TREMPLIN JAZZ D’AVIGNON Retour au Cloître des Carmes pour la 33ème édition.

Avignon, premier août, début de week end de migrations estivales. Quand les murs nettoient leurs peaux d’affiches après la fin du festival de théâtre, l’association du Tremplin Jazz propose au cloître des Carmes le seul concours de jazz européen existant en France. Quoi de mieux que de glisser cette confrontation de jeunes talents au sein d’un festival estival?
Il peut être utile de préciser que c’est le premier concours de ce type créé par quelques passionnés en 1992 dans le quartier difficile de la Barbière puis dans le square Agricol Perdiguier. Il a depuis pris ses marques dans ce lieu unique, dans un périmètre magique, l’Ajmi (scène Smac), les cinémas Utopia et le Palais des Papes. D’abord régional puis national, le Tremplin est devenu international en 2000, profitant de la reconnaissance d’Avignon comme « capitale culturelle européenne ». Avec celui de la Défense, le Tremplin Jazz d’Avignon a ouvert la voie à ces concours-événements qui ont fleuri depuis dans le paysage musical du jazz, un espace d’expression des jeunes musiciens européens qui s’affrontent amicalement au cœur de la cité papale. Après une année blanche due à des fouilles archéologiques d’urgence interdisant l’accès au cloître et des bouleversements au sein de l’association, l’édition 2025 retrouve l’écrin des Carmes et le temps n’est plus caniculaire ! Avignon en ce début août montre une belle figure, celle que j’aime, loin de la cohue du festival de théâtre, vivante, effervescente et sillonnée de touristes admirant cette année les sculptures de perles et pierreries en miroir de Jean Michel Othoniel qui habillent dix sites exceptionnels de la ville.

En dépit des fragilités inhérentes aux associations organisatrices, dépendantes de subventions et de la générosité de mécènes, s’il est une chose qui ne change pas, c’est la qualité de l’accueil de cette belle équipe qui doit cependant chaque année prendre ses marques dans le difficile exercice de gestion de groupe. Times are changin’ : le festival et le tremplin ont vu leur durée évoluer avec les années et ils résistent aux incertitudes des réservations et à la versatilité du public trop sollicité en matière culturelle. Les festivals ne font plus vraiment recette, deux sur trois sont en déficit malgré des affiches souvent séduisantes. La Provence a toujours été une Terre de festivals mais il est nécessaire aujourd’hui d’être vigilant dans le choix des dates de festival, la programmation, la stratégie de communication.
Pourtant l’événement demeure un rendez-vous annuel incontournable pour moi : il donne à entendre un jazz pluriel même si ce n’est jamais assez ouvert pour certains, en présence d’un jury attentif qui évolue aussi sous la houlette de son directeur artistique Gilles Eloi. Au creux du festival s’insère un tremplin européen ( ceci est important) même s’il est réduit à un jour cette année avec trois groupes sur le nombre important de formations qui ont candidaté. Un espace d’expression et d’affrontement amical pour ces jeunes musiciens du même âge. Et puis la chaleur de l’accueil et du climat est à la hauteur de la générosité de la manifestation. Le Tremplin offre 500 euros pour chacun des prix et pas seulement celui du Jury, mais encore le prix du meilleur instrumentiste, de la meilleure composition et enfin celui, non des moindres du public, ainsi appelé à donner son avis et à voter pour désigner son lauréat. Pour le Grand Prix du Jury, le festival offre une première partie de concert de l’Avignon Jazz Festival de l’année suivante et en 2026 le lauréat sera programmé en septembre-octobre dans le festival voisin de Nîmes de Stéphane Kochoyan selon de nouveaux arrangements et partenariats qui se mettent en place.
Vendredi 1er août Cloître des Carmes, 20h30.
Askip quartet Belgique
Gauthier Lottin saxophone ténor, Issam Labene basse électrique, Lenny Steigenwald piano et synthés, Pierre Ferrand batterie
Si le premier groupe belge annoncé était un quartet, se présente sur scène un trio réduit à la classique formation piano-basse-batterie, le saxophoniste ayant déclaré forfait la veille du concours. Un sale coup pour le groupe dont on peut saluer le « fair play » puisqu’il se présente dans des conditions plus que difficiles pour ne pas mettre en péril l’organisation du tremplin dans l’impossibilité de remplacer à la dernière minute un candidat défaillant.

C’est le pianiste Lenny Steigenwald qui va s’efforcer de prendre la place de soliste plus ou moins dévolue au saxophoniste et le démarrage sera d’autant plus délicat que les deux premières compositions ont été écrites par Gauthier Lottin. Il semble que le trio a dû réarranger les morceaux, courts mais groovy alliant funk, soul et musiques électro. Les compositions s’enchaînent dans la dynamique du groupe ainsi recréé, soulignant une certaine dramaturgie. On retient la troisième intitulée « Février » où le trio résiste et fait belle figure. Mais c’est le dernier titre de leur programme qui fait la différence Combattre le dragon.
Ola Tunji quartet, France.
Ornella Roulet saxophone, Loïc Lengagne, piano, Anthony Jouravsky contrebasse, Egon Wolfson batterie

Après un premier groupe quelque peu déstabilisant, on attendait autre chose, de fort, d’accompli et ce quartet nous emporte irrémédiablement dans un flux modal continu et tournoyant. Ça joue vraiment collectif avec un beau son, de l’aplomb dans la mise en place. Un quartet énergique et lumineux qui se jette à fond dans la musique, impressionnant par sa force et sa cohésion : on aurait pu avoir peur de la référence écrasante implicite dès le nom du groupe, craindre un mimétisme par trop appuyé. Leurs influences, ils ne veulent surtout pas les effacer ni mettre à distance les figures trop prégnantes de leur panthéon personnel. L’ombre du soleil noir de la galaxie du jazz veille et les quatre sont inspirés par la musique de ces aînés qu’ils ont tellement écoutés au point de se les approprier. Ils font resurgir les souvenirs d’une époque inoubliable, formidable en jazz et …pas seulement. Cueillis par l’émotion, tellement surpris de réentendre aujourd’hui cette musique, on observe ces très jeunes musiciens (entre 22 et 24 ans, trois d’entre eux vivant à Bruxelles) totalement investis dans la musique évolutive de Coltrane, traversant des phases de turbulence, d’apaisement, avec des fulgurances qui vous électrisent. Le batteur impressionne par son jeu puissant , déchaînant un orage de sensations, entraînant littéralement son équipage à la manière d’Elvin Jones toujours un temps en avant. Le pianiste évidemment connaît son McCoy Tyner sur le bout des doigts de sa main gauche, avec une réelle puissance dans les accords même si backstage ils avoueront tous leur passion pour les changements radicaux de personnel des derniers temps : fusillades pianistiques d’Alice Coltrane, stridulations de Pharoah Sanders, pilonnage ininterrompu de Rashid Ali dans cet enregistrement devenu mythique Olatunji. C’est qu’en avril 1967, trois mois avant sa mort John Coltrane donne l’un de ses tous derniers concerts, en indépendant, à New York au Centre culturel africain créé par son ami, le batteur nigérian Olatunji. Cette séance souligne l’évolution constante, inéluctable de son engagement avec seulement deux titres très longuement déployés « Ogunde », un negro spiritual en dialecte africain, longue supplication et« My Favorite Things » transfiguré dans une performance qui n’a plus rien à voir avec les autres versions créées régulièrement depuis qu’il s’est emparé du thème en 1960 pour Atlantic. La saxophoniste a certes la tâche la plus difficile : comment ne pas défaillir dans l’ascension fiévreuse de cette dernière période où Coltrane a « l’obsession du plein, mais non de la saturation », ce goût de l’inachèvement qui caractérise le jazz? Mais elle joue avec conviction, retrouvant des inflexions de Gato Barbieri, de Pharoah Sanders surtout quand elle se sert de clochettes, d’Albert Ayler et l’esprit des fanfares, même de George Adams. C’est dire qu’elle a écouté, relevé tous les grands de cette époque et tenté une synthèse personnelle. Voilà un set sans faute, préparé jusque dans les mots posés d’une voix calme mais ferme de la saxophoniste pour refuser les dérives, toutes les dérives woke actuelles . Suivra un titre We choose love au doux crescendo spirituel, en écho à la transe de Love Supreme?
Elsa quartet Allemagne.
Elsa Steixner voix, Julian Bazzanella clavier, Jakob Lang contrebasse, Daniel Louis batterie

Changement d’univers et rupture complète avec le dernier groupe autour de la jeune chanteuse (viennoise en fait) qui impose très vite sa manière entre jazz, pop, folk. De l’ assurance sur scène, du charme, de la maîtrise également. Une voix rauque, voilée qui saisit les nuances dans un phrasé qui vous attache-son dernier Cd Jump a connu un certain écho. Elle compose des textes tissés dans son vécu, somme de ses réflexions et injonctions comme dans « Courage ». Sensuelle et magnétique, elle impose tout de suite sa marque par sa seule présence sans envahir de trop l’espace sonore justement, laissant l’interaction jouer avec ses complices. La musique circule, respire entre eux. C’est qu’elle a a su s’entourer de musiciens experts qui la soutiennent, la servent par des nuances dans des arrangements très bien conçus. Un titre emprunté à Nina Simone « Stars » joué en duo avec son pianiste fait ressortir habilement les dynamiques de la composition.

Au petit jeu des ressemblances on pourrait évoquer Gabi Hartman dans ce registre bluesy et folk voire Joni Mitchell?
Le concours est terminé et tandis que le public vote, le jury débat en bonne intelligence confrontant ses arguments dans une discussion animée mais très amicale. Une délibération menée avec diligence et savoir-faire par la présidente Sophie Darly, chanteuse franco-suisse, productrice.
Palmarès de la 33 ème édition du Tremplin Jazz d’Avignon
C’est le Quartet Ola Tunji qui obtient le Grand Prix du Jury, le Prix de la meilleure composition revient à Askip. Le Prix du meilleur instrumentiste est décerné à la saxophoniste Ornella Roulet et enfin le Prix du Public revient logiquement au quartet d’Elsa.
Nous avons écouté des propositions différentes qui s’exaltent avec les conditions du live, rehaussées des lumières et de la qualité de son dans le Cloître. Trois façons de « donner à voir » et entendre du jazz.

Samedi 3 Août Avignon Jazz Festival 20h 30
Trio Brüme Oscar Bineau (Saxophones), Ewen Grall (Drums), Robin Nitram (guitare)Robin
Première soirée de festival qui débute avec un mistral violent qui n’affaiblit pas le plaisir de jouer du groupe lauréat de 2024, le trio Brüme qui, avec un batteur breton, un saxophoniste normand n’a pas peur des frimas.

Ce tout jeune trio formé en 2023, sans aucun album à leur actif quand ils passèrent au Tremplin l’été dernier vient d’enregistrer leur Cd à la Buissonne et on les sent encore immergés dans leur musique qu’ils vont longuement déployer de « Simple comme Kenavo » à « Ta Van » que je reconnais de leur passage l’an dernier. Il est toujours intrigant de retrouver le groupe lauréat un an après et de voir ce que leur musique est devenue. A-t-on fait le bon choix?
On sent toujours chez Brüme la volonté de développer par une approche personnelle, sensible et quelque peu imprévisible une musique cérébrale, exigeante. Le plaisir vient aussi de la complicité manifeste, quasi télépathique du guitariste et du saxophoniste très proches sur scène et du batteur qui accompagne et soutient, fin et lyrique jusque dans l’engagement. Le guitariste leader d’un trio sans contrebasse assure sa part de rythmique non sans chercher quelquefois des effets dispensables. Mais tous osent les pertes d’équilibre, acceptant des scories qui peuvent advenir dans une musique encore fragile. Mais ça passe car ils fusionnent parfaitement dans les timbres et l’energie dégagée d’un vrai son de groupe. Capables d’élaborer une musique singulière, on ne ressent jamais cet effet de “déjà entendu” qui altère certaines interprétations qui se voudraient originales.

“Abrasif et atmosphérique” résume encore le climat du concert.
Oan Kim & The Dirty Jazz
Oan Kim Saxophone tenor, vocals, Benoît Perraudeau Guitar, Eli Frot Piano et clavier, Paul Herry-Pasmanian Basse électrique et voix, Timothée Garson batterie et voix

C’est une véritable découverte, la programmation de Gilles Eloi tranche assurément avec l’ordinaire et un certain mainstream des grandes machines festivalières. Mais on sort également du jazz et des musiques actuelles plus pointues. Après un nécessaire temps d’adaptation à cette musique inclassable, volontiers vintage et donc intemporelle, il est intéressant d’ observer comment fonctionne le chanteur et saxophoniste franco-coréen Oan Kim, artiste éclectique, photographe, documentariste- il a filmé son père qui peint inlassablement le travail de gouttes d’eau !

Il se fait tard de plus en plus tard et… vraiment froid mais le public un peu plus clairsemé après la première partie, s’accroche enthousiaste à la gestuelle nonchalante d’automate du chanteur, aux mélodies de crooner plaintif, à ses sonorités étirées « ambient » que rompent brutalement des chorus de sax hurleur. Une atmosphère très cinématographique de B.O qui pourrait plaire à Tarantino par moment, certains titres s’apparentent au cinéma asiatique comme le mambo « Wong Kar Why ? » Mélancolie mais aussi irruption soudaine d’ éclats d’une violence (toute graphique) sur l’asphalte mouillée comme dans les meilleurs polars coréens.

Humour, auto-dérision et un sound design recherché qu’Oan Kim sculpte avec soin dans des saynètes courtes avec ses musiciens selon une chorégraphie calculée très précisément, cool et même désinvolte ( le bassiste dégingandé est impayable, le batteur hilare, et le guitariste triture son jack, le pianiste seul restant très concentré) . C’est avec le guitariste Bruno Perraudeau qu’Oan Kim avait créé un duo électro rock Chinese Army. Car le musicien connaît la musique, faisant fi des genres, du rock au contemporain pour revenir toujours au jazz semble-t-il.
Ce sera ma dernière soirée avignonnaise pour cette édition 2025 mais la petite histoire du festival et du Tremplin continuera de s’écrire, espérons-le encore longtemps. Avignon reste un lieu d’ouvertures, de passages, toutes frontières abolies. Une aventure musicale que permet une résistante équipe de bénévoles qui fait tourner le tremplin et le festival. Citons parmi les plus fidèles, les trois formidables et infatigables chauffeurs, Dominique, Patrick et Serge qui convoient musiciens, groupes du tremplin et jury à n’importe quelle heure. Ainsi que les photographes Claude Dinhut, Marianne Mayen rejoints l’année dernière par Patrick Martineau, photographe et membre du jury sans oublier Jeff Gaffet, pour la logistique, toujours sur le pont, disponible et de bonne humeur. Souhaitons à cette manifestation si particulière de renforcer une place méritée dans le paysage du jazz hexagonal.
Sophie Chambon