Jazz live
Publié le 23 Fév 2019

Steve Coleman et la Natal Eclipse

Hier, 22 février, Steve Coleman présentait en avant dernier concert du festival Sons d’hiver, le versant “chambriste” de sa musique sur la scène de la Maison des Arts de Créteil où il succédait au Red Desert Orchestra d’Eve Risser.

Natal Eclipse : Steve Coleman (sax alto, direction), Jonathan Finlayson (trompette), Matt Mitchell (piano), Greg Chudzik (contrebasse), Sylvaine Hélary (flûte), Mike McGinnis (clarinette), Henry Wang (violon), Roman Filiu (sax ténor).

Au moment de sortir mon parchemin pour commencer à rédiger ce compte rendu dans le métro quittant Créteil Préfecture, je reçois un tvms (thelepathic virtual message service) de Jean-François Mondot datant de l’entracte, à l’issue du concert d’Eve Risser, et disant : « Annie-Claire [la dessinatrice Annie-Claire Alvoët, qui rend compte à sa façon, pinceau à la main], on aimerait bien parler de ce qu’on vient d’entendre. Tu fais Steve Coleman ? » Donc, on fait comme ça, et rendez-vous sur une autre page de ce site pour le Red Desert Orchestra. Ce qui me permettra peut-être de terminer ce compte rendu avant que mon carrosse n’atteigne ma chaumière aux antipodes de la banlieue parisienne,  espérant qu’il ne se soit pas transformé en citrouille, me laissant pieds nus sur la dalle de La Défense. Encore qu’il y aurait des rapprochements et des comparaisons à faire entre ces deux concerts pourtant si différents. D’autant plus différents que – si l’on fait abstraction du fait qu’avec son unique pupitre féminin réservé à un instrument stéréotypé féminin, le Natal Eclipse Orchestra appartient encore à l’ère du virilis jazzus au regard de la parfaite parité du Red Orchestra –, les percussions omniprésentes jusque dans les effets de nappes rubato chez Risser disparaissent dans la formation chambriste de Steve Coleman.

Au premier regard, on pourrait diviser cette dernière en deux sous-ensembles, un Steve Coleman 4tet trompette-sax-piano-contrebasse et un quatuor invité flûte-violon-clarinette-sax ténor. Si l’absence de batterie et ce genre de section rythmique qui fait la motricité des Five Elements est absente, on ne dira pas qu’elle fait défaut – moins encore qu’on aurait pu le dire d’une précédente version à La Villette où, le batteur toujours présent, semblait bridé et brider l’orchestre. La contrebasse à elle seule sait assumer la dimension polyrythmique de la musique de Coleman par la mobilité de mises en place qui font parfois penser à une sorte de variation permanente sur la fonction de tumbao cubaine, quoiqu’elle s’autorise de brefs moments en walking, avec en outre des rendez-vous homophoniques fréquents avec la piano, voire avec le leader ou même le reste de l’orchestre, le saxophone alto fournissant à l’ensemble une sorte d’armature rythmique par cette légendaire fermeté du phrasé sur lequel tout vient s’articuler.

Tout ? D’abord Jonathan Finlayson qui partagea par le passé le pupitre de deux trompettes avec Ambrose Akinmusire au sein des Five Elements. Si Steve Coleman se réserve la part du lion des parties solistes, en laissant une belle place à Finlayson, avec des vols planés stratosphériques qui ne sont pas sans évoquer Kenny Wheeler, et Matt Mitchell qui a parfois des accents de “Lennie Tristano des temps modernes”. C’est d’ailleurs assez satisfaisant de voir le pianiste du Snakeoil de Tim Berne (avec qui il vient de publier un remarquable duo “Angel Dusk”) faire ainsi le go between entre deux musiciens qui semblent depuis plusieurs décennies indifférents l’un à l’autre, mais dont les influences se combinèrent pour affecter le jazz durablement et de façon décisive tant dans sa grammaire métrique que dans son rapport éthique de l’écrit à l’improvisé.

De ce rapport écrit-improvisé, parlons en justement, car c’est sur ce point un bien étrange dispositif qui préside à cette formation où ce qui semble improvisé est constamment rejoint, de façon qui paraît impromptue à l’auditeur, par des parties de contrepoint, d’homophonie, voire d’unisson avec le soliste, la section “quatuor” se désolidarisant parfois en polyphonie ou chacun picorant à son gré dans une partition commune, se voyant ici et là accordé une bouffée d’improvisation individuelle ou collective, seul le ténor Roman Filiu ayant droit à quelques véritables parties solistes, tandis que la partition du “quatuor” peut elle-même se répandre vers la section “quartette”.

Régulièrement, l’ensemble se disperse en une transition rubato qui permet à chacun de changer sur son pupitre de grandes partitions, dont on ne voit jamais les musiciens tourner les pages entre ces suspension, ce qui nous fait nous demander (comme ce fut le cas lorsque l’on découvrit la musique de Tim Berne), comment autant de musique écrite peut tenir sur une seule page fût-elle double. Puis, Steve Coleman relance la machine d’une petite cellule – de cet art mélodico-harmonique que le commentaire critique tend à négliger obnubilé que l’on est par la dimension rythmique de la musique de l’altiste – cellule dont les variations proliférantes semblent nourrir une nouvelle partition dont on se demande encore si Steve Coleman ne la suit par de A à Z, comme rejouant des improvisations antérieures qu’il aurait triées et fixées sur le papier. Le charme de cette musique réside dans cette ambiguïté permanente que Steve Coleman entretient en dénonçant lui-même parmi les musiciens : «…Steve Coleman, saxophone alto et quelques fausses notes et ratés. »

Et, avant de quitter la scène, il ne manque pas de rappeler que, demain (c’est-à-dire ce soir, samedi 23 février, à l’heure où je place ce compte rendu en ligne), sur cette même scène de la Maison des Arts de Crétel, on entendra des amis à lui : Nasheet Waits et les Children Of The Star, avec notamment Ambrose Akinmusire et le guitariste Miles Okazaki entourés de musiciens maliens en première partie de Fred Wesley & the New JB’s. • Franck Bergerot