Extrait du N° 330 de Jazz Magazine, juin 1984
Désormais californien d’adoption, Michel Petrucciani fut en son temps l’un des très rares jazzmen français à avoir su s’imposer outre-Atlantique. Voici comment il se voyait au micro de Philippe Carles.
Jazz Magazine Comment, Michel Petrucciani, s’est passée votre installation aux États-Unis ?
Michel Petrucciani D’abord, j’ai dû m’occuper d’obtenir la carte verte permettant de rester plus de deux mois et de travailler. Je l’ai eue sans difficulté, parce que marié à une Américaine. J’ai trouvé une maison tout de suite, à Big Sur, sur la côte entre Los Angeles et San Francisco. C’est vraiment la campagne. Il ne doit pas y avoir plus de 3000 habitants. Avant de partir, j’avais été tellement submerge de travail que je n’avais pas pu me retrouver tout seul avec le piano, pour changer ma musique, refaire des chansons, préparer un nouveau matériel, etc. Là-bas, je l’ai fait pendant quatre mois. Puis il y a eu une tournée avec Charlie Haden, et aussi en solo…
Comment aviez-vous rencontré Charlie Haden ?
J’avais envie de jouer avec Charlie depuis très très longtemps. Je l’avais écouté en différentes circonstances : avec Keith Jarrett, Egberto Gismonti, le Liberation Orchestra… Même si ce n’est pas la musique que je fais, ça m’avait intéressé. Quand j’écoute un musicien avec qui j’ai envie de travailler, je prête plus d’attention à son travail qu’à la musique qu’il joue. Je peux imaginer ce qu’un musicien fera avec moi à partir du travail qu’il fait avec les autres. Je me suis rarement trompé. George Wein m’avait proposé de faire une tournée de trois mois. Quand il m’avait demandé avec qui je voulais jouer, j’avais parlé de Haden. Nous avons fait notre premier concert à Santa Barbara, une ville qui m’a toujours porté bonheur. Nous sommes allés ensuite à Los Angeles, San Francisco, Washington, Chicago, Denver… Nous jouions certains thèmes de Charlie, des choses que j’ai composées à Big Sur et des standards. Je crois que les gens ont toujours besoin d’écouter quelques standards : ils comprennent mieux ce qui se passe. On jouait All The Things You Are, Some Day My Prince Will Come – qui n’est pas vraiment un standard, mais ç’a été tellement joué…
Certaines de vos compositions sont-elles jouées d’autres musiciens ?
La seule, à ma connaissance, l’a été par Michel Graillier, en duo avec moi, sur son disque OWL.
Existe-t-il des paroles pour certains de vos thèmes ?
Non. Des gens m’envoient régulièrement des textes épouvantables… Je n’ai pas eu de chance de ce côté-là. Mais ça ne m’intéresse pas vraiment. Sauf pour deux thèmes qui semblaient plaire à Al Jarreau…
Quelles différences avez-vous vues entre le public et les conditions de travail aux États-Unis et en France ?
Le public est toujours le même… avec d’immenses différences. Disons qu’il exprime sa joie de façon différente, mais qu’au fond c’est quasiment pareil. Les conditions de travail, elles, sont différentes. Ici, un musicien de jazz, c’est un peu un troubadour, qui fait les choses un peu en amateur, alors qu’aux États-Unis c’est vraiment considéré comme un métier – et c’est confirmé pl’existence du syndicat qui protège et aide les musiciens.
Avez-vous eu d’emblée l’occasion de jouer avec d’autres musiciens ?
Relativement peu. J’ai un peu jammé avec Art Blakey, avec Sherman Ferguson, un très bon batteur…
Y a-t-il une différence entre musiciens français et américains ?
Il y a de très bons musiciens français qui pourraient faire une brillante carrière n’importe où dans le monde s’ils croyaient un peu plus en eux et en ce qu’ils font. Les Américains, même s’ils ne savent pas jouer, croient toujours à ce qu’ils font : c’est un défaut et une qualité. En fait, il n’y a pas de différence entre les musiciens, il y a une différence entre les mentalités des deux pays. D’ailleurs, je suis maintenant installé définitivement aux États-Unis, je ne viens plus en France qu’en vacances, pour voir les amis, ou pour jouer. Je suis plus à l’aise pour vivre là-bas, et sur des plans qui ne sont pas seulement musicaux.
L’anglais, vous l’avez appris à l’école ?
Non, sur le tas. Au début, c’était un peu difficile. Avec Charles Lloyd, il y avait quelques problèmes. En répétition, c’était du genre : « Bon, on reprend au pont, sur le mi bémol septième tu fais un do à la basse, toi tu rentres au piano après la seconde mesure après le fa mineur… » tout ça en anglais. Tout le monde répondait : « Ok, I understand », et moi aussi, même si je n’avais pas compris ! Il comptait, et bien sûr je partais au mauvais moment ! Je me suis fait engueuler deux ou trois fois, et j’ai décidé de travailler l’anglais sérieusement. Maintenant c’est du passé. Ma femme m’a beaucoup aidé.
Au duo avec Haden vous avez assez vite ajouté le batteur Eliott Zigmund…
J’avais envie de faire un nouveau trio depuis longtemps. J’avais arrêté le trio avec Aldo Romano et Furio di Castri : pour la nouvelle forme de musique que je voulais faire, je devais changer les musiciens. J’aime bien me renouveler, et nous étions tombés dans une certaine routine. Je me suis d’abord associé à Charlie parce qu’il habite Los Angeles. Zigmund vit sur la Côte Est, ce qui posait un problème. Donc, avec Charlie, nous avions organisé une tournée où, peu à peu, nous nous rapprochions de l’Est pour pouvoir travailler avec lui et préparer nos concerts.
Est-ce important pour vous que Zigmund ait été l’un des derniers batteurs de Bill Evans ?
Ça me fait plaisir, mais ça n’entre pas en ligne de compte. Quand j’ai joué avec lui en jam session il y a trois ou quatre ans, quand il jouait avec Lee Konitz, il y a eu immédiatement un très bon contact entre nous, c’est ça qui a été déterminant. Quand je suis resté à New York pendant près de deux mois, je me suis retrouvé sans argent, et ç’a été l’un des seuls musiciens qui m’ait vraiment aidé. Sans me connaître. C’est lui qui m’a trouvé le contrat avec Lee. Lee m’a beaucoup aidé, lui aussi. Jusqu’à présent j’ai eu d’excellents contacts avec tous ceux avec qui je travaille. Ma musique est quelque chose de gai, j’aime donc qu’il y ait une ambiance qui le soit aussi dans le groupe. Charlie, par exemple, était fantastique : un moral, un humour… Il a quatre gosses, et dit toujours que chez lui c’est l’école, à tous les instants de la journée. Il dit qu’il apprend tous les jours avec ses enfants. Je le crois. D’ailleurs je pense à en avoir un.
Vous en ferez un musicien ?
Non. Sauf si un jour il prend un instrument et joue comme Miles Davis ! Là, je me pencherai peut-être sur la question… Mais je ne voudrais pas le pousser du tout, je crois que ce serait une erreur. En fait, je serais content si mes enfants étaient heureux en amour, s’ils avaient quelqu’un avec qui partager leur vie, et c’est un vrai métier que vivre en ménage. Pour moi qui suis musicien, c’est parfois très dur : j’ai une vie difficile, je voyage tout le temps…
Et vous n’avez jamais envisagé d’autre métier que la musique ?
Si, quand j’étais gosse je voulais devenir chirurgien – probablement parce que j’avais tellement connu ça que je voulais passer de l’autre côté de la barrière. Ce qui compte maintenant c’est d’être heureux et de ne pas faire trop de bêtises. Ce que je voudrais, c’est que mes gosses ne fassent pas de bêtises : alcool, drogue… Surtout qu’aux États-Unis c’est très facile.
Dans le milieu du jazz ?
Non, justement. Il faut souligner que les jazzmen d’aujourd’hui sont clean. Maintenant c’est le trip jogging, méditation, natation… Et la musique ne peut que s’en porter mieux. Non, le problème de la drogue est ailleurs. Mais ça passera.
Côté souffleurs, vous avez déjà joué avec Mike Zwerin, Clark Terry, Jimmy Owens, Curtis Fuller – à Nice – , Lee Konitz, Charles Lloyd, Enrico Rava… Comment se passaient les concerts avec ces gens-là ?
Quand on a joué avec Lloyd et Konitz, on a vu les deux extrêmes. Quand on arrive à faire ses preuves avec les deux, on a carte “bleue” pour le reste.
Quelle différence entre les deux ?
L’un est excité, l’autre ne l’est pas du tout. Lloyd donne dans la méditation, Konitz dans la scientologie. Ils sont très amusants tous les deux. Les styles, bien sûr, sont très différents. Et puis, il y a une génération de différence : Lee est plus ancien dans sa façon de voir la musique, Lloyd est plus moderne, il a toujours l’espoir, la force du jeune musicien qui un jour va devenir une star. Lee est déjà une star, il n’a pas besoin de ça. Et puis Lloyd est Poissons, il est rêveur…
Vous attachez beaucoup d’importance aux signes du Zodiaque ?
Oui. Moi, je suis Capricorne. Depuis que je suis tout petit ça m’intéresse.
Quel est le signe de Charlie Haden ?
Taureau.
Et Zigmund ?
Capricorne.
Tout ça allait bien ensemble ?
Formidable ! De l’énergie sous pression.
Pour vous, est-ce que l’expression “jazz français” signifie quelque chose ?
Non. La musique est universelle.
Pourriez-vous, à l’écoute, reconnaître des jazzmen français ?
Oui, peut-être, mais pas tellement par façon de jouer. Plutôt le son : les Français n’ont pas beaucoup de son. Des gens comme Charlie Parker ou John Coltrane ont tellement cherché sur le son qu’après eux il n’y a plus rien, c’est le son total. Bill Evans, pour le piano, a fait un son monstrueux, d’une beauté, d’une recherche… Après lui, c’est pareil : il ne peut plus rien y voir.
Même pas Michel Petrucciani ?
Non, je l’aime trop pour me comparer à lui. Ce serait une prétention tout à fait déplacée. C’est un peu comme se comparer à Dieu. Evans m’a vraiment influencé. Pour en revenir aux Français, et aux Américains, c’est difficile à dire ; c’est un peu comme de dire qu’il y a un son blanc et un son noir. C’est faux, ça n’a pas vraiment de sens. Même le son, c’est sous réserve…
Seriez-vous prêt à solliciter une subvention pour réaliser un de vos projets ?
Autant travailler à la poste… Non, un artiste ne doit pas être subventionné, surtout par l’État. Au lieu de donner de l’argent pour composer une quelconque rhapsodie, il vaudrait peut-être mieux aider directement les musiciens – payer leur loyer, leur fournir un bon piano, une voiture pour travailler, etc. Il vaudrait mieux améliorer les conditions de travail que subventionner un travail.
Vous n’avez jamais eu envie de travailler dans des formations plus importantes ?
J’ai envie d’un septette depuis longtemps. Mais il faut trouver les musiciens, et ça coûte cher. Je voudrais un vibraphone, un saxophone, une cornemuse…
Pourquoi une cornemuse ?
J’ai ça dans l’oreille depuis quatre ou cinq ans. En fait, c’est un peu de famille : ma mère est anglaise, bretonne, et mon arrière-grand-père jouait de la cornemuse tous les matins. J’ai trouvé le son de la cornemuse fantastique. Je me suis dit : « Il faut que je fasse un morceau où le piano sonne comme une cornemuse. » J’y suis arrivé à peu près, mais ce n’est pas tout à fait ça. Voilà pourquoi je voudrais une cornemuse dans mon septette.
Et le vibraphone, ce serait qui ?
Gary Burton ou Bobby Hutcherson. Et je mettrais aussi une trompette.
Pourriez-vous donner les noms de ce groupe idéal ?
Joe Henderson, Gary Burton, Charlie Haden, Eliott Zigmund, et quelqu’un qui a fait partie des Jazz Messengers à la trompette…
Wynton Marsalis ? Terence Blanchard ?
Blanchard.
Avec Art Blakey, vous avez joué avec Blanchard aussi ?
Non, c’était en trio.
Ce septette, ce n’est qu’un rêve, ou un projet sérieux ?
J’y pense sérieusement. J’ai déjà composé quinze thèmes pour cette formation. Ça se fera, mais ça prend du temps. Il faut attendre que je sois plus connu, pour que je puisse payer plus de musiciens – je dis « plus », pas « mieux », puisque dans mon groupe on partage tout. J’aime bien payer mes musiciens,j’aime qu’ils soient autant responsables que moi sur scène. C’est très important. La musique s’en ressent.
Vous n’êtes pas intéressé par les claviers électroniques ?
Non, pas du tout. J’ai eu une expérience catastrophique une fois, ça suffit. Il y a des gens qui sont bien plus capables que moi là-dessus. Il y a tellement de choses à découvrir sur le piano… Ce serait du temps perdu. Le synthétiseur n’a pas un cœur de musicien, il a un cœur plein de fils. Moi je veux un cœur plein de sang.
Aimez-vous jouer en club ?
C’est intéressant si on peut rester trois ou quatre jours – on peut expérimenter, faire des choses impossibles en concert. Un concert, ça se prépare soigneusement ; en club, la porte est toujours ouverte aux rencontres avec d’autres musiciens.
Écoutez-vous les autres pianistes ?
Pas beaucoup, à part Bill Evans. Et puis Bill, pour moi, ce n’est pas un pianiste, c’est un grand musicien, c’est tout. Mais je ne connais pas vraiment les pianistes de ma génération.
Hier, dans une des cryptes du crématorium du Père Lachaise, puis dans un bar du voisinage, les amis de Philippe Carles s’étaient réunis autour de son épouse Michèle pour se joindre à ses adieux.
C’était un peu un adieu à un siècle révolu, à ses idéaux, à un certain idéalisme d’après-guerre, à un siècle qui nous donna même parfois l’illusion d’être la fin de l’Histoire, Histoire qui a poursuivi sa course sans lui, désormais à un train d’enfer, qui sait peut-être même une autre fin que nous n’avions pas prévue, sauf à la craindre sans trop y croire.
Ça a été d’abord Michèle Carles, qui à travers les larmes a su nous dire l’admiration pour le labeur et l’œuvre de son mari, la complicité et l’attention mutuelle, et l’humour du destin qui s’est manifesté dans ces premiers moments d’intimité amoureuse sur une plage de la Méditerranée, pour lesquels Philippe a manqué le fameux concert de John Coltrane au festival d’Antibes-Juan-les-Pins qui se déroulait alors à quelques centaines de mètres de là.
Puis ce fut Jean Narboni qui, dans une apaisante bonhommie, nous raconta la solidarité du trio qui se forma dans les années 1950 à Alger, Carles-Comolli-Narboni, trio qui résista à la dispersion consécutive aux “évènements” d’Algérie et ses conséquences pour se reconstituer à Paris jusqu’à se trouver réuni dans les locaux du groupe Filipacchi où Jean Narboni et Jean-Louis Comolli avaient pris la tête des Cahiers du Cinéma tandis que Philippe Carles gagnait des galons au sein du Jazz Magazine de Jean-Louis Ginibre.
On vit alors, très ému, d’une émotion qui n’avait pas totalement éteint cette pointe de malice qui le caractérise, François-René Simon se remémorer la figure de Philippe Carles et rassembler quelques traits déjà évoqués, silhouette, regard, sévérité et humanité, rigueur et capacité attendrissement, et ce geste qu’on lui connaissait d’ouvrir sa chemise pour s’administrer sa dose quotidienne d’insuline comme d’autres allumeraient une cigarette.
Alexandre Pierrepont improvisa avec l’aisance et la précision qu’on lui connaît, pour revenir sur le chef-d’œuvre de Carles et Comolli, Free Jazz / Black Power qui fit date en 1971, puis auquel on s’habitua comme à une pièce de musée ; pour revenir plus précisément sur l’un des mots-clés de l’ouvrage, celui de polycentrisme et lui redonner toute son actualité et sa nécessité, à l’heure où les tensions, désastres et crimes de masse semblent échapper comme savonnette des mains des dirigeants de la planète les mieux intentionnés.
L’Académie du jazz a rendu hommage à Philippe Carles, l’un de ses membres, en la personne de son nouveau président, Jean-Michel Proust, qui a sobrement résumé les différents chapitres précédemment évoqués, notamment ce tour de force qu’a été Le Dictionnaire du jazz et sa réédition en collaboration avec André Clergeat et Jean-Louis Comolli.
Enfin, Mathilde Azzopardi, nièce de Philippe, s’est souvenue de l’oncle, de ses histoires de jazz, de ces histoires que tous les oncles et tous les grands-pères ont pour les générations qui les suivent. Et elle a rappelé quelques-unes de ces histoires en nous lisant de courts et pénétrants passages de Free Jazz / Black Power.
Emmenée par Frédéric Goaty, auquel Philippe Carles passa le relai au fil des dernières années du siècle passé, et d’Édouard Rencker qui prit la direction de la publication des mains de Sarah Tenot après la mort du père fondateur Frank Tenot, l’équipe de Jazz Magazine – secrétaire d’administration, responsable de la communication, directrice artistique, assistant de rédaction et pigistes – était venue rendre un hommage silencieux, attentif et respectueux à celui qu’ils avaient encore pu croiser dans les locaux de Jazzmag. Pour nous tous, Philippe avait été en quelque sorte tout à la fois “l’oncle et le grand-père de rédaction”. Franck Bergerot