Jazz live
Publié le 12 Mai 2024

2 pianistes que tout oppose à Saint-Gaudens ?

Brad Mehldau se produit sur la scène de jazz en comminges le 9 mai 2024 à St-Gaudens

Pour la deuxième soirée de sa 21e édition, le festival Jazz en Comminges de la ville de Saint-Gaudens (ville de naissance de Guy Lafitte) présentait à ses auditeurs deux pianistes que tout semble opposer : Brad Mehldau et Roberto Fonseca. Que tout oppose, vraiment ?

1e partie : Brad Mehldau Trio

Brad Mehldau (p), Felix Moseholm (cb), Jorge Rossi (dr)

Jeudi 9 mai 2024, Jazz en Comminges, Parc des expositions, Saint-Gaudens (31), 21h

Vêtements discrets, brefs saluts sans prononcer un mot, installation immédiate aux instruments, le pianiste baisse la tête, deux notes répétées en boucle dans une nuance douce : les musiciens du trio de Brad Mehldau annoncent d’emblée qu’ils ne sont pas venus pour amuser la galerie ! Au fil des années, la musique du pianiste continue de ressembler à ce que l’on perçoit de l’homme et de son évolution : la cinquantaine à présent, on le sent serein, nourrissant une vie intérieure intense, semblant de plus en plus détaché des contingences terrestres. Le public saint-gaudinois accueille d’ailleurs lui-même le set du trio avec une certaine retenue par des applaudissements mesurés. Mise au diapason avec l’expression musicale ou marque d’une légère déception à ne pas se voir emporter par ce jazz qui n’apparaît pas en adéquation avec l’espace du parc des expositions, l’approche du trio correspondant, il est vrai davantage à une écoute intimiste en club ?

Pour les habitués du pianiste en tout cas, le concert valait le déplacement ! D’abord parce qu’il donnait l’occasion de l’entendre accompagné par d’autres partenaires que Larry Grenadier et Jeff Ballard. Si à la batterie il retrouvait son ancien compagnon Jorge Rossi, on découvrait à ses côtés le jeune contrebassiste danois (27 ans, mais en paraissant 17), Felix Moseholm. Ce tandem amena Brad Mehldau à jouer différemment autant qu’à renforcer son approche actuelle, très sobre. En effet, tous deux se montrèrent portés vers une forme d’abstraction intériorisée. Moseholm évoqua ainsi parfois Thomas Morgan, bien qu’il fut capable de jouer « dur » lorsqu’il le faut, en particulier sur le morceau up de la soirée. Quant à Rossi, jamais deux fois il ne joua le même pattern rythmique, ou peu s’en fut, préférant tirer de multiples couleurs de ses instruments, et interrompre son débit afin de créer beaucoup d’espace pour ses partenaires. Jamais une seule fois non plus le trio n’a dépassé la nuance forte !

Autre intérêt, conséquence d’ailleurs encore de l’association du pianiste à ces nouveaux partenaires : entendre Brad Mehldau au limite du free. Lors d’un blues proche dans l’esprit d’Ornette Coleman, nos improvisateurs ont progressivement quitté le cadre du blues – déjà exprimé de manière très allusive – pour de l’improvisation libre, plus proche d’ailleurs de la free form in jazz d’un Tristano que du free d’un Cecil Taylor. Plutôt que de retenue, c’est le mot profondeur qui m’est venu à l’esprit, en dépit de l’imprécision du terme (à chacun sa profondeur) : toutes les notes sont pesées, l’écoute interactive est maximale, la volonté de construire demeure.

Les fans de Mehldau auront enfin pu apprécier le répertoire, avec la présence d’anciens morceaux – en particulier August Ending et Boomer présents sur l’album « House on Hill » gravé il y a presque 20 ans –, de pages nouvelles – en particulier une valse fondée sur le principe du stop-and-go –, et quelques reprises (Estate en version bossa lente, notamment). Le trio mit fin à son concert par une ballade, avec une coda en piano solo dont Mehldau a seul le secret.

Saluts mesurés, main tendue pour désigner ses musiciens, mi-sourire (et non sourire en coin), rapide retour sur scène pour un dernier salut… Brad Mehldau et ses partenaires s’en sont allés à l’image leur musique : tout en sobriété.

2e partie : Roberto Fonseca, « La Gran Diversión »

Alcibiades Durruthy (vx, perc), Yuri Hernandez (tp), Mikael Vistel (ts), Ariel Vigo (bs), Roberto Fonseca (p), Felipe Cabrera (cb), Jay Kalo (dr), Andrés Coayo (perc).

Jeudi 9 mai 2024, Jazz en Comminges, Parc des expositions, Saint-Gaudens (31), 23h

Vêtements colorés, grands saluts à la foule sourire aux lèvres, musique à la pulsation chaloupée : tout semble en effet opposer la sobriété de Mehldau à l’exubérance de la formation de Roberto Fonseca. Un son puissant – sans être agressif –, une musique à la joie de vivre manifeste, une vitalité rythmique prompte à réveiller les plus amorphes, telles sont les valeurs de ce groupe. Mambos, rumbas, merengues teintés de jazz se succèdent, chaque morceau mettant en avant l’un des membres du groupe en plus des solos de Fonseca, comme par exemple Oscar Please Stop en duo avec le grand Andrés Coayo aux congas, ou le vocaliste on ne peut plus latin Alcibiades Durruthy (registre vocal étendu, magnifique intonation). Musique de joie, elle réclame la participation du public. Les membres du groupe lui font claquer dans ses mains, le fait chanter (Hey Jude dont les auditeurs-participants purent apprécier le passage de sa rythmique rock originelle à sa mutation cubaine), Fonseca invitant même les spectateurs à venir danser lors du dernier morceau, ce qu’ils font.

Bien que différents dans leurs formes et leurs contenus, les concerts de Mehldau et de Fonseca eurent un point commun : l’excellence. Dans les deux cas, les musiciens possèdent leur instrument à la perfection. Si Fonseca a une petite tendance à enchaîner les clichés, il prend davantage de risque lorsqu’il joue seul, non-accompagné, comme Mehldau le fit à la fin de son concert. Les deux sont des pianistes merveilleux, possédant une immense palette de nuances sous leurs doigts, sans parler de leur pulsation intérieure inébranlable. Leurs groupes respectifs dégagent un fort caractère, la section à vent de Fonseca se montrant impressionnante – jouant de remarquables arrangements avec pourtant seulement trois instruments à vent. S’il ne l’a pas montré ce soir-là, Mehldau aime les sons de claviers électriques vintage, comme Fonseca qui joua un Nord Stage (son d’orgue au vibrato exagéré comme on les apprécia dans les années 1960).

Deux visages du piano contemporain non pas opposés, donc, mais complémentaires.

Ludovic Florin

Photographie : Jean-François Laberine (que l’auteur de cet article remercie)