faire, à l’oublier physiquement. Je sais qu’il y a des gens qui sont venus pour m’écouter et il ne faut pas les décevoir. Si les gens viennent, c’est qu’ils t’aiment, et donc, pour les remercier, il faut bien jouer. Mais tu m’as demandé si je faisais autre chose que de la musique : je dors.

Tu dors bien ?

Je dors et je rêve. Parfois je rêve que je joue. Tout revient à la musique, ce que je vois, ce que je lis, les gens avec qui je parle. Je transpose tout en musique.

Tu lis les magazines de jazz ?

Pas souvent. Mais pour revenir à la politique, c’est bon pour ceux qui vivent dans la société, et moi je me considère comme complètement marginal. Ma seule politique, c’est de vivre la vie la plus folle possible, de me défendre. De vivre vite. Je m’en fous de crever à 40 ans si j’ai tout vu. Ça ne m’intéresse pas de vivre jusqu’à quatre-vingts ans devant la télé ou sur une chaise. Je vis pour moi, je suis égoïste. Je suis un voyou. Peut-être que, plus tard, je vivrai pour donner, mais en ce moment je vis pour prendre.

Tu voudrais être leader, avec ton orchestre ?

Pas spécialement, j’aime bien les rencontres, j’aime jouer avec beaucoup de gens.

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

«Enregistrer “Flamingo” avec le violoniste Stéphane Grappelli, c’était une idée de Francis Dreyfus. Stéphane, je le connais depuis longtemps, je l’avais rencontré il y a quinze ans alors que j’étais à Brooklyn. Il jouait au Blue Note… Son ami Joseph était avec lui et je lui ai proposé: « Stéphane, puisque vous êtes aux Etats-Unis, est-ce que ça vous ferait plaisir de manger un morceau chez moi ? J’ai un jardin, on pourrait faire un barbecue… Je vous ferai un saumon grillé… » Ils sont venus à la maison, j’ai joué un morceau, et Stéphane a dit : « Il faudra qu’un jour on fasse quelque chose ensemble… » L’enregistrement s’est passé très simplement, j’ai envoyé à Stéphane une liste de standards, de chansons, une cinquantaine de morceaux, par fax, puis on en a choisi une dizaine qu’on a enregistrés. On a bien rigolé, tout s’est passé dans la bonne humeur, très calmement. Stéphane était marrant, parce qu’il s’endormait souvent. Il se levait avec son casque sur la tête et on lui disait : « Stéphane, enlève ton casque ! » Sinon il se cassait la figure… “Flamingo” a bien marché : c’est un des rares disques d’or en jazz, plus de 100 000 exemplaires vendus en France. Je suis très fier de “Both Worlds”, paru fin 1997. L’accouchement a été difficile. D’abord, il a fallu que je me batte avec ma compagnie de disques : monter un septette n’était pas perçu comme l’idée du siècle, ce n’était pas gagné d’avance. J’ai pensé tout de suite à Steve Gadd pour la batterie, et à Anthony Jackson pour la basse. Au départ, il devait y avoir Michel Portal dans le septette, au saxophone et à la clarinette basse. Je voulais quelqu’un qui connaisse vraiment les cuivres et les anches, je ne voulais pas me planter sur les arrangements, comme avec “Marvellous”. Michel m’a conseillé de demander au tromboniste et arrangeur Bob Brookmeyer, avec qui il souhaitait aussi travailler. Miroslav Vitous, avec qui je travaillais également en duo, m’a dit la même chose : « Brookmeyer, c’est le meilleur ! » J’ai appelé Bob, je lui ai demandé s’il me connaissait, il a répondu oui, je lui ai dit : « Vous voulez travailler avec moi ? » Il a dit oui, et je lui ai envoyé la musique. Quand il est arrivé, il avait des arrangements formidables mais très longs : chaque pièce, si on avait suivi précisément son travail, aurait duré entre vingt et vingt-cinq minutes ! J’ai pris peur, en répétition on avait du mal, on étouffait un peu dans ses arrangements. On était en train de faire un disque de Bob Brookmeyer ! J’ai douté, j’ai même pleuré… Mais je tenais à faire ce disque, alors j’ai travaillé. On avait quand même une tournée. J’ai annoncé aux musiciens : « On ne va pas jouer les arrangements, on va jouer des standards… » Alors Portal a dit : « S’il faut jouer des standards, je ne vous suis plus vraiment utile, je me casse… » Je crois que Bob ne me connaissait pas assez musicalement. Mais pendant cette tournée il a appris à me connaître, et il a refait des arrangements à ma mesure. À New York, on a enregistré, refait tout le travail de réajustement en cinq jours ! Le disque est sorti, le résultat est superbe, les chansons sont vraiment bien.

Quand je regarde la pochette de mon premier disque, “Flash”, et celle de “Both Worlds”, je mesure le chemin parcouru. En 1980, je ne marchais pas, je pesais 25 kilos, je ne savais rien de la vie, j’étais un peu paumé… En 1998, je suis plus solide, je marche avec des béquilles, je me débrouille tout seul, je suis en meilleure santé, et j’ai appris des tas de choses. Et même si j’ai perdu des cheveux, je me trouve plus beau aujourd’hui. Il y a une phrase du Dalaï Lama qui me plaît : « Quand il y a une solution au problème, il n’y a pas de quoi s’en faire, et quand il n’y a pas de solution au problème, il n’y a toujours pas de quoi s’en faire. » Est-ce que je crois à la vie après la mort ? Je n’en sais rien. A l’enfer, au paradis, Adam et Eve ? Non. Que Dieu nous a créés ? Non plus. Mais lors d’une grande souffrance, je peux l’implorer. Parfois ça marche, et d’autres fois non… J’aime la philosophie du moment présent, apprécier ce que je vis, maintenant, ne pas faire de plans pour le futur, parce qu’on ne sait jamais ce que la vie nous réserve. »