The Lamb Lies Down On Broadway de Genesis : « It’s only knock and knowall », but we like it

Phil Collins, batterie, Mike Rutherford, basse et guitare, Tony Banks, claviers, Steve Hackett, guitare, Peter Gabriel, chant, paroles.
La réédition “Super Deluxe 50th Anniversary” de “The Lamb Lies Down On Broadway” nous replonge une nouvelle fois dans les fabuleux méandres labyrinthiques de ce chef-d’œuvre du rock anglais.
Par Fred Goaty
Début 1974, cinq jeunes musiciens prennent leurs aises dans un ancien hospice, Headley Grange, afin d’écrire leur nouvel album, et commencer de répéter. Peter Gabriel est le chanteur et le parolier, Steve Hackett le guitariste, Peter Banks le claviériste, Mike Rutherford le bassiste (et guitariste) et Phil Collins le batteur. Le nom de leur groupe ? Genesis. Moyenne d’âge ? À peine 25 ans…
Éloignée des tentations de la ville, la Headley Grange, située en plein cœur du comté d’Hampshire, est l’endroit idéal pour travailler tranquillement. Mais les cinq membres de Genesis durent malgré tout composer avec d’autres locataires : des rats !
« C’était leur maison, et nous étions les intrus », dira Phil Collins plus tard. A en croire son autobiographie, Not Dead Yet (qu’au passage on vous conseille de lire), « L’horrible spectacle de tous ces rats grouillants dans cette vieille bâtisse puante » l’a visiblement marqué. Mais tout ému qu’il devait être de se retrouver là où son héros John Bonham avait gravé avec Led Zeppelin le groove phénoménal de When The Levee Breaks en 1971, il n’eut guère le temps de se lamenter, et fut « immédiatement happé par le boulot ».
Phil, Mike, Tony, Peter et Steve devant la Headley Grange
(les rats n’avaient pas souhaité poser avec les musiciens).
Et du boulot, il en fallu pour donner naissance à “The Lamb Lies Down On Broadway”. Après leur séjour à la fois studieux et agité à la Headley Grange, nos cinq youngsters s’en allèrent enregistrer au Glaspant Manor (au Pays de Galles), puis aux Island Studios de Basing Street Studios, à Londres. Les péripéties du making of de cet audacieux double album d’une puissance expressive jamais grandiloquente et d’une extraordinaire densité musicale sont racontées en détail par Alexis Petridis dans le livret richement illustré (plus de cent photos !) de la réédition “Super Deluxe 50th Anniversary” ; mais si vous ne lisez pas l’anglais dans le texte, n’hésitez pas à consulter le passionnant Genesis, la boîte à musique… Turn It On Again de Frédéric Delâge (La Lauze, 2007). Il revient longuement sur “The Lamb Lies Down On Broadway” qui, on ne le savait pas encore lors de sa parution le 22 novembre 1974, marquait la fin d’une ère – et le début d’une autre… – pour Genesis.
Disque-film, disque-monde, disque-rêve, « enfant de Supper’s Ready » selon Steve Hackett, “The Lamb Lies Down On Broadway” ne doit pas être écouté autrement que d’une seule traite, en lisant les paroles bien sûr. Et tant pis si l’on saisit moins la lettre que l’esprit de l’incroyable histoire de Rael. On y croise Groucho Marx, Lenny Bruce, Marshall McLuhan, des hommes-pantoufles grostesques et terrifiants, la mort en personne et, in fine, ce n’est plus seulement le rock’n’roll des Rolling Stones qu’on like, mais aussi le « knock’n’knowall » façon Genesis – ré.écoutez bien la fin de It…
Peter Gabriel était certes en état de grâce, mais Steve Hackett, Peter Banks, Mike Rutherford et Phil Collins n’étaient pas moins inspirés que lui. Tout ce beau monde rivalisait d’invention, atteignant d’une certaine manière un point de non retour. Toucher d’aussi près la perfection n’est jamais sans conséquences, et Peter Gabriel, sans doute conscient qu’il livrait là son chef-d’œuvre de compagnon tout en réinventant les codes du concept album – il préférait le terme de « plot album », disque à intrigue –, n’eut dès lors qu’une seule obsession : voler de ses propres ailes, s’inventer des lendemains qui chantent sans ses camarades.
Chanté ou instrumental, chaque morceau de “The Lamb Lies Down On Broadway” provoque une émotion singulière. Ainsi The Carpet Crawl, sommet de douceur émotionnelle au refrain inoubliable et aux paroles d’une beauté surréelle – « The carpet crawlers heed their callers, we’ve gotta get in to get out »… Riding The Scree, étourdissante leçon de virtuosité où Gabriel arrive à se faufiler pour trouver sa place… Le sombre et envoûtant instrumental The Waiting Room… Le quasi ledzeppelinien Fly On The Windshield… Le délicat Cuckoo Cocoon… Ou encore le puissant Back In NYC, qui préfigure l’esthétique des premiers albums de Peter Gabriel… In The Cage… Jusqu’au merveilleux final, It, entraînant et mélancolique à la fois, et qu’il est permis d’écouter en boucle.
Sans oublier la chanson-titre bien sûr, que Gabriel chantait encore au début de sa carrière solo en la faisant trembler sur ses bases prog pour lui donner des faux airs punk, look cheveux rasés et perfecto à l’appui (à découvrir sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=vd4aaoLE5co&list=RDvd4aaoLE5co&start_radio=1).
C’est au début de la tournée marathon de près de cent concerts qui démarra le 20 novembre 1974 à Chicago (pour s’achever le 22 mai 1975 à Besançon) que les membres de Genesis apprirent que leur frontman allait les quitter – mais la nouvelle ne fut annoncée officiellement que le 20 août 1975. Mais contre toute attente – la presse rock avait commencé d’organiser les funérailles… –, le groupe saura se réinventer après le départ de “Pete Gab’”. Sans lui, Genesis deviendra au fil du temps de plus en plus pop et, comme chacun sait, dix fois, cent fois plus populaire. Et il y aura d’autres albums mémorables, auxquels on reste profondément attachés. “The Lamb Lies Down On Broadway” est cependant une œuvre à part, la dernière danse de cinq musiciens en osmose… et au bord de la rupture. Fructueux paradoxe s’il en est.
Et quand on sait que Brian Eno était venu à l’invitation de Peter Gabriel procéder à diverses enossifications dont il avait le secret (des traitements sur la voix et la guitare – on vous laisse découvrir ce que Steve Hackett en pense dans le livret), on se dit que Peter Gabriel souhaitait vraiment emmener son groupe ailleurs. Quitte à perturber et diviser les fans de la première heure.
Un certain Robert Fripp, après avoir vu l’un des concerts de la tournée de “The Lamb Lies Down On Broadway” à Londres, confia à Steve Hackett que selon lui, le groupe semblait alors « emprunter deux directions différentes »…
Même la pochette du disque, réalisée par Hipgnosis (la géniale team de graphistes avec laquelle Gabriel travaillera par la suite) tranchait avec toutes les précédentes du groupe.
Dans les mois qui suivirent la tournée marathon évoquée plus haut, Steve Hackett – le George Harrison de Genesis ? – enregistrera “Voyage Of The Acolyte” avec, notamment, Mike Rutherford et Phil Collins, qui lui s’en ira assouvir ses fantasmes jazz-rock avec Brand X, avant de devenir l’une des pop stars les plus bankable de ces quarante dernières années, au grand dam de la Police du Rock.
Un an plus tard, le successeur de “The Lamb Lies Down On Broadway”, “A Trick Of The Tail”, grande réussite s’il en est, fut fort bien accueilli par les fans. Au micro, Phil Collins s’imposa d’emblée comme le successeur tout à fait crédible de celui que tout le monde pensait être irremplaçable.
Sur scène, Bill Bruford assura d’abord sa doublure derrière les fûts, puis céda sa place à Chester Thompson, ancien des Mothers de Frank Zappa et de Weather Report, qui devint le batteur régulier du groupe jusqu’à la fin.
Quant à Peter Gabriel, on connaît la suite : une carrière solo extraordinaire auréolée au départ d’albums cultes volontiers avant-gardistes, puis d’opus plus accessibles, mais pas moins inventifs, tels “So” ou, récemment, le somptueux “I/O”. Mais c’est une autre histoire…
Peter Gabriel, Tony Banks, Steve Hackett et Mike Rutherford lors de leur
récente conférence de presse à Londres (Phil Collins était absent à cause
d’une opération du genoux).
Un mot, enfin, sur le coffret : la qualité sonore du concert du 24 janvier 1975 au Shrine Auditorium de Los Angeles – souvent piraté – a de quoi laisser pantois, sans parler de la musique. Le remastering de l’album original est irréprochable. Les trois morceaux téléchargeables (The Lamb Lies Down On Broadway / Fly On A Windshie, The Chamber Of 32 Doors / The Lamia, In The Cage) sont plutôt destinées aux hardcore fanatics. Les fac similés du tour book et du ticket du Shrine Auditorium raviront les collectionneurs fétichistes.
Il y a peu, Peter Gabriel et Tony Banks se sont retrouvés aux Real World Studios pour superviser le mix Dolby Atmos de “The Lamb Lies Down On Broadway”. On aurait aimé les écouter échanger leurs souvenirs…
COFFRET Genesis : “The Lamb Lies Down On Broadway – 50th Anniversay Super Deluxe Edition” (Atlantic Craft Recordings / Rhino, dans les bacs le 26/9 en CD ou en LP).
Photos : © Richard Haines (Genesis Photographs.com), Will Ireland et Armando Gallo.
Tony Banks, Mike Rutherford, Steve Hackett et Peter Gabriel, visiblement
éblouis par le coffret du cinquantième anniversaire.