Alors que la grande soulwoman vient de tirer sa révérence, nous republions l’article qui lui avait été consacré dans notre n°737. Fin 1969, Roberta Flack sortait son somptueux premier album, “First Take”, qui se situait à la croisée des chemins qui mènent à la soul music, au gospel, au folk et au jazz. À ses côtés, Ron Carter et Donny Hathaway, entre autres…
par Fred Goaty
Si aujourd’hui Roberta Flack ne se produit plus guère sur scène et n’a pas sorti de vrai nouveau disque depuis des lustres, elle n’en reste pas moins une artiste majeure de la soul music, qui a toujours su s’entourer des meilleurs auteurs-compositeurs et musiciens – souvent de jazz. Dès le milieu des années 1940, attirée par le piano, elle se met, comme beaucoup de jeunes filles afroaméricaines, à jouer dans les églises, à accompagner des chœurs gospel et interpréter des hymnes et des spirituals. En 1952, elle obtient à 15 ans une bourse pour étudier à la prestigieuse Howard University de Washington, DC. Elle y parfait sa culture musicale, notamment classique, et quatre ans plus tard devient enseignante, après avoir été la plus jeune étudiante de l’université ! Mais la mort de son père l’oblige à retourner en Caroline du Nord pour enseigner l’anglais. Et la musique, tout de même. Puis elle retourne à Washington pour accompagner cette fois des chanteurs d’opéra. Sa vie prend un autre tournant quand elle obtient en engagement régulier dans un club-restaurant, Mr. Henry. Entre temps, l’un de ses professeurs de chant lui avait suggéré que ses qualités vocales pourraient lui assurer plus d’avenir dans la pop que dans la musique classique… Message reçu.
Une voix envoûtante
Chez Mr. Henry, Roberta Flack fait sensation. Le restaurant ne désemplit pas. Sa voix tout en retenue, manière d’éloge de la lenteur et de la douceur mêlées, et pour tout dire envoûtante, fascine le public. Un soir, le pianiste Les McCann, de passage à Washington, tombe instantanément sous le charme. Coup de fil à son producteur Joel Dorn, qui travaille pour le label Atlantic. Dorn est conquis à son tour, mais avant d’entrer en studio pour enregistrer son bien nommé premier 33-tours, “First Take”, Roberta Flack travaille sur une trentaine de démos, à Manhattan, en novembre 1968. Parmi les chansons couchées sur bande, Afro Blue, le fameux thème de Mongo Santamaria, mis en paroles par Oscar Brown, Jr. (enregistré pour la première fois en 1959 par Abbey Lincoln), Ain’t No Mountain High Enough, le tube de Marvin Gaye et Tami Terrell, ou encore la ballade Frankie And Johnny, dont l’arrangement évoque clairement All Blues de Miles Davis. [Ces démos figurent dans la “50th Anniversary Deluxe Edition” de “First Take” parue en 2020, NDLR.] Mais le meilleur reste à venir : trois mois plus tard, elle se retrouve devant le grand piano du studio Atlantic, au n° 1841 de Broadway. John Pizzarelli est à la guitare, Ron Carter à la contrebasse et Ray Lucas à la batterie. En trois jours, elle grave les huit chansons de “First Take”, l’un des meilleurs premiers albums de tous les temps, si riche et si varié qu’il ressemble presque à un “best of” !

Grandeur d’âme
Quelques semaines avant l’album, le 45-tours de Compared To What avait donné le ton : une ligne de basse inoubliable de Ron Carter, le chant comme hanté par ses racines gospel de Roberta Flack, les arrangements de cuivre de William Fischer. Voilà ce qu’on appelle un classique instantané, alors que son “découvreur”, Les Mc Cann, avait déjà enregistré cette chanson d’Eugene McDaniels en 1966, et qu’il en donnera une autre version dans son légendaire live de 1969 avec Eddie Harris, “Swiss Movement – Recorded Live At The Montreux Jazz Festival, Switzerland”. Autre grand moment, Tryin’ Times, signé par deux autres anciens de la Howard University, Donny Hathaway et Leroy Hutson. Une chanson sur les injustices et les inégalités sociales qui démarre par une intro d’une longueur qui, aujourd’hui, laisse rêveur… (Donny Hathaway lui-même l’enregistrera sur son premier album, un an plus tard.)
Play roberta for me
Puis un certain Clint Eastwood entre dans la danse en choisissant d’inclure The First Time Ever I Saw Your Face dans son premier film, Play Misty For Me (Un frisson dans la nuit). Résultat : trois ans après son enregistrement, cette touchante ballade sortit à son tour en 45-tours pour atteindre les sommets des charts et obtenir deux Grammy Awards. Jusqu’au milieu des années 1980, Roberta Flack restera fidèle à Atlantic, enrichissant régulièrement sa discographie d’autres splendeurs : “Chapter Two”, son album en duo avec Donny Hathaway, “Quiet Fire”, “Killing Me Softly”, “Feel Like Makin’ Love”… Avec Nina Simone, Roberta Flack est la plus grande porte-voix de la condition féminine de sa génération, une grande dame à la grandeur d’âme inégalée. Citons, sans le traduire car il “sonne” bien mieux ainsi, un passage d’un poème de Jeffrey W. Kimmel dédié à Roberta Flack : « She is a woman of mirrors / Mirrors are superficial, usually distorded and they reverse you / Left is right and what appears right may be wrong / So you see, Roberta doesn’t sing at all / Her songs are not songs, they areparyerful tales / Her songs are not just sung, they are mournful wails / For love, for love, for love. »
Photo © Russ Cain
Le grand saxophonist alto natif de Tampa, Floride, s’est éteint ce dimanche 12 mai. Fred Goaty se souvient de lui.
Vous en connaissez beaucoup des saxophonistes qui ont aussi bien enregistré avec Stevie Wonder, Gil Evans, Miles Davis, Jaco Pastorius, Donald Fagen, les Rolling Stones, Steely Dan, James Brown, Carly Simon, John McLaughlin, B.B. King, Sting, John Scofield, Mose Allison, les Eagles, Marcus Miller, Eric Clapton, Tim Berne, Elton John, Bonnie Raitt, Hiram Bullock, Larry Carlton, Esther Phillips, Billy Joel, Bruce Springsteen, Linda Ronstadt, Eddie Palmieri, Aretha Franklin, Roger Waters, Cat Stevens, Dr. John, Tommy Bolin, David Bowie, Paul Simon, les Brecker Brothers, Steve Khan, Bob Berg, Bill LaBounty, Mike Stern, Roberta Flack, Mick Jagger, Garland Jeffreys, George Benson, Paul Butterfield, Bob James, Joe Beck, Dave Grusin, Tony Williams, Larry Coryell, James Taylor, Chaka Khan et Toto ?
Moi non plus.
Si, il y en a un autre, son grand ami et frère de musique : Michael Brecker.
David Sanborn est mort hier, le dimanche 12 mai. Sur son compte Instagram, on peut lire ce message : « It is with sad and heavy hearts that we convey to you the loss of internationally renowned, six time Grammy Award-winning, saxophonist, David Sanborn. Mr. Sanborn passed Sunday afternoon, May 12th, after an extended battle with prostate cancer with complications.Mr. Sanborn had been dealing with prostate cancer since 2018, but had been able to maintain his normal schedule of concerts until just recently. Indeed he already had concerts scheduled into 2025. David Sanborn was a seminal figure in contemporary pop and jazz music. It has been said that he “put the saxophone back into Rock ’n Roll.” »
J’ai eu le bonheur de voir David Sanborn maintes fois sur scène, dès le milieu des années 1980. Un autre merveilleux fantôme jouait alors de la guitare à ses côtés, Hiram Bullock, parti, lui, il y a bien longtemps, en 2008. À ses concerts, je retrouvais beaucoup de jazzfans de mon âge – 20 ans tout au plus – qui, comme moi, avaient une profonde admiration pour lui. Les puristes n’aimaient guère ce jazz mâtiné de pop, de funk et de soul ; nous n’avions que faire des puristes.
Notre enthousiasme, notre fascination, notre amour pour sa sonorité si chantante et si puissante étaient plus forts que tout ; ses musiciens d’exception nous impressionnaient, son répertoire, truffé de compositions d’un certain Marcus Miller, c’était notre pop music instrumentale à nous : on achetait tous ses disques. On aimait tous ses disques. On aimait tous les musiciens qui jouaient sur ses disques, les plus grands des années 1970 et 1980 – la liste est trop longue, mais s’il fallait n’en citer qu’un, ce serait évidemment Marcus Miller, qui lui offrit tant de compositions mémorables, sans parler de ses talents de bassiste et de producteur.

Quelques années plus tard, en 1992, j’ai eu le privilège de l’interviewer une première fois pour Jazz Magazine. Il venait de publier l’un de ses meilleurs disques, “Upfront”, celui avec cette incroyable reprise de Ramblin’ d’Ornette Coleman. Je lui avais, je m’en souviens, dit toute mon admiration et, dès lors, nous étions restés en contact d’une manière ou d’une autre.
En 2005, j’étais allé à Londres pour la sortie du magnifique “Closer”. Interview promo ? Pas le genre du monsieur. Nous avions traversé une petite partie de sa discographie qu’il commentait en réécoutant quelques disques auxquels il avait contribué – Gil Evans, Paul Butterfield, Stevie Wonder, David Bowie, Ian Hunter, Larry Goldings, Tim Berne… –, et bien sûr les siens. Un moment inoubliable pour une cover story Jazz Magazine (n° 563, octobre 2005).

Plus tard encore, des conversations sans fin au bar de son hôtel parisien préféré, La Trémoille ; des ballades dans la Capitale pour écumer les magasins de disques (il cherchait des vieux Sidney Bechet avec Muggsy Spanier) ; des concerts dans des grandes salles, des festivals, des clubs (comme au Duc des Lombards), des émissions de télé (One Shot Not de Manu Katché)…
Ces dernières années, David Sanborn s’était fait plus rare. “Time And The River”, paru en 2015 et produit par Marcus Miller, restera comme l’ultime opus d’une série – culte – qui avait démarré quarante ans plus tôt avec le bien nommé “Takin’ Off”, auquel avaient succédé une kyrielle d’albums, dont le merveilleux “Straight To The Heart” de 1984, disque-phare de toute une génération ; elle pleure son sax heroe qui avait traversé tant d’épreuves dans la vie – la polio a failli l’emporter dans sa jeunesse et, plus tard, les excès des années 1970 aussi –, et qui n’avait jamais oublié que c’est en voyant Hank Crawford jouer avec Ray Charles qu’il eut une révélation.
David Sanborn était très sévère, voire impitoyable avec lui-même. Il avait tort ! En son for intérieur, il savait bien que tout au long de sa carrière il avait touché des millions d’amateurs de musique. Mais l’humilité, cet orgueil des grands angoissés, n’était pas la moindre de ses qualités. Il nous manquera. Non : il nous manque déjà beaucoup.
PS : Nous republierons très bientôt ici-même le grand entretien réalisé en 2005 à Londres
Photos : X/DR