Ce soir Bill Frisell sera à l’affiche de la soirée d’ouverture de D’jazz Nevers. Hier, il faisait l’ouverture de Jazzdor sur la scène de la Cité de la musique de Strasbourg où l’on pouvait finir la soirée au Blue Note avec le trio hélvète Uassyn.
18h30 : Bill Frisell rejoint la scène du club attenant à la Cité de la musique, le Blue Note, à l’occasion de l’émission Open Jazz d’Alex Dutilh, en direct du festival Jazzdor. Les deux hommes se connaissent, Bill Frisell laisse un peu tomber sa réserve naturelle et la conversation va bon train, le train tranquille qui est celui du natif de Baltimore, lorsque le natif de Dax annonce une nouvelle édition complétée du live de Wes Montgomery “Full House” qu’il illustre en diffusant S.O.S.
Tour de chauffe à fond de train, puis Johnny Griffin, Wes et Wynton Kelly enchaînent les chorus sous les hourras d’un tutti orchestral récurrent. Les esprits s’échauffent, le ténor trépigne, les cordes fument, la table d’harmonie trépide… et lorsque le thème revient pour un tour d’honneur, le public du Blue Note qui n’a plus un poil de sec exulte si bien que l’on ne sait pas si ce sont les applaudissements du Tsubo Club Berkeley que l’on entend tels qu’ils furent captés le 25 juin 1952 à l’issue de ce morceau de bravoure ou ceux du public du Blue Note de Strasbourg auxquels se joint Bill Frisell qui raconte bientôt comment l’écoute de Wes Montgomery a constitué un tournant dans son parcours de guitariste.
Et pourtant quel contraste entre Wes et ce Bill qui rejoint une heure demie plus tard sa Telecaster sur la scène de la Cité de la musique, suivi de ses complices Thomas Morgan (contrebasse) et Rudy Royston (batterie). Un look de chirurgien-dentiste proche de la retraite qui aurait décidé de remplacer sa blouse blanche par une chemise à carreaux de couleurs vives : « Tenez, installez vous bien, ne craignez rien, je vais vous faire une petite piqure là, vous ne sentirez rien du tout, et vous sortirez tout à l’heure avec des dents neuves. » Je me demande si ce n’est pas moi qui ait écrit récemment qu’il jouait comme on rêve. Facilité. D’autres l’ont peut-être déjà écrit. Mais comment parler de Bill Frisell. Après Django Reinhardt et Charlie Christian, les générations Tal Farlow/Jimmy Raney, Jim Hall/Wes Montgomery, Larry Coryell/John McLaughlin, Sonny Sharrock/Derek Bailey, John Abercrombie/Pat Metheny/John Scofield et le phénomène Jimi Hendrix, depuis quarante ans la guitare a-t-elle connu une seule révolution… à part Bill Frisell.
Mais qu’a-t-il révolutionné ? Je regrette de ne pas avoir pris avec moi les livre Guitare Conversation de Noël Akchoté avec Philippe Robert (Ed. Lenka Lente), j’en aurais bien détourné quelques citations à mon profit. Mais ça joue déjà, la même suite d’accords en boucle, avec d’infimes variations, on pense au Paris Texas de Wim Wenders et au Dead Man de Jim Jarmusch dont Bill Frisell aurait pu remplacer les guitares pourtant géniales de Ry Cooder pour le premier ou Neil Young pour le second. Évitant pareil sacrilège, on se laisse entrainer dans un univers à la Edward Hopper, ces instantanés statiques. On imagine la rue centrale d’une petite bourgade américaine, où il ne se passe apparemment rien, un chien-chien qui court dans le gazon, quelques propos de peu échangés Mrs. entre Watson et Mr. McCullogh de part et d’autre d’une haie, qui laissent cependant deviner de lourds arrière-plans et sous-entendus.
Cette première mélodie minimale qui tourne près d’une demie heure durant avec d’infimes variations, peut aussi nous entrainer sur le mode non figuratif vers des monochromes de Rothko qui se succéderaient en se fondant doucement l’un dans l’autre troublé par de petits éclairs furtifs de couleurs plus acides.
Puis soudain ce premier morceau est brouillé par d’étranges accidents timbraux – voulus ou non tandis que Frisell tâte de la pointe du pied son rack de pédale – et des ajouts mélodiques mis en boucle ou par la mise en boucle d’un fragment qu’il vient de jouer pour en introduire de nouveaux sous ses doigts. Tiens ? Et quelle est cette autre aire ? Look Out For Hope ? Quelque chose comme ça. On fait défiler mentalement la discographie du guitariste dans l’espoir d’en identifier le titre. Puis soudain, survient une abstraction digne de Jim Hall, le tempo se corse, ça swingue soudain sur les accords de La Bamba… ou Twist And Shout (vous souvenez-vous de Twister avec Frisell et Sco sur “Second Sight” de Marc Johnson), occasion de faire jouer un peu plus la rythmique. Non qu’elle n’ait pas joué auparavant, d’une pertinence et d’un souplesse constante, constamment active. Et si l’on avait été plus attentif, on aurait observé qu’elle contribue entièrement à faire vivre ces couleurs. Quelle douceur ont les baguettes de Rudy Royston sur les peaux et cymbales pendant la première partie du concert, sans forcément se voir remplacées par mailloches, balais ou fagots ! Mais soudain, elles se déchainent sans rien perdre de leur élégance et la main de Thomas Morgan, jusque-là parcimonieuse dans sa façon de faire danser le silence autours des notes, s’animent sur la touche comme une grosse araignée. Puis retour au climat initial. Et c’est un acclamation unanime, pas moins fervente que celle qui accueillit Wes au Blue Note tout à l’heure. Bill Frisell revient avec son trio pour un pièce tintinnabulante évoquant à sa façon les vieilles fantaisies bricolées par Les Paul dans son garage au siècle dernier.
Nouveau contraste lorsque l’on pousse la porte qui permet de passer directement du hall de la Cité de la musique à un Blue Note déjà plein. Public plus jeune, debout, bière en main et, sur scène, Uassyn, trio originaire de Zürich : Tapiwa Svosve (sax alto), Silvan Jeger (contrebasse), Vincent Glanzman (batterie). Musique soudain brutale, hirsute en apparence, ascendances du côté du trio d’Ornette Coleman, des angularités d’Anthony Braxton, des systèmes de Steve Coleman… avec une écriture par cellules orchestrales d’une formidable précision sous l’apparence échevelée, évoquant par certains aspects l’écriture du batteur allemand Oli Steidle, sans la touche rock et techno . De francs pianissimos se perdront dans le brouhaha d’un public dont une partie manifeste un intérêt captif et l’autre – parfois la même allée se ravitailler au bar – se faisant plus dissipée et inattentive.
Soit dès cette première soirée, l’empreinte Jazzdor, sous la forme d’une ouverture tant stylistique que cosmopolite et d’une grande exigence esthétique annoncée en ville sur les panneaux municipaux que je croisent en ville en rentrant à mon hôtel. Demain à 15h, le quartette américano-suisse de Samuel Blaser, à 20h30 le trio américano-helvéto-finlandais du chanteur Andreas Schaerer avec Kalle Kalima (guitare) et le formidable bassiste Tim Lefebvre, en première partie du meilleur Orchestre National de Jazz qu’on ait jamais eu, dans le projet, le plus fou de tous ceux jamais imaginés par un ONJ, “Ex Machina” sur un répertoire spectral conçu par Steve Lehmann et Fred Maurin en collaboration avec l’Ircam, et un effectif orchestral de très haut vol à forte proportion féminine.
Quant au trio de Bill Frisell, il fera demain la soirée d’ouverture de D’jazz Nevers. Franck Bergerot